La Sociale – Gilles Perret

A priori un film sur la sécurité sociale n’a aucune chance de nous intéresser tant nous sommes intoxiqués par le discours néolibéral des médias dominants sur l’inutilité de cette institution. Ah si cet énorme machin pouvait être privatisé !… Allez oublions tout cela et faisons un salutaire retour en arrière pour mieux comprendre le présent et anticiper un futur pas aussi radieux que l’oligarchie veut nous le faire croire.

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Jolfred Fregonara est né en 1919 dans une famille athée, son père socialiste révolutionnaire entre à la CGT. En 1936, le Front Populaire accède au pouvoir. Jolfred se fait virer de l’agence Ford où il travaille. A la fin de la guerre, Jolfred devient secrétaire général de la métallurgie d’Annemasse. Il va être un témoin privilégié de la création de la Sécurité Sociale et va accompagner sa mise en place dans la région.

La Sécurité Sociale c’est une longue bataille pour la dignité, pour le droit à la santé et à la vie, pour ne plus dépendre de la charité et aller vers la solidarité. Une page admirable de cette histoire est l’œuvre d’Ambroise Croizat, fils d’usine né dans les cités ouvrières. A treize ans, il est ajusteur dans la métallurgie, où le travail est dur, ingrat. Il adhère à la CGT, puis à la SFIO. Après les longues grèves de la métallurgie lyonnaise, Croizat, qui en fut l’un des animateurs, devient secrétaire de la fédération des métaux CGTU. Il est de l’aventure du Front Populaire. Il pense intérêt général. Vivre sans protection sociale c’est vivre dans la terreur de l’accident du travail, de la maladie. La misère et l’angoisse font le quotidien des ouvriers.  Un monde meilleur et plus juste est à bâtir.

ambroise-croizatEn 1936, Ambroise Croizat entre à l’Assemblée Nationale avec ses camarades communistes. Il signe de son nom la première loi sur les conventions collectives. Le patronat hurle et déjà en 1938  menace de délocaliser ses industries. Le Front Populaire est violemment attaqué. La signature  du pacte germano-soviétique va troubler beaucoup de militants et entraîner une forte réaction des patrons et de la droite. La presse communiste est interdite et l’Humanité suspendu. La droite réactionnaire exulte.

Ambroise Croizat, ainsi que d’autres députés communistes, est arrêté. Déchu de ses droits civiques et politiques, il va de prison en prison les fers aux pieds.  Il est déporté au bagne à Alger, l’antichambre de Cayenne, où il va croupir pendant deux ans. Libéré en 1943, la CGT clandestine le nomme à la Commission consultative du gouvernement provisoire d’Alger. Croizat, après ses longues années de captivités et d’humiliations, n’a rien perdu de ses convictions – en finir avec la souffrance et l’exclusion et libérer les Français de l’angoisse du lendemain.

A la Libération, Ambroise Croizat devient ministre du Travail, et, avec Pierre Laroque, il va mettre en place une protection sociale pour tous. La fameuse ordonnance du 4 octobre 1945 est l’acte fondateur de la Sécurité Sociale. C’est la création d’une caisse pour toute la population française couvrant les quatre risques fondamentaux : la vieillesse, la santé, la famille et les accidents du travail. En simplement deux années, il va bâtir un édifice que le monde entier nous envie, encore… La Sécurité sociale est alors un ilot socialiste dans une France ruinée par quatre années de guerre.

Pourtant la haute bourgeoisie et l’État vont s’activer pour fragiliser ce magnifique acquis de la démocratie sociale. En 1967, c’est la première grosse attaque – le début d’une longue série. L’État impose une réforme: la parité Patronat/Syndicat, le but est des plus clairs – détruire la représentation syndicale ouvrière. Un unique syndicat patronal avec 50 % des sièges et 50 % pour les représentations salariales.

Les attaques vont aller en s’accélérant. Le néolibéralisme du sinistre duo Regan/Thatcher a pour projet de démanteler et/ou de privatiser un ensemble de services ou de risques qui étaient jusqu’alors pris en charge dans un cadre collectif et non marchand, c’est l’extension du marché et de la concurrence sur le bien public qui du fait de l’intérêt général échappait au profit. Les différents systèmes de protection sociale sont en ligne de mire. Le profit avant tout et tant pis si les populations sombrent dans la misère.

A cet égard, le discours de Claude Reichman, président du Mouvement pour la Liberté de la protection sociale, repris dans le film de Gilles Perret est effarant : « La France est un pays communiste. C’est le dernier pays communiste avec Cuba et la Corée du Nord. La France est un pays communiste à tel point que le PC n’existe plus, on n’a plus besoin de lui, tout le monde est communiste. »

Les pays anglo-saxons iront les plus loin dans le libéralisme, il suffit de voir Moi, Daniel Blake de Ken Loach pour se rendre compte dans quelle impasse humaine ils ont fait plonger leurs populations.

En France, plus de 80 ministres du Travail ont défilé au ministère, mais un seul a connu la misère ouvrière : Ambroise Croizat. Moment cruel pour la classe dirigeante, un de plus, alors que Gilles Perret filme dans le bureau du ministre du Travail, entre  François Rebsamen, ministre en exercice. Il est incapable de faire le lien entre le travail et la Sécurité Sociale ! Il ne connaît pas Croizat ! Le propre de la classe dirigeante est de voler l’histoire populaire et de la réduire en cendres. Ainsi pour Le Figaro, ce grand journal progressiste, Croizat vivait dans un château ; la réalité est tout autre, sa petite maison à la toiture défoncée est aujourd’hui laissée à l’abandon dans la petite ville de Saint-Saulge. Croizat est mort d’épuisement à 50 ans en 1951. Et c’est tout un peuple, plus d’un million d’anonymes de toute condition qui l’accompagne lors de son enterrement au Père-Lachaise.

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A plus de quatre-vingt-dix ans, Jolfred Fregonara se souvient de cet homme exemplaire et au gré de ses interventions nous fait comprendre que rien n’est jamais acquis et que dans le domaine des droits sociaux il faut toujours se battre. L’histoire se poursuit, Gilles Perret a le grand mérite de nous le rappeler.

A l’a priori du début je ne peux que m’écrier à la fin : Vive La Sociale !

Fernand Garcia

la-sociale-afficheLe Sociale un film de Gilles Perret avec les interventions de Colette Bec, Bernard Friot, Michel Etievent, Anne Gervais, Jolfred Fregonara, Fréderic Pierru et… Laurent Berger, Ambroise Croizat, Charles de Gaulle, Alain Juppé, Denis Kessler, Pierre Laroque, Jean-Claude Mailly, Philippe Martinez, Georges Pompidou, François Rebsamen, claude Reichman, Paul Reynaud, Michel Rocard… Image : Jean-Christophe Hainaud & Eymeric Jorad. Montage : Stéphane Perriot. Producteur : Jean Bigot. Production : Rouge Productions. Distribution (France) : Rouge Productions  (sortie le 9 novembre 2016). France.  84 mn. Couleur. DCP. Son : 5.1. Tous Publics.