Manuel Chiche, Lumière sur un homme de confiance

A l’occasion de deux évènements cinématographiques majeurs pour le cinéma coréen, nous avons eu la chance de rencontrer et d’interviewer Manuel Chiche, l’homme de confiance en France de deux des plus grands, des plus talentueux et des plus prestigieux cinéastes coréens actuels.

En effet, en attendant les prochaines reprises en salles en version restaurée de La Ballade de Narayama (Narayama Bushikou, 1983) de Shohei Imamura le 11 juillet prochain et de A Scene At The Sea (Ano natsu, ichiban shizukana umi, 1991) de Takeshi Kitano le 08 août, par le biais de sa société de distribution cinématographique et d’édition vidéo La Rabbia, Manuel Chiche nous propose de découvrir, depuis le 27 juin dernier, JSA – Joint Security Area (Gongdong gyeongbi guyeok JSA, 2000), la première œuvre majeure de l’immense Park Chan-wook (Sympathy for Mr. Vengeance, 2002, Old Boy, 2003, Lady Vengeance, 2005, Je suis un Cyborg, 2006, Thrist, ceci est mon sang, 2009, Stoker, 2012, Mademoiselle, 2016…) encore inédite en salles en France, ainsi que, le 11 juillet, à l’occasion du 15ème anniversaire de la sortie du film Memories Of Murder (Salinui chueok, 2003), une sublime et très complète édition vidéo inédite (DVD/Blu-Ray avec 3 choix possibles : Coffret Double DVD, Médiabook ou Coffret Collector) restaurée en 4K du premier chef-d’œuvre du génial Bong Joon-ho (The Host, 2006, Mother, 2009, Snowpiercer, 2013, Okja, 2017…).

Ancien directeur éditorial chez TF1 Vidéo, puis en charge des productions indépendantes américaines chez Studio Canal, en 2002, Manuel Chiche crée avec Jean Labadie (fondateur des sociétés BAC Films et Le Pacte), Wild Side Films et Wild Side Vidéo dont les activités se concentrent principalement sur la restauration et la réédition de films du patrimoine mondial et plus particulièrement asiatique, américain et italien (la collection « Les Introuvables » c’est lui !). Cinéphile insatiable et passionné, il crée The Jokers Films en 2014, une société avec laquelle, de l’écriture à la distribution en salle en passant par la production, il suit toutes les étapes de la création et de la fabrication d’une œuvre et accompagne ainsi au mieux et au plus près les réalisateurs de demain (Ben Wheatley, Nicolas Winding Refn, Jeremy Saulnier, Fabrice Du Welz, Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Martin Koolhoven…) qu’il aime et qu’il soutient.

Toujours dans l’idée de faire découvrir ou redécouvrir les grands films de l’histoire du cinéma et de partager ses goûts et ses coups de cœur aux curieux comme au plus grand nombre, mais aussi « pour se faire plaisir », en parallèle de The Jokers Films, ce dernier a créé La Rabbia, une « microstructure » avec laquelle, dans un esprit artisanal, il n’hésite pas à prendre des risques en s’investissant sans compter pour mettre en lumière et garder vivante la mémoire du cinéma. Avec La Rabbia, Manuel Chiche se consacre exclusivement au cinéma du patrimoine avec des films d’auteurs incontournables, des œuvres majeures, des perles rares ou des classiques oubliés.

Connaissant parfaitement les secteurs de la distribution en salle et de l’édition vidéo, au fil des années, porté par sa passion, son désir et sa rigueur artistique, Manuel Chiche a su instaurer avec les réalisateurs qu’il accompagne, une relation de confiance et une fidélité qui sortent des schémas habituels.

Dans un souci d’honnêteté, non seulement envers le public mais aussi avec lui-même, Manuel Chiche est exigeant et cherche d’abord à créer avec soin « l’objet » qu’il aimerait avoir chez lui en tant que cinéphile. La qualité et la rigoureuse précision accordées, non seulement aux restaurations de l’image et du son, mais également aux compléments de programme (témoignages d’artistes et de techniciens ayant contribué directement aux films, photos et documents d’archives inédits,…) qui multiplient les pistes d’entrée vers les œuvres, font de chacune de ses audacieuses sorties, un véritable évènement. Comme on a déjà pu le constater avec la qualité éditoriale des précédentes éditions, comme, entre autres, celles de Wake In Fright (1971) de Ted Kotcheff, La Planète des Vampires (Terrore nello spazio, 1965) de Mario Bava, Bleeder (1999) de Nicolas Winding Refn, Utu (1984) de Geoff Murphy, ou encore, bien évidemment, celle de Sorcerer (1977) de William Friedkin que le sublime ouvrage Sorcerer, Sur le Toit du Monde est venu compléter, ces dernières sont méticuleusement travaillées et proposent des compléments originaux, passionnants et inédits qui les rendent uniques et exceptionnelles.

Déjà immanquablement gage de qualité pour les cinéphiles, pour cette édition du 15ème anniversaire de Memories Of Murder, Grand Prix au Festival du film policier de Cognac en 2004, disponible le 11 juillet prochain, Manuel Chiche n’a pas hésité à coproduire avec la société Grab The Cat (Jésus Castro-Ortega et Eddy Fluchon) un film documentaire exclusif intitulé Memories, retour sur les lieux des crimes, écrit et réalisé par Jésus Castro-Ortega et avec entre autres, les participations de Bong Joon-ho, Song Kang-ho, Kim Sang-kyeong et Shim Sung-bo. Ce film documentaire fait partie des riches et nombreux bonus qui éclairent le film de manière intelligente et son exclusivité mondiale participe à l’évènement que représente la sortie de cette magnifique édition.

Parce qu’il y a des films que l’on aime plus que d’autres, il y a des éditions DVD que l’on attend plus que d’autres. Afin d’en savoir plus sur les différentes étapes de conception de cette prestigieuse édition vidéo de Memories Of Murder, d’en savoir plus sur les coulisses et les secrets de sa fabrication, de partager avec vous quelques scoops entourant cette sortie, mais aussi afin de partager notre passion pour le cinéma et pour ceux qui le font, c’est avec grand plaisir que nous sommes allé à la rencontre de Manuel Chiche qui nous a reçu dans ses bureaux situés dans le IXème arrondissement de Paris. Celui-ci a eu la gentillesse d’accepter de répondre à nos questions avec la franchise et la bonne humeur qui le caractérisent et nous a offert un échange riche, passionné et passionnant. Lumière sur un passeur. Lumière sur un homme de confiance.

Kinoscript : Comment s’est passé l’acquisition des droits de Memories Of Murder ? Etait-ce une volonté, une attente ou bien une opportunité ?

Manuel Chiche : Très bonne question. Il s’agit là clairement d’une opportunité qui est partie de quelque chose d’assez drôle. J’étais au Festival du Film Coréen sur les Champs-Elysées pour présenter Sea Fog (Haemoo, 2014) qui était produit par Bong. Je prenais un verre avant la projection avec tous les officiels et Shim Sung-bo le réalisateur du film quand j’ai reçu un appel avec un numéro en « 82 » sur mon portable. Un numéro coréen…

KS : …Vous connaissez Bong Joon-ho ?…

Manuel Chiche : Je décroche :

« Manuel ?

– Oui…

– C’est Bong !

– Comment ça va ? Je suis content de t’entendre.

– Tu es où ?

– Suis à l’entrée du Festival.

– Si tu te tournes légèrement…

Je me tourne et je le vois là. Je raccroche et lui demande ce qu’il fait ici. Il me dit qu’il était à Londres avec Darius Khondji qui l’accompagne et qu’il me présente.

– ­J’avais envie de te voir et comme je savais qu’il y avait Sea Fog de présenté au Festival ce soir, nous avons pris le train. »

Nous sommes allés prendre un verre tous les trois pendant la projection du film et dans la discussion, je lui ai dit que parmi ses films, que j’aime tous beaucoup, mon préféré était Memories Of Murder. Il m’a alors dit qu’ils venaient d’effectuer avec CJ Entertainment une restauration en 4K du film et que les droits étaient libres pour la France. Je lui ai alors tout de suite proposé de le ressortir au cinéma et de faire un beau travail pour une édition vidéo. Le lendemain, j’ai appelé et négocié le contrat avec CJ.

KS : Comment avez-vous convaincu Bong Joon-ho et la société de production CJ Entertainment de vous céder les droits du film pour la France ?

Manuel Chiche : Nous nous sommes beaucoup parlé lors de la préparation puis le montage de Okja. Je lui ai dit que je tenais absolument à faire quelque-chose de marquant sur Memories et que j’allais faire un livre sur le film (Memories Of Murder, l’Enquête). Memories Of Murder est quand même un film que je devais acheter à l’origine et que je n’ai pas fait… parce que j’ai été con.

KS : Pourquoi ? D’ailleurs, vous souvenez-vous où et quand vous avez découvert Memories Of Murder ?

Manuel Chiche : Oui, au Marché du Film de Cannes. En sortant de la projection je me suis dit que le film était génial mais qu’il ne marcherait jamais en France. Donc on n’a pas acheté les droits. Ce qui a posteriori a déclenché quelque chose en moi : Depuis cette projection, je me dis que lorsque tu aimes un film et bien tu y vas, tu le fais.

KS : Memories Of Murder est un classique, un film qui a laissé son empreinte dans l’histoire du cinéma. Comment vous y êtes-vous pris pour faire revivre le film, le remettre au goût du jour pour toute une génération qui ne le connaît pas ?

Manuel Chiche : On a refait une affiche digne de ce nom. On a refait une bande-annonce. Et on a pris notre bâton de pèlerin pour communiquer et convaincre la terre entière. Pour convaincre ce jeune public qui, très content d’avoir découvert le film, nous l’a bien rendu.

KS : Quels ont été vos rapports avec le cinéaste et avez-vous collaboré ensemble pour cette édition vidéo ?

Manuel Chiche : Quand je lui ai dit que j’allais faire un livre sur Memories Of Murder et que j’aimerais bien récupérer ses archives de tournage s’il en avait, il m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème, qu’il avait tout conservé et que tout était parfaitement classé.

KS : Vous êtes-vous déplacé à Séoul ?

Manuel Chiche : Oui. Je suis parti à Séoul lorsque Bong faisait le montage d’Okja. J’ai d’ailleurs pu visionner beaucoup de passages du film à ce moment-là… Il m’a laissé son bureau et m’a dit : « Voilà ! Tout est là ! ». J’ai commencé par trier, faire des photos de documents, etc… Bong m’avait également fait un scan du story-board du film. J’y ai passé deux jours quand Bong a eu un problème familial et a dû s’absenter. Il m’a alors dit que je n’avais qu’à tout emporter avec moi. Je suis donc rentré de Séoul avec mes sept kilos d’excédent de bagages. J’ai continué mon travail de recherche et de compilation d’archives chez moi. J’ai tout scanné et retouché au fur et à mesure. Comme j’aime tellement ce film que j’ai vu une bonne douzaine de fois, c’est à ce moment-là que je me suis dit que je voulais vraiment essayer de faire quelque chose de plus qu’une belle édition DVD/Blu-Ray, quelque chose d’unique. Alors, même si je trouve que le documentaire produit avec Jésus est très bien et que le livre est très beau et passionnant, je me suis dit qu’il manquait une pièce…

KS : …La musique ?…

Manuel Chiche : Il y a quelque chose que j’aime énormément dans le film, c’est la musique. J’ai donc envoyé un mail à Bong lui demandant s’il avait les coordonnées de Tarô Iwashiro, le compositeur. Il me les a communiquées et je l’ai contacté en lui signifiant que je souhaitais commencer à faire de l’édition musicale avec ses compositions mais que je ne disposais pas de beaucoup d’argent. Il a aimé et a accepté. Nous avons obtenu les droits monde de la musique et si tout se passe bien, nous sortirons donc la bande originale du film en vinyle en fin d’année dans une édition remasterisée très limité.

KS : L’ouvrage consacré au film qui sortira en fin d’année sera-t-il à l’image du magnifique Sorcerer, Sur le Toit du Monde venu compléter l’édition du chef d’œuvre de William Friedkin ?

Manuel Chiche : Oui. Avec l’édition de ce très beau livre, on privilégie une fois encore la qualité. La qualité de reproduction des photos sera au top. Il n’y aura que chez nous en France où on pourra trouver une édition aussi chiadée. Dans le temps, c’est cette édition qui restera.

KS : D’autres ouvrages en préparation ou en prévision ?

Manuel Chiche : Un petit scoop ?… On travaille toujours sur la bio de Refn (Nicolas Winding). C’est un véritable travail au long cours. Nous sommes sur l’ « editing ». Le livre se présentera sous forme d’entretiens dans l’ordre chronologique de ses films… C’est très instructif. Il ne nous reste plus qu’à effectuer le tri des archives de Refn pour l’iconographie. Le livre sera bouclé, je l’espère, pour la fin de l’année prochaine. L’année prochaine on publiera également un ouvrage consacré à l’acteur Sterling Hayden (Quand la ville dort…, Johnny Guitare, L’Ultime Razzia…).

KS : Que pouvez-vous nous dire des compléments qui accompagnent cette édition DVD et plus particulièrement du documentaire inédit intitulé Memories, retour sur les lieux des crimes que vous coproduisez avec la société Grab The Cat du réalisateur Jésus Castro-Ortega ?

Manuel Chiche : On y a pensé très tôt. Dès le début du projet en fait. Nous l’avons fait à l’initiative de Jésus Castro qui souhaitait vraiment, lui aussi, faire quelque chose d’important sur Memories. Alors que Bong est aujourd’hui un réalisateur reconnu à l’international qui a une œuvre derrière lui qui commence à être conséquente, l’idée a été de se dire : « Nous sommes quinze ans plus tard, refaisons leurs faire rétrospectivement le parcours du film ». A l’origine, l’idée était de faire une ballade entre Bong et Song Kang-ho sur tous les lieux de tournage. Trop compliqué à organiser, c’est Jésus qui s’est « baladé » sur les lieux et nous avons eu des entretiens avec l’ensemble de l’équipe et cela grâce à Bong qui a fait en sorte que tout le monde soit là. Ce qui ressort du documentaire et ce qu’il raconte en synthèse c’est que, pour toute l’équipe le tournage a été un moment très heureux, et que tous suivraient Bong jusqu’au bout du monde.

KS : Avez-vous participé au tournage du documentaire ?

Manuel Chiche : Non, mais en fait Jésus m’avait expliqué ce qu’il allait faire et je savais qu’il y avait Bong. J’étais confiant.

KS : Concernant les autres « bonus », est-il plus intéressant d’acquérir les droits et d’utiliser les compléments existants ou bien d’en créer de nouveau ?

Manuel Chiche : Nous avions tous les bonus existants créés en Corée en 2004 à notre disposition. On a fait un tri pour ne garder que ce qui nous semblait important et le plus intéressant. Ensuite, avec ce point de vue rétrospectif, nous avons pu compléter notre offre de la meilleure façon qui soit.

KS : Entre la prestigieuse édition DVD/Blu-Ray, le livre qui sortira en fin d’année et le vinyle de la bande-originale, l’hommage rendu au film est plutôt beau et complet. En plus, bien évidemment, du choix des films, n’est-ce pas aujourd’hui devenu une des conditions premières pour vendre des DVD que de proposer de beaux « objets », de belles éditions ?

Manuel Chiche : Oui, mais il faut faire « très bien »… et il faut que cela soit possible. Ce qui n’est pas toujours le cas. Là, il s’est avéré qu’on a eu la chance d’avoir accès à toutes les archives de Bong et que lui-même est quelqu’un de très disponible et d’une extrême gentillesse. Il y avait de la matière.

KS : Pouvez-vous nous donner un contre-exemple que vous avez connu ?

Manuel Chiche : Par exemple, quand vous vous retrouvez sur Hana-Bi, que Takeshi Kitano ne donne quasiment plus d’interview et qu’ils n’ont conservé presque aucune archive, ce n’est pas la même histoire. On a fait du mieux que l’on a pu avec ce que l’on avait. Dépendant de « l’existant », on ne peut pas être au même niveau d’exigence pour chaque film.

KS : Avec l’avènement de la VOD et la prolifération de tous les sites qui l’accompagnent et l’utilisent, comment voyez-vous l’avenir de l’édition (DVD/Blu-Ray) ? N’est-ce pas en proposant de telles éditions au public, à la fois belles et complètes, que l’on pourra la faire perdurer ?

Manuel Chiche : La logique serait de dire que ça va mourir de sa petite mort assez rapidement. Ce qui est probable. La cible des consommateurs qui adorent encore le support physique est extrêmement vieillissante. La jeune génération n’en a globalement pas grand-chose à faire. Il faut donc arriver à la convaincre que nos « produits » sont beaux et de qualité et que, presque vendus à prix coûtant, on ne se fait pas du blé sur leur dos. Mais je n’en sais rien… Je le pense assez sombre mais je m’en moque. Cela ne m’empêchera pas de vouloir continuer à me dire que ce qui sort de chez nous doit simplement être bien et beau, que l’on a fait de notre mieux. Pour moi, le principe de base est assez simple. Mon raisonnement est le suivant : « Qu’est-ce que j’ai envie d’avoir chez moi ? ». Après il y a évidemment les subventions du CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) qui aident à pouvoir tenir.

KS : Dans le système actuel où « personne » n’en a plus rien à faire des œuvres et où la communication vide de sens et le marketing à outrance supplantent la vraie cinéphilie et la culture même en imposant un nivellement du goût par le bas, comment se déroule l’exploitation en salles pour les ressorties de ces œuvres ? Les exploitants « jouent-ils le jeu » et qui sont-ils ? Quels sont, en moyenne pour ces films, le nombre de copies, la durée d’exploitation et le nombre d’entrées effectuées ?

Manuel Chiche : Il y a grosso modo une vérité par film. Globalement, c’est vrai que l’on retrouve beaucoup les mêmes salles. C’est comme ça. C’est un métier et un univers où il ne faut pas casser les habitudes. L’intérêt pour ces films c’est de les montrer, de les faire découvrir à une génération qui ne les a jamais vus en salles. La question qui se pose alors est la suivante : Comment aller chercher cette jeune génération ? Cela passe évidemment par un énorme travail sur les réseaux sociaux pour la mobiliser et arriver à un moment à créer comme un label de confiance : « Les gars, on vous le recommande ! Ce n’est pas pour rien qu’on ne vous propose que douze films par an ! Allez-y, vous ne serez pas déçu ! ». Après, on édite aussi des petits leaflets pédagogiques que l’on envoie dans les salles. Pour Memories, on a eu trois salles MK2 à Paris qui ont fait la moitié de nos entrées France qui se sont élevées à environ 20 000. Ce qui n’est pas rien pour une reprise et, dans l’exercice, place le film dans le haut du panier. Après, Memories Of Murder est un titre qui a déjà en soi une aura très forte. Lorsque j’arrive avec Utu de Geoff Murphy, c’est déjà plus compliqué. Les gens qui voient le film disent « Ah oui, c’est bien ! », mais c’est malheureusement plus dure de convaincre une rédaction de faire un papier sur le film. L’esprit « curiosité et découverte » n’est pas si évident à partager avec la presse aujourd’hui. Mais heureusement, certains le font et je remarque que cela s’est beaucoup plus déporté sur les réseaux que dans la presse écrite. Ensuite, de mon point de vue, la combinaison idéale pour une belle ressortie c’est deux à trois copies sur Paris et une quinzaine en province avec des circulations très longues. Après il y a des films qui sont récurrents. Par exemple L’Été de Kikujiro de Kitano, qui a fait environ 12 000 entrées lors de sa première ressortie, continue de faire 6 000 entrées par rotation. A côté de cela, il y a des films comme Utu que les salles ne veulent malheureusement plus passer et qui ne circulent plus. C’est donc une géométrie très variable. On vit à une époque où il est plus devenu de bon  ton d’aller revoir un film récent pour la énième fois plutôt que d’aller en découvrir un qui n’est pas nouveau. D’où l’idée, à chaque fois que l’on établit une liste annuelle, de se dire : « O.K., là, avec ce film, je prends un risque, avec celui-là aussi… Mais là, avec celui-ci, je fais une évidence parce qu’on va en parler ! ». C’est le cas par exemple de La Ballade de Narayama de Shohei Imamura qui ressort le 11 juillet prochain en salle.

KS : Avec la sortie au choix de trois éditions inédites (Coffret Double DVD, Médiabook ou Coffret Collector) de Memories Of Murder de Bong Joon-ho et JSA – Joint Security Area  la première œuvre majeure de Park Chan-wook inédite en France que vous avez sorti dans les salles le 27 juin dernier, nous parlons du cinéma Coréen. Avec les ressorties en salle le 11 juillet de La Ballade de Narayama de Shohei Imamura et de A Scene At The Sea (Ano natsu, ichiban shizukana umi, 1991) de Takeshi Kitano le 08 août, nous parlons du cinéma Japonais. Quels sont vos goûts pour le cinéma asiatique en général et quels sont pour vous ses qualités et ses particularités ?

Manuel Chiche : Je ne sais pas si le cinéma asiatique innove encore tant que ça. Je pense qu’on est plutôt sur une génération d’auteurs qui aujourd’hui est totalement installée internationalement avec une sorte de « fan base » minimale qui fait qu’ils sont présents dans tous les festivals internationaux et assurent un minimum d’entrées. J’aimerais bien voir arriver une génération un peu nouvelle. Pour l’instant je ne la vois pas. Je n’ai pas vu le nouveau film de Bi Gan présenté dans la section Un Certain Regard à Cannes cette année (Un Grand Voyage Vers La NuitDi qiu zui hou de ye wan, sortie prévue le 14 novembre 2018). Je n’ai pas encore vu non plus Senses de Ryusuke Hamaguchi que distribue Art House Films qui est en train de faire un gros travail sur le cinéma japonais et qui font peut-être découvrir de nouveaux auteurs formidables, je ne sais pas. Mais le goût pour le cinéma asiatique, je l’ai depuis longtemps. Je peux dire qu’il m’a été donné par Jean-Pierre Dionnet qui m’a fait découvrir beaucoup de choses, sans oublier le regretté Pierre Rissient.

KS : Comment expliquez-vous le dynamisme du cinéma Coréen ?

Manuel Chiche : Il n’est pas si dynamique que cela ! (Rire). Ils produisent quand même beaucoup de produits de séries. Ils savent que la comédie est un genre qui cartonne au niveau national mais ne s’exporte pas. Ici on aime bien le polar de manière général et on trouve que les coréens en réalisent de bons. Personnellement, je trouve qu’ils se ressemblent tous beaucoup. Mais, même si je suis globalement assez déçu de la moyenne générale du film d’action coréen qui se renouvelle très peu dans sa forme ou dans ses grands auteurs, c’est vrai que si tu veux voir un bon polar aujourd’hui, je te recommanderais soit un coréen, soit un espagnol. Ce sont actuellement les deux « écoles » qui ne sont pas trop mal. Je pense qu’aujourd’hui le cinéma coréen souffre malheureusement de la même problématique que le cinéma français.

KS : Quand on regarde les lignes éditoriales de vos deux sociétés, en plus d’être animées par un désir certain de faire découvrir un cinéma différent, qu’il soit récent ou dit « de patrimoine », on s’aperçoit que l’on retrouve régulièrement, chez l’une comme chez l’autre, les mêmes cinéastes. Cherchez-vous ainsi à fidéliser et/ou à rassurer le public, ou bien est-ce pour vous une envie et/ou un confort de travail ?

Manuel Chiche : Absolument. En fait notre travail est plus de proposer aux spectateurs un parcours au travers de l’œuvre complète d’un cinéaste. Un parcours où les choses se répondent. On cherche à dire : « O.K. Vous avez aimé ce film ? Et bien le réalisateur a fait celui-là il y a quinze ans. On vous le recommande. Faites-nous confiance et découvrez-le, vous allez aimer ». Concernant les réalisateurs, ceux-ci considèrent nos sociétés comme une seule et même entité qui prend soin de leur œuvre.

KS : Cette fidélité et cette relation privilégiées témoignent de la confiance exceptionnelle que vous avez su instaurer avec les cinéastes singuliers que vous accompagnez.

Manuel Chiche : Oui. Par exemple, comme nous l’avons annoncé aujourd’hui discrètement sur Twitter comme d’habitude, le prochain film de Bong Joon-ho, Parasite, sera distribué par The Jokers l’année prochaine. Bong était en face des financiers du film pour discuter du budget du film et sa seule exigence a été que son film soit distribué en France par The Jokers. Cela s’est passé exactement de la même manière pour Mademoiselle avec Park Chan-wook avec qui je travaille depuis onze ans. On lui a proposé de meilleures offres que la nôtre pour sortir le film en France mais il a tenu à rester avec nous. C’est un peu notre récompense par rapport au « mal » que l’on se donne pour leurs œuvres et au soin que l’on apporte à leurs carrières en France. Cela crée des relations de confiance très fortes. Et en effet, lorsque l’on se croise, les gens qui nous voient ont l’impression qu’on est une bande de potes… Je pense que pour un réalisateur, être en confiance avec celui qui accompagne son œuvre, ça a une vraie valeur. Une fois leur film terminé, ils n’ont pas l’impression de le lâcher dans la nature avec des gens qu’ils ne connaissent pas et envers qui ils ne peuvent avoir que des doutes. Là, le film arrive toujours au même endroit avec les mêmes personnes pour s’en occuper. C’est un peu le principe de la politique des auteurs. Ils sont avec nous et on les accompagne…Jusqu’au jour où ils seront lassés de nous… Mais pour l’instant ils sont contents.

KS : Avec vos envies et vos choix, peut-on vous qualifier de « passeur » de culture ?

Manuel Chiche : Je pense que c’est la nature même du métier de distributeur. Si tu n’as pas envie de partager, il faut faire autre chose. Pour reprendre une de mes expressions favorites : « Si tu as envie de te faire des couilles en or, il vaut mieux que tu choisisses un autre boulot ». Cela m’ennuierait de dire « On a sorti ce truc, c’est nul mais on a fait du blé avec ». Si c’est possible de gagner sa vie en faisant quelque chose qu’on aime, c’est mieux.

Propos recueillis à Paris le 7 juin 2018 par Steve Le Nedelec