Moonlight (II) – Barry Jenkins

Le casting de Moonlight est un véritable sans faute. Tous les comédiens sont extraordinaires de justesse et les personnages qu’ils interprètent sont sublimés par la précision, la délicatesse et la bienveillance du regard du cinéaste qui parvient admirablement, pour chacun d’entre eux, à saisir toute l’humanité qui les habite.

Pour ce superbe portrait qu’il peint d’un jeune garçon sensible vivant dans un violent ghetto noir de Miami, le cinéaste Barry Jenkins a fait le choix d’utiliser trois acteurs différents pour camper le même personnage (Chiron) à trois époques de sa vie et de réserver le même traitement pour chacune des parties du film. Incarnés par trois acteurs différents, les portraits de son personnage principal se suivent chronologiquement et s’assemblent pour au final s’accorder parfaitement (L’affiche du film reprend cette idée de façon brillante. Cette dernière est tout simplement sublime). Afin que chaque comédien livre sa propre interprétation du rôle sans s’influencer entre eux, Jenkins n’a pas voulu que ceux-ci se croisent sur le plateau. Même si le héros du film parle peu et qu’on ne sait jamais ce qu’il pense, le cinéaste parvient sans mal à placer le spectateur en empathie avec ce dernier. Chiron n’a pas besoin d’exprimer sa pensée. On n’a pas besoin de savoir ce qu’il pense. On pense pour lui. Et on sait qu’il pense comme nous.

Pour camper le personnage en souffrance de « Little », Chiron enfant, Jenkins voulait un jeune comédien issu de Miami. Après avoir placardé des avis de castings dans toute la ville, le réalisateur et sa directrice de casting Yesi Ramirez, elle aussi originaire de Miami, ont choisi le jeune Alex R. Hibbert dont le regard et le jeu époustouflant correspondent parfaitement au personnage qui se réfugie dans le mutisme et viennent remarquablement traduire le trouble intérieur de celui-ci, son introversion, sa solitude mais aussi sa curiosité et sa profonde vulnérabilité.

Pour trouver l’acteur qui allait incarner le personnage à l’âge de 16 ans, Ramirez a sillonné les Etats-Unis. Elle a visionné des enregistrements d’audition et passé au crible de nombreux clips de lycéens suivant des options théâtre dans leur établissement. Au bout du compte, la production a retenu Ashton Sanders que Yesi Ramirez avait découvert au cours de l’une de ses nombreuses séances de casting à Los Angeles. Celui-ci s’était produit dans un film indépendant et avait tenu un second rôle dans N.W.A Straight Outta Compton (Straight Outta Compton, 2015) de F. Gary Gray, mais il s’est surtout distingué grâce à son calme et son visage impassible, qualités indispensables pour incarner Chiron dans le deuxième chapitre du film qui va connaitre ses premiers émois amoureux, affronter la détérioration de l’état de sa mère et devoir surmonter le quotidien chargé d’événements difficiles et traumatisants.

Quant au choix de l’interprète de « Black », l’incarnation de Chiron devenu un adulte aussi fort que vulnérable souffrant de son échec amoureux qui l’empêche d’assumer son identité et de son incapacité à exprimer ses sentiments, c’est sur l’étonnant Trevante Rhodes que Barry Jenkins et Yesi Ramirez ont jeté leur dévolu. « Black » est l’incarnation même de l’idée du racisme intériorisé appliqué à soi-même. « Black » n’est pas Chiron. Chiron n’est pas lui-même et ne l’a jamais été car il n’a jamais pu l’être. La sincérité confondante avec laquelle le comédien traduit les non-dits du héros est tout simplement bouleversante.

« En tant que directrice de casting, c’est très rare qu’un acteur me fasse un tel effet rien qu’en entrant dans la pièce, mais c’était le cas de Trevante. Outre sa virilité, il fait preuve d’une vulnérabilité dont nous avions besoin pour que le spectateur s’attache à lui » confie la directrice de casting Yesi Ramirez.

« Black est un homme introverti et perturbé qui dissimule sa véritable identité parce qu’il redoute de révéler aux autres son vrai visage. Le titre Moonlight fait allusion à la lumière qui brille parfois dans les ténèbres ou qui éclaire des choses qu’on a peur de montrer. Chacun d’entre nous, à un moment ou à un autre, a dû se battre comme Chiron, que ce soit sur une courte période ou pendant toute sa vie. Et tous ceux qui affirment ne pas s’être construit une carapace vivent dans les ténèbres. » Trevante Rhodes.

Les trois comédiens incarnant Chiron donnent brillamment corps et âme au personnage et ses fêlures. Ils ont en commun la profonde vulnérabilité du personnage et participent au bon fonctionnement du lien qui relie les chapitres entre eux. En exprimant merveilleusement leurs émotions, tous les trois affinent et complètent le portrait du personnage qui souffre de ne pas pouvoir être qui il est. Le choix passionnant du cinéaste de faire incarner son personnage principal par trois comédiens différents vient traduire sa volonté de montrer comment la société nous impose des choix et de quelle manière ceux-ci conditionnent et façonnent notre esprit, notre personnalité, notre identité et notre destin. Le corps de Chiron change. Il est façonné par le temps et l’expérience. La métamorphose physique du héros exprime ici l’impact du déterminisme social sur notre construction identitaire. Le regard de l’autre nous empêche-t-il d’être nous-même ? Comme pour chacun d’entre nous, l’appartenance communautaire tient une place primordiale dans la vie de Chiron. Cette dernière nous renvoie l’image qu’elle a de nous et conditionne nos choix et réactions. La société broie les individus. Comme le disait Jean-Paul Sartre dans Huis Clos (1943) : « L’enfer c’est les autres ». Sommes-nous des victimes de la société ? Sommes-nous prisonnier d’un destin ?

Pour incarner toute la complexité de la figure paternelle que représente le personnage de Juan, le dealer qui prend Chiron sous son aile tout en vendant de la drogue à sa mère, le réalisateur, profondément intéressé par l’identité noire masculine dans les cités déshéritées, a choisi l’impressionnant Mahershala Ali. A la fois effrayant et rassurant, le comédien rend tout de suite son personnage de Juan crédible. Magnifique d’humanité il symbolise la dichotomie que l’on peut observer entre qui l’on est au fond de soi et qui la fatalité sociale nous oblige à être. Sa rencontre avec Chiron sera déterminante pour l’avenir de cet enfant. Les conseils et leçons qu’il lui donne seront précieux et le marqueront au point qu’une fois devenu adulte, Chiron cherchera à lui ressembler. Sans que cela ne soit évoquer dans l’histoire, on comprend également que Juan se reconnait en Chiron et que c’est pour cette raison que celui-ci va l’encourager à être lui-même. Pour commencer, c’est Juan qui va lui « rendre » son nom en l’appelant Chiron et non pas « Little ». Le passage de « Little » à Chiron sera symboliquement et psychologiquement important pour l’enfant. Il marquera pour lui le début du long et difficile chemin à emprunter pour accepter sa personnalité, pour être soi-même, pour être libre.

La comédienne britannique Naomie Harris incarne Paula, la mère célibataire toxicomane de Chiron. La perspective d’incarner un personnage aussi complexe et perturbé a été difficile pour l’actrice sur un plan émotionnel. Pour s’y préparer, la comédienne a étudié le mode de vie et le comportement des toxicomanes à l’époque où le crack faisait des ravages aux États-Unis. Remarquée pour son impressionnante composition dans 28 Jours plus tard (28 Days Later, 2002) de Danny Boyle, Naomie Harris habite littéralement son personnage. On l’a également vue à l’affiche de Miami Vice (2005) de Michael Mann et elle incarne aussi Eve Moneypenny dans Skyfall (2012) et 007 Spectre (Spectre, 2015) de Sam Mendes.

« J’ai dû m’imaginer son parcours dans ma tête pour arriver à l’interpréter. Paula a un boulot et n’est pas qu’une toxico. Elle est vraiment accro et peu à peu elle développe une accoutumance au crack. Elle privilégie systématiquement son besoin d’obtenir sa dose plutôt que de s’occuper de son fils. Quel que soit le personnage qu’on interprète, il faut toujours le défendre. On doit essayer de comprendre les choix d’une femme comme Paula et tisser un lien avec elle pour l’incarner avec réalisme et conviction. » Naomie Harris.

A l’extrême inverse, aux côtés de celle-ci, une autre figure maternelle que tout oppose à Paula est présente dans le film sous les traits de Teresa, la petite amie de Juan, qui jouera le rôle de mère de substitution pour Chiron pendant son adolescence. Celle-ci est formidablement interprétée par Janelle Monae, grande artiste de la scène R&B.

Le compositeur Nicholas Britell a commencé à écrire la musique de Moonlight avant même de visionner un premier montage du film. En découvrant le scénario, il a été frappé par la sensibilité et le goût de Barry Jenkins pour le lyrisme.

« Une véritable poésie se dégage de l’écriture de Barry Jenkins. La plupart des scènes sont empreintes de beauté, d’intimisme, de tendresse et de sensibilité. » Nicholas Britell.

Britell a cherché à transposer les émotions qu’il a ressenties à la lecture du scénario par la musique. Il a écrit un premier morceau, le « thème de Chiron », qui est devenu la pierre angulaire de la bande-originale où se mêlent accords majeurs et mineurs au piano. Belle et fragile, à l’image du film et de son personnage principal, avec ses variations, la musique qu’il a composée est intime et participe pleinement elle aussi à la cohésion des différentes parties du film entre elles.

« Là-dessus, on entend quelques notes de violon en contrepoint, poursuit-il. Je voulais que les harmonies donnent le sentiment de sonder les sentiments des personnages, tout comme Chiron explore ses propres émotions tout au long de l’histoire » Nicholas Britell.

Les autres titres composant la bande-originale du film sont eux aussi brillamment choisis. Les titres sont évocateurs et les paroles lourdes de sens. Le film s’ouvre sur Every Nigger is a Star de Boris Gardiner et contient encore par exemple le titre Hello Stranger de Barbara Lewis.

Si le parti pris visuel et narratif est osé, la mise en scène très stylisée du cinéaste n’en est pas pour autant moins délicate et pudique. Son esthétique singulière et poétique lui permet d’être au plus près des émotions et des sentiments qui habitent et animent les personnages. Le cinéaste privilégie en effet l’introspection aux clichés et autres leçons de morales. On peut le constater par son choix de privilégier le hors-champs, les ellipses ou encore les moments de silences éloquents pour évoquer non seulement la vie de son personnage mais aussi par la même, pour interpeller le spectateur sur le sens de la vie en général. Le film est une expérience sensorielle intime. Évoquant l’aspiration au changement de tous ceux qui un jour se sont sentis différents ou piégés par leur propres émotions, Moonlight parle d’amour : L’amour de ses proches et les liens familiaux mais aussi l’amour de soi, l’acceptation de qui l’on est.

« C’est un film profondément sensoriel où les personnages finissent par s’autoriser à ressentir les sentiments qui les animent. En assumant leurs émotions, ils revendiquent bien légitimement leur identité. C’est fascinant de voir quelqu’un qui aspire à quelque chose qui l’habite au plus profond de lui mais qui n’ose pas le clamer haut et fort. » Barry Jenkins

Film militant qui dénonce les ostracismes ordinaires sans être manichéen ou enragé, Moonlight est une intelligente leçon, tant sur le plan politique, social et psychologique que sur le plan artistique. A une époque où beaucoup en ont grandement besoin, Moonlight est un film qui fait réfléchir et qui éveille les consciences. En cela, Moonlight est un film humaniste. Barry Jenkins maîtrise parfaitement la conjugaison du langage cinématographique avec l’intelligence de son sujet. Moonlight est un film juste, rare et sensible. Un film bouleversant touché par la grâce. Un film profondément humain et nécessaire. Un film universel. Essentiel.

Steve Le Nedelec

A lire : Moonlight (I)

Moonlight un film de Barry Jenkins avec Alex R. Hibbert, Ashton Sanders, Trevante Rhodes, Mahershala Ali, Janelle Monae, Naomie Harris, Jaden Piner, Jharrell Jerome, Andre Holland… Scénario : Barry Jenkins. Histoire originale de Tarell Alvin McCraney. Image : James Laxton. Décors : Hannah Beachler. Costumes : Caroline eselin-Schaefer. Montage : Nat Sanders. Musique : Nicholas Britell. Producteurs : Adele Romanski, Dede Gardner, Jeremy Kleiner. Production : A24 – Plan B Entertainment. Distribution (France) : Mars Films (Sortie le 1er février 2017). Etats-Unis. 2016. 111 minutes. Couleur. Format image : 2.35 :1. Tous Publics. Sélection officielle : Tiff – New-York Film Festival – Telluride – BFI London. Oscars 2017 : Meilleur film, Meilleur acteur second rôle (Mahershala Ali), Meilleure adaptation. Golden Globes 2017 du Meilleur film dramatique.