Les yeux de Satan – Sidney Lumet

Une nuit. Un cierge se consume au-dessus de l’autel, dans les couloirs un homme nettoie le sol. Le gymnase est vide, les classes prêtent à accueillir les étudiants. Dans le dortoir, tout semble calme. Nous sommes à Saint-Charles, pensionnat catholique. Un petit groupe se lève et se saisit d’un collègue encore endormi. Ils le maintiennent solidement, tandis qu’on lui entaille un doigt. Avec son sang, ils lui dessinent une croix sur le front. La victime n’ose rien, même pas un cri. Au matin, Paul Reis (Beau Bridges) arrive à l’institution. Il est le nouveau professeur d’éducation physique…

Il faut oublier le titre français qui nous induit instantanément en erreur précipitant le film dans les affres de l’occulte. Il en est autrement du film. Il s’en dégage une étrange inquiétude, un climat angoissant et oppressant, sans avoir à recourir à des séances de spiritisme ou de magie noire.  Les yeux de Satan est tiré d’une pièce de Richard Marosco, gros succès public et critique de Broadway. Richard Marosco, n’est pas un inconnu à qui s’intéresse au cinéma fantastique puisqu’il est l’auteur du roman à la base du formidable Trauma (Burnt Offerings, 1976). Le producteur de la pièce, David Merrick, confie la réalisation du film à Sidney Lumet.

Sidney Lumet termine Le gang Anderson quand il s’embarque dans Les yeux de Satan. Il pense à James Mason et Marlon Brando pour incarner les deux professeurs aux méthodes radicalement opposées. Mason accepte d’être ce professeur de latin, sec, maniaque, et détesté par ses élèves. Brando, quant à lui, doit incarner le prof sympa, chaleureux, celui à l’écoute des élèves. Excellent choix, mais Brando se désistera. Il existe plusieurs versions relatives au retrait de Brando. La première est son refus de jouer avec James Mason, parce que celui-ci avait « le meilleur rôle ». La deuxième est que Brando, en décortiquant le scénario, dénote des manques et un problème de construction dramatique. La troisième, le producteur, David Merrick, licencie Brando pour s’en servir comme argument publicitaire. La deuxième version semble la plus réaliste. Brando est remplacé par Robert Preston, excellent acteur, dont le sommet au cinéma viendra quelques années plus tard avec Victor Victoria (1982) de Blake Edwards. Aussi bon soit-il, il lui manque par rapport à Brando, une ambiguïté plus affirmée et qui, dans le cas présent, aurait apporté une dimension angoissante vertigineuse à son personnage.

Sidney Lumet débute le tournage et très rapidement se rend compte que quelque chose ne fonctionne pas. Il n’arrive pas à trouver l’équilibre entre ambiance fantastique et le contexte réaliste, ce que réussit admirablement Roman Polanski dans Rosemary’s Baby (1968). Peut-être que cette patine fantastique à la base est un leurre, et que le cœur du scénario (de la pièce) des Yeux de Satan n’est rien d’autre que la description réaliste des mœurs et conventions à l’œuvre dans une institution religieuse. Richard Marosco avait écrit la pièce à partir de sa propre expérience de professeur de grec et de latin dans une institution religieuse de Manhattan.

Finalement, Brando avait raison : quelque chose cloche dans la conception même du film. Sidney Lumet se rend compte durant le tournage. Il n’arrive pas à retranscrire la dimension fantastique du film, peut-être parce que celle-ci n’existe tout simplement pas. Il faut voir le film comme un drame psychologique avec une tension de tous les instants.

Ne voulant pas perdre de vue son aspect fantastique, Lumet l’accentue grâce à l’excellente musique de Michael Small et par une profusion de plan de décors vides enchaînés en fondu. Le procédé est assez artificiel, mais efficace. Sans trop en révéler, Lumet décrie plus le fonctionnement d’une confrérie au sein de l’établissement, avec ses règles et rites de passage, qu’une secte satanique. Il est dans son domaine de prédilection. Ainsi plusieurs films de Sidney Lumet traitent de la manipulation et la domination au sein d’un groupe, auquel se confronte un personnage, seul, en marge de la société.

James Mason est, comme toujours, remarquable, de plus, il a de quoi faire avec son personnage. Professeur maniaque, de haut vol, petit à petit dépasser par une situation incompréhensible, il est dans son élément. Il est plus vrai que nature. De personnage antipathique, prétentieux et arrogant, il gagne, au fil de l’histoire, en humanité. Encore une fois, James Mason est vraiment un acteur d’exception. Troisième film avec Sidney Lumet après M.15 demande protection (The Deadly Affair, 1967) et La Mouette (The Sea Gull, 1968), ils se retrouveront une dernière fois sur Le Verdict (The Verdict, 1982) avec Paul Newman et Charlotte Rampling.

Robert Preston, tient la route, en opposition au professeur de latin. Le bon devient le mauvais. Il transmet une impression de pourriture qui cadre bien avec son personnage de « gourou ». Preston est un second rôle puissant, un partenaire de choix. Très apprécié par Cecil B. DeMille, il le dirige dans Pacific Express (Union Pacific, 1939), Les Tuniques écarlates (North West Mounted Police, 1940), Les Naufrageurs des mers du Sud (Read the Wild Wind, 1942). Pourtant, Preston ne le supporte pas contrairement à Gary Cooper pour qui il avait une grande admiration. Il tourne avec lui dans Beau Geste (1939) de William A. Wellman, un énorme succès. Preston passe sans problème d’un genre à l’autre, du film d’aventures, à la comédie, au film noir, au western.

Au début des années 50, Robert Preston se consacre à la télévision avec une seule incursion au cinéma pour La Charge des tuniques bleues (The Last Frontier, 1955) d’Anthony Mann. Au début des années 60, il se met en retrait des écrans afin de se consacrer entièrement au théâtre. Il revient au cinéma dans le méconnu Junior Bonner, le dernier bagarreur (1972) de Sam Peckinpah aux côtés de Steve McQueen et Les yeux de Satan. Il tourne à deux reprises sous la direction de Blake Edwards dans le satirique S.O.B. (1981) et l’époustouflant Victor Victoria (1982), hélas, il ne décroche pas l’Oscar du meilleur second rôle pour son incroyable prestation coiffée au poteau par Louis Gossett Jr. Pour Officier et Gentlemen (1982). Preston était opposé dans la même catégorie à James Mason pour Le Verdict réalisé par Sidney Lumet.

Beau Bridges, le jeune professeur dans ce cloaque, est peut-être moins fort au niveau du jeu que Mason ou Preston, moins dans la nuance, plus à l’américaine. Sidney Lumet, fera à nouveau appel à Bridges pour un passage du monde universitaire au monde rural avec Lovin’ Molly (1974). Fils de l’acteur Lloyd Bridges et de la poétesse Dorothy Bridges et frère aîné de Jeff Bridges, Beau Bridges fera surtout carrière à la télévision. Il y récoltera nombre de récompenses prestigieuses, seul acteur, à ce jour, à avoir remporté trois Primetime Emmy Awards, un comme meilleur acteur et deux du meilleur second rôle sur un total de 14 nominations ! Au cinéma, sa performance la plus marquante est dans Susie et les Baker Boys (The Fabulous Baker Boys, 1989) de Steve Kloves où il incarne le frère de… Jeff Bridges.

Les yeux de Satan se situe dans la carrière de Sidney Lumet entre deux films avec Sean Connery, Le gang Anderson et The Offence (1973), chef-d’œuvre d’une noirceur absolue, tourné en Angleterre. Il est l’un des grands cinéastes américains de l’après-guerre, il débute avec un chef-d’œuvre 12 hommes en colère (12 Angry Men, 1957) et termine sa carrière avec un autre chef-d’œuvre 7h58 ce samedi-là (Before the Devil Knows You’re Dead, 2007), entre les deux, une impressionnante filmographie navigante entre chefs-d’œuvre, classiques, grands films et échecs honorables. Il faut voir les films de Sidney Lumet pour son art de la mise en scène et sa direction d’acteur, des perles sont encore à redécouvrir.

Les yeux de Satan œuvre étrange sur la transmission du mal par l’autorité s’inscrit parfaitement dans la lignée des autres films de Sidney Lumet.

Fernand Garcia

Les yeux de Satan est disponible chez Rimini Editions en combo (DVD +Blu-ray) dans un excellent report HD, en supplément : Les Yeux de Satan – Un monde démoniaque ? par Michel Cieutat, critique à Positif. « …le titre français est une hérésie parce que c’est une interprétation… »  de la genèse à l’analyse du film, passionnant (32 minutes).

Les yeux de Satan (Child’s Play) un film de Sidney Lumet avec James Mason, Beau Bridges, Robert Preston, Ron Weyand, Charles White, David Rounds, Kate Harrington… Scénario : Leon Prochnik d’après Robert Marasco. Directeur de la photographie : Gerald Hirschfeld. Décors : Philip Rosenberg. Costumes : Ruth Morley. Montage : Joanne Burke et Edward Warschilka. Musique : Michael Small. Producteur associé : Hank Moonjean. Producteur : David Merrick. Production : Paramount Pictures. Etats-Unis. 1972. 100 minutes. Couleur. Format image : 1,85 :1. Version Originale avec ou sans sous-titres français et Version Française. DTS-HD Master audio 2.0. Tous Publics.