Paul Verhoeven (II) 1980-1987

« Je déteste provoquer gratuitement. Tous les actes montrés dans le film, même les plus ignobles, ont leur raison d’être. Je ne cherche ni à dramatiser, ni à édulcorer. Je voulais aller au-delà de ce qui était « normal », de ce qu’on voit d’habitude à l’écran. Je voulais montrer les choses vraies, mais généralement laissées de côté. J’avais envie de dire : Si c’est vrai, je le filme et je le filme comme ça se fait. Je ne ferai pas d’ellipse et je ne filmerai pas de manière à ce qu’on ne voie rien, genre dans le noir ou la pénombre. Je filmerai tel quel. (…) La vie réelle, quoi » Paul Verhoeven à propos de Spetters.

Spetters, en 1980, marque évidemment le retour du réalisateur à ses thèmes de prédilection que sont l’érotisme et la violence, mais surtout son envie d’adapter un scénario original, son envie de couper avec ses adaptations de romans. Spetters est donc un film pour lequel Verhoeven et son scénariste Gerard Soeteman sont partis de la réalité. Leurs films précédents étaient tous adaptés principalement de biographies ou d’autobiographies. Âpre et violent, Spetters est donc un film plus réaliste et non pas une adaptation littéraire. Spetters (« beaux gosses », mais aussi « éclats de boue » en néerlandais) raconte l’histoire de Reen, Eef et Hans, trois amis unis par leur passion commune pour le motocross qui voient leurs vies basculer lorsque Fientje, plantureuse vendeuse de frites vivant dans sa roulotte avec son frère, s’installe dans leur petite ville. Si l’action du film est basée dans la banlieue de Rotterdam, Spetters est basé sur ce qui se passait aux Pays-Bas et notamment dans les petits villages à la fin des années 70.

A sa sortie, Spetters choque et provoque un scandale. Jugé sexiste, homophobe, handicapophobe, anti-catholique, immoral et décadent, le réalisateur n’était pas préparé à un accueil si virulent du film. Plus que les spectateurs eux-mêmes, ce sont les journalistes, les associations, et tous ceux qui travaillaient dans le milieu du cinéma qui détestaient le film et la vision décadente et pervertie qu’il donnait de la société hollandaise. La réaction extrêmement négative à ce film coûtera au réalisateur ses futurs problèmes de production aux Pays-Bas et amorcera en quelque sorte son départ pour les États-Unis.

Trois ans après le cataclysme que fût Spetters, avec Le Quatrième Homme (De Vierde man, 1983), Paul Verhoeven va tourner le dernier opus de sa période hollandaise. Adaptation du roman éponyme et autobiographique de Gérard Reve, Le Quatrième Homme raconte l’histoire d’un écrivain bisexuel désabusé et obsédé par la mort qui aperçoit dans la gare d’Amsterdam un jeune homme pour lequel il éprouve un vif désir. Puis celui-ci rencontre Christine, avec qui il passe la nuit, mais découvre le lendemain qu’elle est déjà trois fois veuve, ses maris étant morts dans d’étranges circonstances. A la fois thriller métaphysique et traité théorique Le Quatrième Homme est une vision fantasmée du catholicisme dont l’ambiance rappelle celle du giallo. En effet, le style qu’utilise Paul Verhoeven dans ce film pour brouiller les frontières qui existent entre le fantasme et la réalité est plus proche du surréalisme que du naturalisme dont il avait fait principalement preuve dans ces œuvres précédentes. Principalement centré sur les présomptions criminelles et la relation érotique entre l’écrivain et le personnage de Christine, Le Quatrième Homme pose les bases et préfigure les rapports ambigus qu’entretiendront les personnages du policier Nick Curran et de la romancière Catherine Tramell dans Basic Instinct que le cinéaste réalisera près de dix ans plus tard. Le succès du Quatrième Homme va permettre au cinéaste de commencer une carrière internationale.

Jugeant trop « propres » les représentations de l’époque médiévale qu’a pu nous donner l’industrie hollywoodienne, en 1985, Paul Verhoeven écrit, toujours avec Gerard Soeteman, et met en scène La Chair et le Sang (Flesh and Blood).

Coproduction européenne et américaine, La Chair et le Sang est une épopée médiévale qui montre, comme jamais il ne l’a été au cinéma, la fin du Moyen-Âge avec viols, massacres, famine et maladie. Située en 1501, l’action du film se déroule en Europe où l’on suit une bande de mercenaires trahie par le seigneur qui l’emploie et qui se venge en kidnappant la fiancée de son fils. Particulièrement éprouvant, le tournage du film marquera la rupture de l’entente entre Verhoeven et son acteur fétiche Rutger Hauer. L’échec commercial du film accentuera encore plus les difficultés du cinéaste à financer ses projets et le poussera à partir tenter sa chance aux États-Unis qui lui font les yeux doux depuis déjà des années.

En effet, après avoir vu Soldier of Orange (Le Choix du destin), Steven Spielberg avait déjà appelé Paul Verhoeven pour le féliciter et lui conseiller de venir s’installer aux États-Unis. C’est toujours Spielberg qui le présentera au tout Hollywood quand, finalement, il viendra réaliser RoboCop quelques années plus tard. Se sentant plus en affinité avec des cinéastes européens comme Bergman ou Fellini qu’avec le cinéma américain en général, le réalisateur aurait préféré rester aux Pays-Bas travailler avec ses collaborateurs habituels, acteurs et techniciens, mais depuis Spetters, l’échec de La Chair et le Sang ne venant rien arranger, c’était devenu presque impossible pour lui de financer ses films. La fin d’une époque ! RoboCop lui est alors apparu comme le projet idéal pour « passer à autre chose ».

 « RoboCop est le premier film américain que j’ai fait. C’est pour cela que je me suis installé aux États-Unis. S’il n’avait pas marché du tout, je serai retourné aux Pays-Bas. La décision cruciale a surtout été de partir à Hollywood faire RoboCop. Les autres scripts que j’ai reçus ne m’ont pas plu, et celui de RoboCop non plus. C’est ma femme qui m’a obligé à lire le scénario de plus près. Il m’a fallu une semaine pour décider que je pouvais faire ce film, qu’il me plaisait suffisamment pour que je le réalise. » Paul Verhoeven

« Au début, le scénario m’a déplu parce que je n’ai pas su le lire. Au contraire, mon épouse a très tôt vu son intérêt. Elle savait que je m’intéressais au Jésus historique. En relisant le scénario, j’ai vu qu’il parlait de résurrection. De crucifixion, de résurrection et du Paradis perdu. Le Paradis perdu, c’est sa famille. La crucifixion, c’est quand il est tué de façon horrible et cruelle. Enfin, il ressuscite quand il est reprogrammé. Ce sont ces trois éléments qui m’ont poussé à faire Robocop. Pas tellement les scènes d’action, ce genre de choses. Il fallait que je le fasse, soit ! o.k.!… Je tenais particulièrement à la scène où il retourne chez lui. Après avoir découvert qui il était avant, RoboCop retourne dans sa maison et a des flashes : il revoit son fils, son épouse… Pour moi, cette scène montre à quoi ressemble le Paradis perdu. C’est un concept mythologique mais je le trouve très beau. J’ai fait le film pour ça. » Paul Verhoeven

Situé dans la ville de Détroit à l’agonie symbolisant l’Amérique reaganienne, RoboCop raconte l’histoire de James Murphy, officier de police, qui, laissé pour mort après une fusillade, va devenir le cobaye d’une expérience cherchant à créer une nouvelle arme secrète, un policier mi-homme, mi-machine. Alors que le projet a été refusé par de nombreux réalisateurs d’Hollywood, après le succès de ses films néerlandais, abrupts et provocants, RoboCop, premier film américain de Paul Verhoeven, va connaitre un énorme succès commercial dans le monde entier et imposer son auteur à Hollywood dès le milieu des années 1980. Son film de science-fiction est tout aussi efficace que virulent, tout aussi distrayant que profondément riche dans les thématiques et les réflexions qu’il propose : de la religion à la représentation du corps et de son image, corps humain réel saignant, souffrant, vomissant, et corps cybernétique, en passant par la dénonciation d’une société de consommation dirigée par les médias ou encore l’autoritarisme, l’obsession de l’ordre et de la sécurité. Crue et gore à l’écran, la violence omniprésente et volontairement grand-guignolesque du film vient signaler, non sans cynisme, celle des images d’aujourd’hui qui nous entourent et nous envahissent au quotidien jusqu’à nous déshumaniser. Plus humain que l’Homme lui-même, RoboCop apparait alors comme une figure christique salvatrice qui met en lumière la violence qu’engendrent une mondialisation effrénée et les problèmes identitaires des individus qui en découlent.

Comme ce fut le cas pour ses premières œuvres en Hollande, dès RoboCop, y voyant tout et son contraire, surtout son contraire, la critique sera, quant à elle, divisée au sujet du contenu idéologique des films de Verhoeven. Beaucoup l’accusent de faire l’apologie de ce qu’il dénonce. Certains ne verront toujours ses films qu’au premier degré et passeront immanquablement à côté d’une œuvre incontestablement engagée et assurément dénonciatrice. Mais pour le moment, le succès protège le cinéaste.

Steve Le Nedelec

Rétrospective Paul Verhoeven du 14 juillet au 1er août à la Cinémathèque Française.