Little Joe – Jessica Hausner

Alice, mère célibataire, est une phytogénéticienne chevronnée qui travaille chez Planthouse, une société spécialisée dans le développement de nouvelles espèces de plantes. Elle a conçu une fleur rouge vermillon, très particulière, remarquable tant pour sa beauté que pour son intérêt thérapeutique. En effet, si on la conserve à la bonne température, si on la nourrit correctement et si on lui parle régulièrement, la plante rend son propriétaire heureux. Alice va enfreindre le règlement intérieur de sa société en offrant une de ces fleurs à son fils adolescent, Joe. Ensemble, ils vont la baptiser « Little Joe ». Mais, à mesure que la plante grandit, Alice est saisie de doutes quant à sa création: peut-être que cette plante n’est finalement pas aussi inoffensive que ne le suggère son petit nom.

Présenté en sélection officielle et lauréat du Prix d’interprétation féminine pour la comédienne Emily Beecham au dernier Festival de Cannes, Little Joe est le cinquième long métrage de la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner et sa première réalisation en langue anglaise. Née à Vienne en Autriche en 1972, Jessica Hausner a effectué des études de psychologie avant d’intégrer la Filmakademie, l’école de cinéma de Vienne où elle a eu Michael Haneke comme professeur. Elle réalisera deux courts-métrages (Flora en 1995 et Inter-View en 1999) au sein de son école de cinéma et sera la script sur le plateau de Funny Games (1997) de Michael Haneke. En 2001, elle réalise Lovely Rita, portrait d’une jeune fille en manque de repères, son premier long métrage qui sera présenté dans la sélection « Un Certain Regard » à Cannes. Sélection qu’elle retrouvera en 2004 pour son deuxième film, Hôtel, exercice cinématographique sur le cinéma d’épouvante, et en 2014 avec Amour Fou, film d’époque traitant du romantisme suicidaire d’Heinrich von Kleist, son quatrième film. Quant à son troisième film, Lourdes (2009), réflexion philosophique sur la question de la foi et du miracle, il est présenté en sélection officielle à la Mostra de Venise où il remporte le Prix Fipresci.  

Avec cette histoire d’une femme phytogénéticienne qui crée une plante génétiquement modifiée, une fleur magnifique au doux parfum censée susciter le bonheur de ceux qui la possèdent mais qui en fait semble les transformer imperceptiblement, les conditionner et les manipuler, habituée à « l’étrange », avec Little Joe, la cinéaste Jessica Hausner nous plonge dans un remarquable film de genre. Un film de genre qui, par son intrigue, rappelle des œuvres telles que La Petite boutique des Horreurs (The Little Shop of Horrors, 1960) de Roger Corman ou encore L’invasion des Profanateurs de Sépultures (Invasion of the Body Snatchers, 1956) de Don Siegel, et se situe donc à mi-chemin entre science-fiction et fantastique. Malgré son esthétique visuelle époustouflante, empli de métaphores, Little Joe est un film indubitablement cérébral. En effet, que ce soit sur le fond ou sur la forme, Little Joe ne joue pas sur la facilité des émotions, mais, par les multiples thématiques qu’il traite et les nombreuses interrogations existentielles qu’il suscite, le film invite à la réflexion.

 Le point de départ de Little Joe est la question de l’autre. Autrui. Notre compréhension de l’environnement et des émotions et sentiments qui habitent et animent l’autre n’étant que subjective, nous ne pouvons que constater les limites de notre empathie. Ne connait-on jamais vraiment Autrui ?

Travaillée dès l’écriture du scénario, l’atmosphère intrigante du film est particulièrement réussie et laisse sans cesse le spectateur dans le doute au sujet de l’intégrité des personnages.

Dans le film, les effets de la plante baptisée « Little Joe » peuvent être comparés à ceux des antidépresseurs. Sachant que certaines substances chimiques peuvent agir sur le comportement des personnes, « Little Joe » représente-t-elle une menace pour les individus ?  Ces derniers sont-ils toujours eux-mêmes ou sont-ils « contaminés » par le pollen ou les phéromones que dégage « Little Joe » ? Sont-ils devenus des imposteurs, des répliques d’eux-mêmes ? Ont-ils réellement changés ou est-ce le fruit de l’imagination de ceux qui en ont l’impression ?

Exigeants dans les moindres détails, l’écriture du scénario et la mise en scène du film relèvent le défi de créer et de faire demeurer, avec une grande habileté, une ambiguïté permanente pour le spectateur. Mystérieux et énigmatique sont indéniablement les adjectifs qui qualifient le mieux Little Joe. C’est une qualité suffisamment rare au cinéma aujourd’hui qu’il est important de souligner qu’avec son film, la cinéaste tient compte de l’intelligence du spectateur et lui laisse la liberté de faire sa (ses) propre(s) interprétation(s). Elle le fait réfléchir et le laisse penser.

Entièrement dévouée à son travail de recherche, workaholic, Alice culpabilise et offre « Little Joe » à son fils afin de compenser son absence. De plus en plus en proie non seulement à ses peurs inconscientes mais aussi à ses désirs refoulés, les pensées qui habitent Alice concernant les changements émotionnels de ses proches, son fils, son prétendant, puis ses collègues de travail, sont-elles véritablement fondées ou bascule-t-elle dans une folie paranoïaque ? Est-elle atteinte de véritables troubles psychiatriques ou n’a-t-elle pas en fait honte de chercher à se défaire de ses liens avec son fils pour se consacrer un peu plus de temps à elle, à ses envies et ses désirs ? Alice est-elle une bonne mère ?

 Le lien d’amour imperceptible et insaisissable qui existe entre une mère et son enfant est mis en parallèle dans le film avec celui de cette femme tourmentée par sa mauvaise conscience de ne pas s’occuper assez de son fils au profit de son travail. Cette plante qu’Alice a créée est comme un autre enfant pour elle. Little Joe est la métaphore de son fils Joe. La création renvoie à la maternité. Comme le mythe de Frankenstein avec sa créature, les deux êtres qu’elle a créés vivent leurs propres vies et échappent à son contrôle.

En perpétuelle évolution, les virus sont imprévisibles et toujours de plus en plus puissants et incontrôlables. Aujourd’hui, avec ses diverses mutations, le passage d’un virus de la plante végétale à l’humain par simple inhalation est devenu quelque chose d’envisageable. La manipulation génétique végétale évoquée dans Little Joe est mise en parallèle aux manipulations génétiques humaines de manière implicite par le spectateur. Avec les effets secondaires qu’elle génère, cette manipulation génétique végétale renvoie bien évidemment également à la manipulation des esprits. C’est donc en jouant admirablement de nos angoisses rationnelles et irrationnelles, de cette peur des limites et des dangers que sont les menaces des « progrès » et des diverses expérimentations de la science, que la réalisatrice construit son histoire et fait naitre le suspens de Little Joe.

A l’instar des grandes chaînes d’hôtels qui, afin d’y créer une atmosphère familière, diffusent leur propre parfum universellement apprécié dans leurs établissements à travers le monde, une plante ou une fleur peut être belle et sentir bon. Mais cela reste subjectif. Tout le monde n’a pas les mêmes goûts. Little Joe, la fleur qui plairait à tous, peut donc s’apparenter à un sortilège, à quelque chose qui serait maléfique. Au travers du sujet scientifique qu’il aborde, Little Joe met également en avant les problèmes et dangers que posent les incertitudes liées aux résultats des diverses manipulations génétiques contemporaines que l’on observe aussi bien dans le domaine pharmaceutique que dans le milieu de l’industrie agroalimentaire et dont nous sommes tous à la fois les témoins et les cobayes.

 « Avons-nous le droit de contrarier irrévocablement la sage évolution de millions d’années, pour satisfaire l’orgueil et la curiosité de quelques scientifiques ? Ce monde nous est prêté. Nous ne faisons qu’y passer, et au bout de peu de temps, nous laissons la terre, l’eau et l’air à ceux qui nous succèdent. Ma génération – ou peut-être celle qui l’a précédée – est la première à avoir livré à la nature une guerre coloniale exterminatrice sous la bannière des sciences. L’avenir nous maudira pour cela. » Erwin Chargaff, dans Science Magazine 1976 – Erwin Chargaff est un biochimiste austro-hongrois qui a contribué à la découverte de la structure de l’ADN.

Pouvant être bonnes ou mauvaises, les conséquences des avancées scientifiques sont incertaines et provoquent des situations conflictuelles au sein même des sociétés concernées entre les différents acteurs du milieu. Little Joe envisage de manière subtile les questions liées à l’éthique scientifique, à ses fondements moraux et à la déontologie qui doit l’accompagner. De plus, toutes les recherches qui sont effectuées en son nom sont-elles réellement faites au profit de l’avancée scientifique ou à celui du marché économique ?

En plus des contradictions qui habitent en chacun de nous, Little Joe expose de façon extraordinaire la question de la complexité de la nature humaine qui aujourd’hui se retrouve également confrontée aux dérèglements sentimentaux et sociaux qu’engendrent nos sociétés en totale perdition. Quelle est la véritable nature et qu’est-ce qui peut définir l’authenticité des émotions et des sentiments humains ? Le bonheur est-il une utopie ? Dans notre monde devenu aseptisé, on veut nous faire croire que nos émotions et nos sentiments sont le dernier rempart au bonheur et que celui-ci nous est inaccessible de par notre propre nature. Soyons vides et nous seront heureux !… Mais le constat que l’on peut faire est plutôt celui de l’aliénation à la société qui crée des individus sous anesthésie, des individus vides. Little Joe est l’allégorie de nos sociétés de « dictature » qui nous manipulent avec des « drogues » pour lesquelles nous nous dévouons au point d’ignorer notre propre existence, notre propre individualité et personnalité, notre propre humanité. Le film dénonce la toxicité de nos sociétés qui nous vendent des bonheurs, des paradis artificiels, afin de mieux nous « endormir ».

Bien qu’inspiré de lieux existants comme les serres et les laboratoires, l’univers dans lequel se déroule le film est intemporel et se rapproche presque d’un monde imaginaire, un monde artificiel et déshumanisé qui contribue à faire perdre au spectateur ses repères et ses certitudes en le plongeant dans un « conte de fées » dystopique. A l’image du virus pathogène que propage Little Joe et qui provoque des troubles émotionnels chez les individus, à la fois imperceptible et redoutable, la mise en scène de la cinéaste s’infiltre dans l’intime avec une subtilité et une intelligence rares.

Little Joe, qui se déroule principalement dans le laboratoire et l’appartement d’Alice, est presque un huis-clos. Avec les décors minimalistes et géométriques de Katharina Wöppermann (Lourdes, 2009 ; Amour Fou, 2014 ;…) appuyés par l’incroyable précision et inventivité de ses cadres rectilignes et de ses travellings hypnotiques, mais aussi avec le travail effectué sur l’image (les couleurs, la lumière,…) et les costumes créés par sa sœur Tanja Hausner (Lourdes, 2009 ; Paradis : Foi, 2012 ; Paradis : Amour, 2012 ; Paradis : Espoir, 2012 ; Amour Fou, 2014 ;…), les choix esthétiques de la cinéaste apportent au film un climat particulièrement oppressant en tension constante. En complète contradiction avec le choix de son esthétique visuelle et ses couleurs monochromes douces et chaudes, la mise en scène froide et chirurgicale de la réalisatrice, qui rappelle le cinéma de Michael Haneke, apporte un contraste qui confère une singulière étrangeté au film. Le soin apporté à l’image est le fruit d’une longue collaboration entre la cinéaste et son directeur de la photographie, Martin Gschlacht. Souligné et rythmé par une bande originale entêtante utilisant la musique abstraite et presque expérimentale du compositeur et performeur japonais Teiji Ito dont s’est imprégnée la cinéaste pour préparer le film jusqu’à en faire presque un protagoniste de l’histoire, c’est l’ensemble de ces choix harmonieux allié à cette mise en scène qui donne au film sa dimension fantastique. Contrairement aux schémas et aux ressorts habituels du genre pour susciter la peur ou l’angoisse, c’est par le biais de l’esthétique et le sens poussé du cadre qui laisse souvent le hors-champs remettre en question l’interprétation et les certitudes du spectateur sur ce qui se passe réellement dans le film, que Jessica Hausner cultive avec une maîtrise saisissante l’ambiguïté et le doute.

D’une beauté particulièrement soignée, la proposition esthétique jusqu’au-boutiste que nous offre Jessica Hausner avec Little Joe vient brillamment asseoir son propos et l’histoire du film.

Le casting de Little Joe est composé de comédiens tous aussi magnétiques les uns que les autres. Tout en intériorité et loin des clichés, Emily Beecham (28 Semaines plus tard (2007) de Juan Carlos Fresnadillo ; Daphné (2016) de Peter Mackie Burns ; Ave, César ! (2016) de Joel et Ethan Coen ;…) incarne avec justesse et de manière tout aussi naturelle qu’intrigante, l’ambiguïté de son personnage qui, une fois seul avec ses doutes, se retrouve isolé et devient marginal. Le personnage d’Alice témoigne de la difficulté d’être et de penser différemment dans nos sociétés occidentales où la majorité refuse l’affichage des différences. Dans le rôle de Chris, le collègue de travail et prétendant d’Alice, on retrouve le comédien Britannique Ben Whishaw (Layer Cake (2004) de Matthew Vaughn ; Le Parfum (2006) et L’Enquête (2009) de Tom Tykwer ; Bright Star (2009) de Jane Campion ; Skyfall (2012) de Sam Mendes ; The Lobster (2015) de Yorgos Lantimos ;…). Le personnage de Bella est interprété par la comédienne Néo-zélandaise Kerry Fox (Un Ange à ma Table (1990) de Jane Campion ; Petits Meurtres entre Amis (1994) de Danny Boyle ; Intimité (2001) de Patrice Chéreau ;…). Quant au petit Joe, il est interprété par le jeune Kit Connor que l’on a déjà pu voir à l’affiche de Ready Player One (2018) de Steven Spielberg ou encore de Rocketman (2019) de Dexter Fletcher. Les comédiens David Wilmot (Ennemis Rapprochés (1997) d’Alan J. Pakula ; Le Général (1998) de John Boorman ; Calvary (2014) de John Michael McDonagh ;…), Phénix Brossard, Sebastian Hülk (Le Ruban Blanc (2009) de Michael Haneke ;…) ou encore la comédienne Lindsay Duncan (Prick Up Your Ears (1987) de Stephen Frears ; Il était Temps (2013) de Richard Curtis ; Birdman (2014) de Alejandro Gonzalez Iñarritu ;…) viennent compléter la distribution du film.

Avec Little Joe, la cinéaste Jessica Hausner emploie la métaphore du dérèglement émotionnel pour dénoncer le dérèglement social. La singularité du traitement clinique alliée à l’originalité de la forme sophistiquée qu’a choisi d’utiliser la réalisatrice autrichienne donne au film une unité formelle qui témoigne d’un rare et impressionnant niveau d’exigence. Tout en proposant une réflexion sur le genre par la forme, Jessica Hausner exploite celui-ci de manière brillante pour nous offrir une fable aussi raffinée que dérangeante sur les rapports humains et la dictature du bonheur. Little Joe est un film beau et passionnant qu’il est important de voir sur grand écran.

Steve Le Nedelec

Little Joe un film de Jessica Hausner avec Emily Beecham, Ben Whishaw, Kerry Fox, Kit Connor, David Wilmot, Phénix Brossard, Leanne Best, Yana Yanezic, Sebastian Hülk, Lindsay Duncan… Scénario : Jessica Hausner & Géraldine Bajard.  Image : Martin Gschlacht. Décors : Katharina Wöppermann. Costumes : Tanja Hausner. Montage : Karina Ressler. Musique :
Teiji Ito. Producteurs : Martin Gschlacht, Jessica Hausner, Philippe Bober, Bertrand Faivre, Geraldine O’Flynn, Bruno Wagner. Production : Coop99 – The Bureau – Essential Films – ORF – ARTE –Coproduction Office. Distribution  (France) : BAC Films (sortie le 13 novembre 2019). Autriche – Grande-Bretagne – Allemagne. 2019. 105 mn. Couleur. Format image : 1,85 :1. DCP. Prix de la meilleure interprétation féminine – Festival de Cannes, 2019.