In Viaggio – Gianfranco Rosi

In Viaggio s’ouvre sur un très gros plan du pape François les yeux baissés. Puis un son poignant où l’on entend la corne de brume d’un grand navire appelant à l’aide.

L’appel de détresse aux garde-côtes italiens d’un bateau transportant 250 migrants tentant de traverser la Méditerranée lorsqu’une tempête frappe est déchirant. La ligne devient dramatiquement silencieuse et toutes les vies à bord sont perdues. Le pape, (le premier d’Amérique latine et le premier né hors d’Europe depuis plus de 1000 ans) semble ressentir cela profondément et, au bord des larmes à Lampedusa, il déclare que cet événement est une « épine dans mon cœur« … »Les bateaux, au lieu de symboles d’espoir, deviennent des symboles de mort« … « C’est une société qui a oublié comment pleurer ».

Gianfranco Rosi, dont Sacro Gra qui a déjà remporté le Lion d’or à Venise en 2013, est de retour avec un documentaire en 2022 sur les voyages du pape. Après avoir abordé les effets de la guerre au Moyen-Orient dans Notturno, (Nuit) la tragédie des migrants nord-africains qui débarquent sur l’île de Lampedusa dans Fuocoammare : par–delà Lampedusa  (Ours d’or de Berlin 2016), les communautés de sans-abris des États-Unis dans Below Sea Level,  les cartels de la drogue mexicains El sicario – Room 164, le réalisateur italien poursuit son travail avec In viaggio, 80 minutes, projeté hors compétition à la 79e Mostra de Venise, pour évoquer les thèmes du conflit et des droits de l’homme, mais cette fois à travers les différents voyages du pape François.

Avec son monteur d’images Fabrizio Federico, qui a également participé à son dernier film, Notturno, Rosi rassemble les différentes réflexions du pape lors de ses voyages par sujet : la pauvreté, la nature, les migrations, la condamnation de toutes les guerres, la solidarité. Ces sujets auxquels ce pape semble s’intéresser n’est pas un hasard puisqu’il a choisi le nom de François en l’honneur de saint François d’Assise : un moine du XIIIe siècle connu pour sa charité. Le pape est également connu pour mener une vie simple, évitant un manoir pour vivre dans un appartement spartiate. C’est aussi un scientifique : il a suivi une formation de chimiste. Il a critiqué d’autres prêtres latino-américains qui s’opposaient au baptême des enfants nés hors mariage, bien que sa pensée sur l’homosexualité soit difficile à saisir : « Si une personne est gay et cherche le Seigneur qui suis-je pour juger ? » Contrairement aux autres papes il a dit que les femmes menacées par le virus Zika pourraient avoir recours à la contraception artificielle, mais non à l’avortement.

Neuf ans, 53 pays différents que le pape François a visitéparfois escorter d’avions de chasse. En regardant le film on ne peut que se demander combien coûtent ces visites ? En valent-elles la peine ? Au Brésil, selon le quotidien Globo, 45 millions d’euros, c’est le montant que la visite du pape a coûté à l’état brésilien, essentiellement pour la sécurité assurée par un effectif de 10 700 militaires. Le pape était-il conscient que plus de 20% de la population brésilienne, soit 50 millions d’habitants, vivent avec moins de 2 dollars par jour et plus d’un tiers vit sous le seuil de pauvreté ? Sûrement !

Outre les coûts et la pollution que ces déplacements génèrent, le pape a été critiqué pour plusieurs choses : Jeune, il n’a pas dénoncé la dictature militaire argentine dans les années 1970 et 1980. Il est contre l’avortement en le qualifiant de crime alors que la planète est surpeuplée pour certains (8 milliards d’habitants) : les humains consomment bien plus de ressources biologiques que la Terre ne peut en régénérer, ce qui conduit toujours à un réchauffement des émissions de CO2. Ce constat est corroboré par le dernier rapport du GIEC qui note que la surpopulation mais plus encore la croissance économique conduit à de nouvelles augmentations des émissions de CO2.

Il est difficile de juger ce pape car ses opinions parfois progressistes et ambigües sont mal vues par les conservateurs du Vatican : un groupe de prêtres et universitaires catholiques a exhorté les évêques à dénoncer le pape François sur une série de questions allant de la communion pour les divorcés à l’homosexualité et à la diversité religieuse. Ces prêtres refusent d’admettre que leur hostilité envers les homosexuels est minée par le fait qu’une partie de la prêtrise occidentale est homosexuelle ou pédophile ? Selon le psychologue Guy Winch, la plupart des gens qui refusent constamment de voir le font parce qu’ils ont un ego incroyablement fragile.

Mais ces prêtres sont-ils les seuls ? Le ministre norvégien de l’égalité a noté que « le Vatican, les forces religieuses conservatrices aux États-Unis, en Europe, les pays catholiques et musulmans unissent leurs forces pour empêcher les femmes d’obtenir des droits sexuels« . Le Saint-Siège avec son statut d’observateur permanent lui permet de faire du lobbying à l’ONU où il a déjà bloqué certaines tentatives visant à laisser les femmes du monde planifier leur famille. Rien de tout cela n’est dit dans ce film même si ce n’était pas le but. Cependant, on s’attend à un moment donné à une petite critique notamment sur les frais de ses déplacements.

Rosi s’est-il inspiré du film de fiction Les deux papes de Fernando Meirelles et du scénariste Anthony McCarten sorti en 2019 (spécialisé dans les bios pics allant de « The Theory of Everything » à « Darkest Hour » en passant par « Bohemian Rhapsody »).

Fernando Meirelles dépeint la nature relativement progressiste du pape François. Magnifiquement filmé sur place en Argentine et au Vatican. Bien que son film soit très catholique, il interroge au cinéma les questions les plus profondes sur la foi. Sir Anthony Hopkins et Jonathan Pryce, jouant respectivement le pape Benoît XVI et le cardinal Jorge Bergoglio (plus tard le pape François), livrent des lignes brillantes et finement travaillées avec des performances stellaires. Gianfranco Rosi s’est peut-être aussi inspiré du livre « On the Road to a Journey« , de l’essayiste humaniste et philosophe William Hazlitt qui pensait que « Nous ne sommes pas les mêmes quand nous sommes hors de notre propre pays ». Laisse-t-il entendre dans son film que loin des restrictions et des positions conservatrices du Vatican, le pape François est plus révélateur de son vrai côté progressiste ?

En 2014, le pape était en Israël où 8 000 policiers étaient déployés dans et autour de Jérusalem pour des raisons de sécurité « comme d’habitude » pour ce pays lourdement armé, mais aussi à cause du graffiti « Mort aux Arabes, aux Chrétiens et à tous ceux qui haïssent Israël » qui a été inscrit par des extrémistes juifs sur un bâtiment appartenant au Vatican. Le pape se rend alors en Palestine occupée devant le mur érigé par le gouvernement israélien sur les terres palestiniennes. Il regarde les camps de réfugiés derrière le mur et semble tout aussi déterminé pour un avenir meilleur pendant qu’un militant palestinien déclare : « Nous exigerons la paix. Nous trouverons la liberté ».

Mais en réalité, qu’est-ce que le pape a réalisé lors de cette visite très coûteuse ? Nous sommes en 2022 et selon la conclusion d’une étude publiée par le quotidien israélien de gauche Haaretz, une grande partie de la population juive d’Israël soutiendrait l’instauration d’une discrimination contre ses concitoyens arabes palestiniens. Les résultats sont encore plus édifiants dans les Territoires palestiniens occupées, qu’Israël colonise peu à peu, en dépit du droit international. En cas d’annexion totale du territoire, 74% de Juifs israéliens soutiendraient l’établissement d’un régime d’apartheid en Cisjordanie.

Aux Philippines en 2015, le pape observe les conséquences désastreuses du typhon Yolanda. Il se rapproche de ceux qui souffrent de pauvreté ou parce que leurs droits sont niés. Au Chili, interrogé sur les abus sexuels sur mineurs par Mgr Juan Barros, qui ont déclenché des manifestations d’opprobre réduites au silence par les carabiniers, le pape parle de calomnie sans preuve, puis fait marche arrière et demande pardon.

En 2016, il évoque le trafic d’êtres humains au Mexique, prononce le mot génocide en Arménie, provoquant la colère du président turc Recep Tayyip Erdogan impénétrable, avec qui il croise, péniblement obligé, une ligne de soldats turcs au garde-à-vous et endurants, contraint de transiger.

Il s’est ensuite rendu aux Émirats Arabes Unis, un pays où les droits de l’homme, notamment ceux des immigrés, sont à peine respectés, à Madagascar, un pays rongé par la misère. En 2019, le pape s’est rendu à Nagasaki et à Hiroshima au Japon pour envoyer un message en faveur de l’abolition des armes nucléaires. Lui-même jésuite, il rendit hommage aux 26 martyrs jésuites chrétiens crucifiés en 1597 par les Japonais pour avoir tenté de les christianiser. Les chrétiens représentent à peine 1% de la population japonaise.

D’ailleurs, Martin Scorsese raconte l’arrivée de ces missionnaires jésuites portugais au Japon au cours du XVIIe siècle dans son film Silence. Bien que le film soit basé sur un roman fictif de l’auteur japonais Shusaku Endo, de nombreux événements et personnages représentés dans Silence sont réels et correspondent aux jésuites torturés en 1597 au Japon. Le film Silence pose quelques-unes des questions les plus difficiles sur la vie humaine, sur la mort et sur la foi. Que signifie être fidèle ? Que signifie avoir une croyance ? Que signifie vivre et mourir pour cette croyance ? Et que se passe-t-il lorsque vous ne réussissez pas toujours ? Jésus a-t-il réussi en mourant sur la croix ? Comment les êtres humains sont pris entre l’illusion et la réalité qui ne peuvent être directement expérimentées ou pleinement comprises. Le pape s’est-il posé ce genre de questions ? En tous cas pas dans ce documentaire.

Parmi les voyages les plus difficiles, la République Centrafricaine, là encore des mesures de sécurité draconiennes (hélicoptères d’attaque patrouillant dans le ciel, transports de troupes blindés de la force française et des Casques bleus de l’ONU), ont été prises pour assurer sa sécurité car ce pays est en proie depuis des années à des violences religieuses entre chrétiens (80%) et musulmans (15%). Il est accueilli dans la grande mosquée de la capitale Bangui, où il montre son désintérêt pour l’idée de conversion comme priorité absolue du catholicisme. En plus du coût des 10 000 policiers, il y avait la sécurité sous la forme de mesures antiterroristes pour protéger l’itinéraire emprunté par la papamobile. Le pape s’est-il posé, ainsi qu’aux dirigeants de ces pays, la question : qui protège les pauvres de la police connue pour pratiquer en toute impunité, des détentions illégales et arbitraires, des tortures, et des exécutions extrajudiciaires ? En tout cas on ne le voit pas dans le film. À Nairobi, au Kenya, il dénonce l’absence de reconnaissance des immigrés comme réfugiés.

Lors de son passage aux USA, où il est accueilli par des hommes politiques dont certains peu scrupuleux, proches des « intellectuels » catholiques qui ont poussé inlassablement à des guerres américaines au Proche-Orient comme Michael Novak, ou Steve Bannon qui livre un discours apocalyptique, incohérent et historiquement loufoque au Vatican mais qui contrairement à ses discours, a divorcé de ses trois femmes. Pire, l’ultraconservateur Newt Gingrich, qui a dirigé la prise de contrôle républicaine du Congrès dans les années 1990, s’est prononcé en faveur de la suppression de l’Agence américaine de protection de l’environnement et a abandonné sa femme lors de son combat contre son cancer pour une autre femme. En 2017, le chroniqueur Michael Tomasky estime qu’au cours des trente dernières années, aucun homme politique n’a eu une influence plus néfaste sur les USA que Newt Gringrich. Ces hommes obéissent tous à l’anti-gauchisme, à la fierté ethnique blanche et à la haine du féminisme du cardinal américain Burke, l’un des réactionnaires les plus notables du Vatican.

Le pape commence son discours en louant des icônes américaines comme Abraham Lincoln, Martin Luther King Jr et la catholique américaine politiquement radicale Dorothy Day. Leurs sourires disparaissent rapidement une fois que le pape décrit le complexe militaro-industriel américain et autre comme « de l’argent trempé dans le sang ! ». Il finit par condamner la participation des USA à des guerres et le refus constant d’aborder la question du contrôle des armes à feu. Après son départ les Américains sont plus divisés que jamais !

Le film nous ramène ensuite aux horreurs de Mossoul en Irak en 2021 où le Pape prend la parole : « Quelles guerres justes ? Toute guerre naît d’une injustice ». Pourtant, l’injustice et la guerre continuent à ce jour en Irak. En 2022, il se rend ensuite au Mexique, où il demande pardon pour la politique d’éradication et d’assimilation des peuples autochtones menée par l’Église. Il présente des excuses pour le rôle de la religion dans la perpétuation des schémas violents du colonialisme.

Cependant, le chef autochtone de l’Okanagan Greg Gabriel déclare : « Je crois vraiment que la visite du pape, était vraiment un exercice inutile, et ce qui me rend furieux, c’est le fait que le gouvernement fédéral a essentiellement payé 35 millions de dollars pour les excuses du pape… « Et que le gouvernement jette juste 35 millions de dollars pour cet événement, ça m’exaspère. Nous avons des problèmes de logement, des problèmes d’infrastructures hydrauliques… La liste est longue. » Gabriel a également renouvelé son appel pour exiger une enquête criminelle sur ce qui s’est passé dans les pensionnats. Rien de tout cela n’est mentionné dans le film.

Est-ce que les voyages du pape aux quatre coins du monde reflétaient les idées du réalisateur dans ses films Fuoco ammare (Fire At Sea, 2016) et Notturno (Nuit 2020) ? Certes, sauf que ses films ne coûtent pas autant que les voyages du pape. Le documentariste inclut ses propres images tournées pour le film alors qu’il accompagnait le pape à Malte et au Mexique en 2022, avec celles des archives d’images fournies par le Vatican, et de brefs fragments de certains de ses propres films précédents.

In Viaggio bénéficie d’une structure impressionniste et d’une absence de commentaire explicatif inutile, à l’exception de la voix du pape François qui reste la principale tout au long du film. Ses messages se conjuguent à une belle musique chorale pour peindre ou peut-être masquer une image du monde moderne devenue insupportable à vivre. Les choix des beaux morceaux musicaux sont bien travaillés, grâce aux conseils d’Ambrogio Sparagna, qui a puisé dans les traditions des différents pays visités.

Vers la fin du film on voit un pape pris dans un moment de fatigue physique à peine capable de se lever de sa chaise.

Pourtant, les voyages semblent le dynamiser. De pays en pays, malgré le traitement cinq étoiles qu’il reçoit, il semble toujours plus heureux lorsqu’il rencontre les pauvres et les dépossédés comme la file des prisonniers au Mexique ou lorsqu’il caresse le visage d’une jeune femme atteinte d’un cancer, ou quand il serre la main impatiente d’un des nombreux fidèles émus aux larmes par sa présence. La question pourquoi la foule a cet attachement à quelqu’un qu’ils pensent important ? Selon l’anthropologue Jamie Tehrani, « Notre obsession d’admirer et de nous accrocher aux gens importants est le résultat de nos cerveaux inadaptés et notre complexe d’inférioritéNos cerveaux sont programmés pour associer le prestige à un comportement adaptatif… Mais le don doit être mérité avant d’être accordé ».

Nous terminerons cet article par une image poignante et belle pendant le carême de mars 2020 où le pape François seul, dans la place Saint-Pierre vide et obsédante, prie pour la fin de la pandémie de coronavirus.

Au Vatican où la bureaucratie est devenue plus puissante, stagnante, corrompue et où un quart du collège des cardinaux ont publié une lettre ouverte accusant le pape François d’enseignement hérétique et ne cache pas sa haineenvers la position du pape qui a rompu avec des siècles, voire des millénaires, de théorie catholique et au milieu du dérèglement climatique, d’un capitalisme affaibli accusé à raison d’avoir causé encore plus de pauvreté, de plus en plus de migrants fuyant la misère ou la guerre, la pandémie de Covid 19, le conflit interminable en Ukraine, en Palestine et ailleurs, des génocides commis, le pape François essaie au moins de s’excuser et d’être là. Un film à voir malgré ses imperfections.

Norma Marcos

In Viaggio, un film de Gianfranco Rosi (+ scénario et image). Montage : Fabrizio Federico. Producteurs : Paolo Del Brocco, Donatella Palermo et Gianfranco Rosi. Consultant histoire : Teddy Jefferson. Consultant musique : Ambrogio Sparagna. Production : 21 UnoFilm – Stemal Entertainment – RAI Cinéma. Distribution (France) : Météore Film (Sortie le 14 décembre 2022). Italie. 2022. 80 minutes. Couleur. Format image : 1.82 :1. Son : 5.1. Sélection officielle, hors-compétition, Mostra de Venise 2022. Tous Publics.