The Innocents – Eskil Vogt

Dans la sérénité d’une banlieue endormie par la moiteur de l’été norvégien, quatre enfants se découvrent d’étonnants pouvoirs et jouent à tester leurs limites en les convoquant innocemment dans leurs jeux, loin du regard des adultes. Alors qu’ils explorent leurs aptitudes dans la forêt et le parc environnants de leur quartier de banlieue, ce qui semblait être un jeu d’enfants, prend peu à peu une tournure inquiétante…

Né en 1974, Eskil Vogt est un réalisateur et scénariste norvégien. Après avoir réalisé deux courts métrages, Une Etreinte (2003) et Les Etrangers (2004), en 2014, il réalise Blind, son premier long métrage, qui remportera de nombreuses récompenses internationales dont le Prix du meilleur scénario au Festival de Sundance et sera également présenté au Festival de Berlin. Diplômé en réalisation à la Fémis, en plus d’être le scénariste de tous les films qu’il a réalisés, Eskil Vogt est aussi le fidèle co-scénariste depuis ses débuts en 2001 avec le court métrage Still, de tous les films de Joachim Trier dont Oslo, 31 août (2011), Thelma (2017) ou encore Julie (en 12 chapitres) (2021) présenté en compétition au dernier Festival de Cannes. The Innocents est le second long métrage d’Eskil Vogt.

L’idée de The Innocents est venue à Eskil Vogt en observant les expérimentations maladroites de ses propres enfants pour tenter de comprendre le monde qui ont ravivé en lui ses propres souvenirs d’enfance. Souvenirs qui lui ont rappelé combien les enfants en construction d’eux-mêmes sont ouverts et ressentent intensément les choses comme le temps, l’espace et les lieux, le jour ou la nuit et comment ils les perçoivent de manière radicalement différente. Sans expérience de la vie, pour parvenir à se construire face à l’inconnu, comprendre les choses et trouver sa propre morale personnelle, l’enfant fait travailler son imagination pour pouvoir se représenter de manière concrète les êtres, les choses, les situations ou les interactions. Pure construction de l’esprit, l’imaginaire de l’enfant participe au fait que l’enfance n’est pas qu’une époque heureuse, elle est aussi une époque angoissante et effrayante. On peut facilement observer que les comportements d’enfants qui ignorent que des adultes les regardent, témoignent qu’ils ont une manière d’être, d’agir ou de réagir qui est différente entre eux que lorsqu’ils sont avec leurs parents ou d’autres adultes. Comme une vie secrète, entre eux, les enfants ont une vie différente. Une vie à laquelle les adultes n’ont plus accès.

En pleines vacances d’été, immergé dans une cité HLM norvégienne tranquille où se mêlent les classes sociales et où les bâtiments s’ouvrent sur la forêt, The Innocents raconte l’histoire d’un jeune couple avec deux fillettes, Ida et sa grande sœur Anna, autiste, qui viennent d’emménager. Pendant que leurs parents sont occupés, les filles vont rencontrer et se lier d’amitié avec Ben et Aïsha, deux enfants d’origines modestes qui vivent chacun seul avec leur mère et qui eux non plus ne sont pas partis en vacances. Loin du regard de leurs parents, les quatre enfants vont s’apercevoir qu’ils disposent de mystérieux pouvoirs surnaturels dont, pour Anna, celui de communiquer avec les autres par télépathie.

Tout en prenant au sérieux leur imagination et leur capacité à ressentir fortement les choses, The Innocents nous montre des enfants qui ne sont pas formés à la vie et qui n’ont pas encore intégré les notions de morale ou d’empathie. Sans expérience ni aucun repère, ceux-ci ne distinguent pas encore véritablement le bien du mal et, au risque que cela se retourne contre eux, expérimentent les choses pour les découvrir, les comprendre et se construire mais aussi, quitte à repousser les limites que leur impose la morale, quitte à transgresser ce qui est donné comme acceptable ou non par les parents et apparaitre comme cruel, pour assouvir leurs pulsions. Eskil Vogt utilise donc dans ce film les pouvoirs surnaturels des enfants pour nous faire réfléchir sur la manière dont on se construit en tant que personne avec une morale et de l’empathie. De quoi serait capable un enfant doté de super-pouvoirs ? Ce sont les comportements inattendus et les actes de violences extrêmes des enfants qui, par leurs crédibilités, viennent bousculer le spectateur et le sortir de son confort.

Personnages principaux, âgés de 7 à 11 ans, les enfants du film se situent à un âge qui précède celui de la préadolescence où l’on découvre sa sexualité. C’est bien le monde « magique » et « l’innocence » de l’enfance que cherche à nous décrire ici le cinéaste. Les enfants sont-ils véritablement des êtres « innocents » ou des monstres ? Le film repose donc entièrement sur la qualité de jeu des enfants. Avec le personnage de la grande sœur qui est comme « piégée » à l’intérieur d’elle-même, Eskil Vogt a également tenu à prendre le risque d’intégrer dans le film le sujet de l’autisme. Accompagné de Kjersti Paulsen, la directrice de casting, le réalisateur a longuement recherché les enfants du film et plus particulièrement une enfant capable d’incarner un personnage autiste. Plutôt que de choisir des enfants qui pouvaient correspondre aux personnages qu’il s’imaginait en écrivant le scénario, Eskil Vogt a préféré suivre les conseils de Kjersti Paulsen et arrêter son choix sur les enfants qu’il trouvait les plus intéressants et talentueux quitte à devoir modifier les genres et les origines de plusieurs personnages de son scénario original pour les adapter aux choix et aux talents des enfants retenus. Kjersti Paulsen a travaillé en étroite collaboration avec les enfants avant et pendant le tournage pour les mettre en confiance et leur permettre d’appréhender l’histoire. Ce travail était nécessaire afin qu’ils puissent se familiariser avec ce que leurs personnages allaient vivre et avec leurs propres réactions, mais aussi afin de leur donner les outils pour qu’ils puissent accéder à leurs émotions. Long et minutieux, le casting de The Innocents a nécessité la mise en place d’ateliers de travail et de différents exercices pendant 18 mois avant le début du tournage afin notamment de voir le degré d’imagination des enfants et de décoder leur monde intérieur. Enjeu primordial, le casting, avec ce choix des enfants les plus crédibles qui jouent tous de manière stupéfiante, a donc immanquablement contribué à venir enrichir le réalisme du film mais aussi sa réussite.

Pour se faire une meilleure idée de la direction d’enfants au cinéma, le réalisateur s’est inspiré de films comme L’Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena, 1973) de Victor Erice ou encore Ponette (1996) de Jacques Doillon. Bien que The Innocents soit effrayant, cherchant la cohérence dans son discours et dans la forme, Eskil Vogt n’utilise pas les conventions du genre mais invente avec ce film une forme originale qui procure à ce dernier un aspect plus complexe et plus intéressant qu’un simple récit classique sur l’enfance.

Les choix esthétiques et l’approche visuelle du cinéaste pour traiter son (ses) sujet(s) en utilisant le genre (épouvante et fantastique) renforcent l’immersion du spectateur au cœur du groupe d’enfants. S’intéressant aux mêmes choses que les enfants, avec ces gros plans sur des « détails », la caméra du chef opérateur Sturla Brandth Grøvlen s’immisce de manière extraordinaire parmi les enfants pour adopter leur point de vue. La juxtaposition au montage de ces gros plans avec les plans très larges, à la fois picturaux et « simples », qui marquent le contraste entre les immeubles, les espaces vides et la forêt, donnent non seulement un sens du lieu mais aussi une véritable sensualité au film. Quand Eskil Vogt filme les enfants, c’est à leur hauteur. Sa mise en scène épouse leurs regards et nous invite dans leur monde secret. Ancrée dans le quotidien et accompagnée de couleurs vivent et de tons chair naturels qui, sans se perdre pour autant dans une dimension naturaliste totale, confèrent un aspect chaud et naturel au film, la radicale et fascinante mise en scène du réalisateur parvient à nous faire accepter la propre réalité des enfants. Un petit geste, un regard, Eskil Vogt ne laisse rien au hasard, chaque « détail » compte. Chaque « détail » a son utilité et son importance. Ajouté à ces différents éléments, l’impressionnant travail apporté au son participe également aussi bien au rythme qu’au suspense ou à l’ambiance angoissante du film.

Travaillée comme un véritable et terrifiant thriller psychologique, la tension constante du film, qui de bout en bout, tient efficacement en haleine, et son incroyable réussite à retranscrire la manière différente dont les enfants perçoivent le monde et les peurs enfantines, parviennent à faire resurgir les propres souvenirs d’enfance du spectateur. Témoin d’une narration visuelle singulière, innovante et maitrisée qui questionne avec habileté les notions de morale, de cruauté, d’empathie ou encore la notion du regard en général, essentielle au cinéma, et du regard en particulier que l’on peut avoir sur la vie et la mort, The Innocents est un film remarquable.

Fable macabre et glaçante qui sonde brillamment le mystère de l’enfance, The Innocents a fait sensation dans tous les festivals ou il a été présenté à commencer par Cannes en juillet dernier dans la sélection Un Certain Regard, en passant par L’Etrange Festival en septembre où il a obtenu le Grand Prix Nouveau Genre Canal +, le Fantastic Fest à Austin au Texas où il a reçu le Prix du Meilleur Réalisateur, le Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg (FEFFS) où il a remporté le Grand Prix (l’Octopus d’or) et le Prix du Public, ou encore plus récemment au dernier Festival du Film Fantastique de Gérardmer où il a également été doublement récompensé par le Prix de la Critique et le Prix du Public.

Steve Le Nedelec

The Innocents (De Uskyldige) un film d’Eskil Vogt avec Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Mina Yasmin Bremseth Asheim, Sam Ashraf, Ellen Dorrit Pedersen, Morten Svartveit, Kadra Yusuf, Lisa Tønne… Scénario : Eskil Vogt. Image : Sturla Brandth Grøvien. Décors : Simone Grau Roney. Montage : Jens Christian Fodstad. Productrice : Maria Ekerhovd. Production : Mer Film – Zentropa International Sweden – Snowglobe Films – Bufo – Don’t Look Now – Film i Väst – Logical Pictures – Zefyr Media Fund – YLE – Protagonist Pictures. Distribution (France) : KinoVista – Les Bookmakers (sortie le : 09 février 2022). Norvège – Suède – Danemark – Finlande – France – Grande-Bretagne. 2021. 117 minutes. Couleurs. Format image : 2.39 :1. Interdit aux moins de 12 ans. Grand Prix Nouveau Genre – L’Etrange Festival, 2021. Un Certain Regard, Festival de Cannes – 2021. Festival de Gérardmer, 2022.