Nous sommes tous des voleurs – Robert Altman

Mississippi, mars 1937. Deux plateformes de chemin de fer acheminent des prisonniers. Le ciel est lourd et gris. Sur le lac, deux hommes, Bowie A. Bowers (Keith Carradine), 23 ans, condamné pour meurtre et Elmo ‘Mitraillette’ Mobley Chicamaw (John Schuck), 35 ans pour braquages de banques, atteignent la rive sur une barque. Ils viennent de se faire la malle. Ils sont à leur lieu de rendez-vous. Au loin, un taxi zig zag sur la route, c’est Jasbro (John Roper) au volant. Ils attendent surtout son passager, leur acolyte T-Dub ‘Trois orteils’ Masefield (Bert Remsen), 44 ans, lui aussi condamné à perpétuité pour braquages de banques. TW apporte des vêtements de ville, des chemises trop petites et des salopettes de géants. Ils repartent sous une pluie battante. Quelques kilomètres plus loin, en pleine cambrousse, ils crèvent. La roue de secours est à plat, les trois fugitifs poursuivent à travers les bois…

Considéré à tort comme l’anti-Bonnie and Clyde, Nous sommes tous des voleurs, le film de Robert Altman s’inscrit dans la continuation de celui d’Arthur Penn. Bonnie and Clyde, abandonné les studios californiens pour les lieux réels de l’action au Texas. Minutieusement, Dean Tavoularis, le décorateur, avait reconstitué l’époque. Altman s’éloigne « simplement » du glamour romantique du couple Warren Beatty Faye Dunaway, pour l’aspect plus quotidien incarné par Keith Carradine et Shelley Duvall. À la fragmentation des plans de violence par Arthur Penn, Robert Altman privilégie les longs plans fixes. Les deux films s’inscrivent dans un même mouvement de rupture avec le cinéma ankylosé américain des années 60. Penn et Altman participent d’un cinéma qui revisite les grands mythes du cinéma américain les confrontant à la réalité.

Après le film de guerre M*A*S*H (1970), le western John McCabe (McCabe & Mrs. Miller, 1970) et le polar Le Privé (The Long Goodbye, 1973), Robert Altman « s’attaque » au film de gangsters avec Nous sommes tous des voleurs. Il reprend à son compte l’aspect documentaire et réaliste des films des années 30/50 comme Les Carrefours de la ville (City Streets, 1931), Scarface (1932), Je suis un évadé (I Am a Fugitive from a Chain Gang, 1932), ou L’Enfer est à lui (White Heat, 1949). Des films remarquables, épiques et violents, critique d’une société gangrénée par la violence et les organisations criminelles, à la naissance du capitalisme. Rouben Mamoulian, Howard Hawks, Raoul Walsh, Gordon Douglas et tant d’autres au sein de la Warner Bros, de la 20th Century Fox et des autres studios ont créé un paysage cinématographique qui donne à voir l’autre versant du rêve américain. Tous ses personnages, asociaux, des cas à la pathologique lourde, schizophrènes, parano au bord de la démence, mettait à mal l’ordre établi. Des vies chaotiques qui se finissaient sous le feu nourri de la police. La censure détestée ses films au point de mettre en place le funeste code Hays.

Robert Altman s’inscrit tant et si bien dans cette filiation qu’il adapte un roman d’Edward Anderson, déjà porté à l’écran par un autre maverick du cinéma, Nicholas Ray sous le titre Les amants de la nuit (They Live by Night, 1948). A l’époque de la sortie du Nous sommes tous des voleurs, Altman déclara qu’il n’avait pas vu la version de Ray. Robert Altman déteste le scénario de Calder Willingham, scénariste des Sentiers de la gloire (Paths of Glory, Stanley Kubrick, 1957) du Le Lauréat (The Graduate, Mike Nichols, 1967) de Little Big Man (Arthur Penn, 1970), et demande à Joan Tewkesbury, déjà à l’œuvre sur John McCabe, de revoir le scénario. Ils vont crées plusieurs niveaux de narration, l’histoire des évadés avec leurs environnements familiaux, les rencontres de hasard, un autre sur l’apparition du capitalisme dans ses campagnes reculées (l’omniprésence de Coca Cola, par le biais d’enseignes, des publicités itinérantes…). Les programmes radiophoniques ponctuent l’histoire par des annonces, informations, pièces radio, ce qui permet à Robert Altman, un commentaire sur l’action et de la situer dans l’époque. Sa mise en scène s’oriente vers le naturalisme jouant d’un réalisme dépouiller des oripeaux spectaculaires des anciens maîtres.

Bowie et Keechie se substituent à Bonnie et Clyde. Bowie malgré son jeune âge a déjà tué un homme, sa vie semble marquée par le sceau du tragique. Durant sa cavale, il rencontre Keechie (Shelley Duvall), une jeune fille de la campagne. Elle traîne sous ses semelles le spleen d’une vie morne et sans avenir. L’ennui enserre son corps dans le brouillard grisâtre des bourgs paumés de l’Amérique profonde de l’après-crise de 29. Leur histoire d’amour se consumera en une quinzaine de jours. Deux grands enfants perdus dans un monde dont ils ne peuvent sortir. Bowie et Keechie, tombent naturellement amoureux. La fougue tragique d’une jeunesse sans futur. Robert Altman avec une grande finesse réussit à saisir la fébrilité du désir et de l’amour. Au cours d’une séquence mémorable, Robert Altman poncture leur étreinte par la retransmission Roméo et Juliette à la radio. Les mots de Shakespeare accompagnent les gestes maladroits du couple.

Robert Altman confie la photographie au français Jean Boffety, qui succède ainsi Vilmos Zsigmond à l’œuvre sur ses trois précédents films : John McCabe (1971), Images (1972) et Le Privé (The Long Goodbye, 1972). Chef-opérateur attitré de Robert Enrico et surtout de Claude Sautet, Jean Boffety livre une photographie admirable, utilisant la lumière naturelle, hyperréaliste, proche de l’esthétique des photographies des années 30.

Nous sommes tous des voleurs est le 3e des sept films que Robert Altman tourne avec Shelley Duvall. Elle « reprend » le rôle tenu dans le film de Nicholas Ray par Cathy O’Donnell. Shelley Duvall est d’un naturel déconcertant, chacun de ses mouvements est comme touché par la grâce. Il suffit qu’elle se penche à une balustrade et le monde chavire avec elle. Son visage, son corps, ses grands yeux, ses bras comme des branches semblent sans fin, font de Shelley Duvall, une actrice à part et absolument formidable. Il est tout aussi magnifique dans un autre Altman, 3 femmes (3 Women, 1977), récompensé par un prix d’interprétation au Festival de Cannes. Shelley Duvall est extraordinaire dans The Shining (1980) de Stanley Kubrick, rôle d’une difficulté inouï, où elle atteint un seuil de panique quasi-permanent rarement égalé à l’écran. Après un tel sommet, Shelley Duvall accepte d’incarner Olive la compagne de Popeye (Robin Williams) dans une version « live » réalisé par Robert Altman, produit par Robert Evans pour Walt Disney et Paramount. Popeye (1980) est une réussite. Un rôle prédestiné à l’actrice.

Keith Carradine se retrouve dans la peau de Bowie incarné autrefois dans le film de Ray par Farley Granger. Keith est le fils de l’acteur John Carradine et de l’actrice Sonia Sorel, ses frères Christopher et Robert Carradine ainsi que son demi-frère David feront tous carrières sur les planches et à l’écran. Keith débute vraiment sur scène avec la comédie musicale Hair. Robert Altman le cast en cow-boy pour John McCabe. Avant de lui offrir son premier grand rôle dans Nous sommes tous des voleurs. Il accède à une véritable notoriété avec sa création d’un chanteur folk dans Nashville (1975) toujours d’Altman où il retrouve Shelley Duvall. Sa chanson I’m Easy, composée pour le film, est un succès qui lui permet de décrocher le Golden Globe et l’Oscar de la meilleure chanson, rien de moins !

Keith Carradine a choisi avec parcimonie ses rôles et la chance aidant, il est dirigé par Robert Aldrich dans l’époustouflant Empereur du Nord (Emperor of the North, 1973) avec Lee Marvin et Ernest Borgnine, s’engage dans un duel sans fin avec Harvey Keitel dans Les Duellistes (The Duelliste, 1977) de Ridley Scott. Photographe des bordels de la Nouvelle-Orléans dans La petite (Pretty Baby, 1978) de Louis Malle. Avec ses frères David et Robert, ils incarnent les célèbres frères Younger dans Le gang des frères James (The Long Riders, 1980) de Walter Hill. Cinéaste à qui il sera fidèle avec Sans Retour (Southern Comfort, 1981) un chef-d’œuvre du thriller d’action dans les bayous et pour Will Bill (1995) où il incarne Buffalo Bill Cody. Fidèle aussi à Alan Rudolph, un « protégé » de Robert Altman, pour cinq très bons films : Bienvenue à Los Angeles (Welcome to L.A., 1976), Choose Me (1984), Wanda’s Café (1985), The Modernes (1988) et Mrs Parker et le cercle vicieux (Mrs. Parker and the Vicious Circle, 1994). Amoureux de Nastassja Kinski dans le magnifique Maria’s Lovers (1984) d’Andreï Kontchalovski, clochard alcoolique ex-chanteur dans l’adaptation de Sans espoir de retour (Street of No Return, 1989) de David Goodis par Samuel Fuller. Dernièrement, il était un gouverneur dans le western de Jane Campion, The Power of Dog (2021). Keith Carradine, comme ses frères, est un acteur à la carrière attachante.

Robert Altman terminé Nous sommes tous des assassins sur une série de ralentis, écho lointain à la mort de Bonnie et Clyde. Cette fois-ci la femme, Keechie, survie et assiste impuissante au carnage. Il ne reste plus que des souvenirs à l’amoureuse romantique de Bowie. Figure anonyme parmi la masse, elle rejoint le grand cortège du capitalisme radieux, « C’est maintenant à vous de porter le fardeau en silence ».

Fernand Garcia

Nous sommes tous des voleurs, disponible en édition collector DVD et pour la première fois en Blu-ray, édité par L’Atelier d’Images. Le report HD transcrit à merveille toute la fébrilité de la superbe photographie de Jean Boffety. En complément : Robert Altman ou l’art de la déconstruction par Olivier Père, excellente présentation de Robert Altman et de son œuvre. Il revient sur l’originalité d’un cinéaste en marge du système hollywoodien et  longuement sur les différents aspects, scénaristique, esthétique et politique de Nous sommes tous des voleurs (45 minutes). La bande-annonce originale d’époque (2 mn env.).

Nous sommes tous des voleurs (Thieves Like Us) un film de Robert Altman avec Keith Carradine, Shelley Duvall, John Schuck, Bert Remsen, Louise Fletcher, Ann Latham, Tom Skerritt… Scénario : Calder Willingham, Joan Tewkesbury et Robert Altman d’après le roman d’Edward Anderson. Directeur de la photographie : Jean Boffety. Montage : Lou Lombardo. Producteur exécutif : George Litto. Producteur : Jerry Bick. Production : Jerry Bick – George Litto – United Artists. Etats-Unis. 1974. 2h02. Couleur DeLuxe. Format image : 1,85 :1. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et Version française. Sélection officielle, Festival de Cannes, 1974. Interdit aux moins de 12 ans.