Litan, la cité des spectres verts – Jean-Pierre Mocky

Chaque année dans la petite cité montagneuse de Litan, on fête les morts. Jock (Jean-Pierre Mocky) et Nora (Marie-José Nat) y sont de passage. Une nuit, Nora fait un cauchemar, son amant apparaît mort. Rêve prémonitoire ? Nora est bouleversée… et son rêve se réalise…

« Au lendemain du 10 mai (1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir NDLR), je me suis dit « ouf, c’est l’accalmie ». Litan c’est le bébé de ce changement. Je me suis dit, on va m’aider un peu, je vais pouvoir arrêter de pilonner les institutions, et j’en ai profité pour m’offrir un film anodin… enfin un film fantastique n’est pas ano­din, surtout je ne crois pas être capable ­de faire un film anodin. J’ai voulu donner au spectateur fran­çais l’impression que nous autres, Lati­no-slave, étions capables de perdre de temps en temps la boussole. De concurrencer les Américains et les Japonais et de faire quelque chose de fou sans gaspiller beaucoup d’argent. (.) J’ai voulu faire un film de plaisir et de distraction pour les enfants de 14 à 18 ans : l’âge de mes fils. J’ai pensé faire pour eux une espèce de bande dessinée. Mais une bande dessinée où on aurait gommé le côté Goldorak et Superman. C’est un moyen terme entre Fantômas et Jean Ray, ou plutôt entre Gogol et Mandrake : quelque chose de typiquement latino-slave. » Jean-Pierre Mocky (Propos recueillis par J.J. Mandel in Libération 22 janvier 1982)

Litan, la cité des spectres verts, est un film fantastique français, à première vue la chose semble rare, pourtant elle ne l’est pas vraiment. Après tout, le fantastique cinématographique est une « invention » française due à l’ingéniosité et à l’imagination de Georges Méliès. Pourtant, le public ne considère pas le genre dès qu’il devient national. Erreur. Le cinéma français recèle d’excellents films ouverts sur l’imaginaire et le fantastique. Quelques titres au passage : La main du diable (1943) de Maurice Tourneur, La Belle et la Bête (1946) de Jean Cocteau, La beauté du diable (1950) de René Clair, Les yeux sans visage (1960) et Judex (1963) de Georges Franju, tiens le réalisateur de La tête contre les murs (1959), conçu et interprété par Jean‐Pierre Mocky, il y a d’étrange hasard, mais aussi Le testament du Docteur Cordelier (1959), relecture de L’Etrange cas du Dr Jekyll et Mister Hyde de R.L. Stevenson par Jean Renoir, La jetée (1962), court métrage génial de Chris Marker, Je t’aime, Je t’aime (1968) d’Alain Resnais, Black Moon (1975) de Louis Malle, Alice ou la dernière fugue (1977) de Claude Chabrol, entre autres. Signalons aussi qu’un cinéaste comme Jean Rollin y consacra la grande partie de son œuvre avec des titres emblématiques comme Le viol du vampire (1968) ou Lèvres de sang (1975) et que l’une des plus anciennes sociétés de production françaises, Eurociné, s’en fit une spécialité avec, entre autres, les films de Jess Franco. Pour être complet, pendant une courte période, une vague de jeunes cinéastes tentent de renouveler le genre avec des productions plus violentes et gores que celle de leurs illustres aînés : Haute tension (2003) d’Alexandre Aja, Frontière(s) (2007) de Xavier Gens, Martyrs (2008) de Pascal Laugier, La Horde (2009) de Yannick Dahan et Benjamin Rocher, Mutants (2009) de David Morlet, sont quelques titres de ce mouvement connu sous l’appellation de La French Touch. Depuis une quelques années, le genre réapparait (timidement) sur les écrans français : Grave (2016) et Titane (2021) de Julia Ducournau, Revenge (2017) de Coralie Fargeat, La nuée (2020) de Just Philippot, Ogre (2021) d’Arnaud Malherbe.

Mais revenons en ce début des années 80 et plus précisément en février 1982. Dans la salle obscure du festival d’Avoriaz, Jean‐Pierre Mocky y présente son vingtième film, Litan.  Le festival du film fantastique d’Avoriaz a su se faire une place de choix dans le monde des festivals par une sélection rigoureuse et surtout une succession de grands prix couronnant plusieurs chefs-d’œuvre. Dès la première édition, en 1973, le festival prime un tout jeune réalisateur américain totalement inconnu, Steven Spielberg, avec Duel (1971). Le visionnaire Soleil Vert (Soylent Green, 1973) de Richard Fleischer obtient le grand prix l’année suivante. Le festival est lancé et sa réputation à l’international ne fait que croître au fil des années. Brian de Palma obtient par deux fois le grand prix avec Phantom of the Paradise (1974) et Carrie au bal du diable (1976), tout comme David Lynch avec Elephant Man (1980) et Blue Velvet (1984), parmi les autres lauréats : James Cameron avec Terminator (1984), David Cronenberg avec Faux-Semblants (Dead Ringers, 1988), et le néo‐zélandais Peter Jackson pour Braindead (1992).

La sélection de Jean‐Pierre Mocky est donc une surprise, personne n’attendait Mocky sur ce terrain‐là, c’était oublier, le remarquable La cité de l’indicible peur (La grande frousse) de 1964. Nous sommes un an après l’élection du premier président socialiste de la Ve République, François Mitterrand. Le jeu de massacre politique des précédents films de Mocky est mis en   veilleuse, le temps de voir venir. Et c’est vers une histoire fantastique que ce tourne Jean‐Pierre Mocky. Il s’entoure de fins connaisseurs du genre, entre autres Jean‐ Claude Romer grand cinéphile devant l’éternel, passionné de cinéma fantastique et membre fondateur de la mythique revue de cinéma : Midi-Minuit Fantastique.

Litan la cité des spectres verts est une œuvre étrange, l’univers onirique qui se déploie dans le film entre en collusion avec la réalité. Tout se brouille et l’ensemble se transforme en une danse macabre qu’accompagne des musiciens aux masques blancs. Tout est inquiétant, la mort pénètre le corps des vivants… Mocky réussit une ambiance de cauchemar réel et utilise de façon tout à fait remarquable les décors extérieurs. Il faut louer le travail formidable du directeur de la photographie Edmond Richard. Déjà responsable de la lumière de plusieurs films de Luis Buñuel dont Le charme discret de la bourgeoisie (1972)et de ceux d’Orson Welles, Le Procès (1962) et Falstaff (1965), œuvres à la lisière d’un fantastique baroque. Litan est la première collaboration entre Edmond Richard et Jean‐Pierre Mocky, l’entente entre les hommes est telle, qu’Edmond Richard assurera l’image de 21 films de Mocky !

Marie-José Nat incarne l’héroïne de cette étrange aventure. Vedette réputée, fille d’un militaire d’origine Kabyle et d’une bergère Corse, Marie-José Nat va se mettre en retrait du cinéma après Litan. Elle ne reviendra sur les grands écrans qu’en 1990 avec Rio Negro d’Atahualpa Lichy. Prix d’interprétation au Festival de Cannes en 1974 pour Les violons du bal film autobiographique de son mari, Michel Drach, avec qui, elle tourne six films entre 1961 et 1977. Une belle et élégante carrière, célèbre à la télévision pour la saga romanesque Les gens de Mogador. Au cinéma quelques superbes rôles dans La vérité (1960) d’Henri-Georges Clouzot, La menace (1961) de Gerard Oury, le curieux La vie conjugale diptyque (1964) d’André Cayatte, Elise où la vraie vie (1970) et Le passé simple (1977) de Michel Drach, Une mère, une fille (1980) de Mészáros Márta, La Désobéissances (La disubbidienza, 1981) d’Aldo Lado… Actrice sensible et juste, Marie-José Nat sait tenir une scène et la rendre intéressante.

Février 1982, sous une pluie de flocons de neige, le jury d’Avoriaz décerne (fort justement) son grand prix à Mad Max 2 de l’Australien George Miller. Litan n’est pas oublié et repart avec le Prix de la critique, Mad Max 2 et Litan deux œuvres aux antipodes conçus naviguant dans l’imaginaire ont à leur manière traverser l’épreuve du temps… Insidieusement, Litan finit par imprimer dans la mémoire des spectateurs le souvenir de ses spectres verts… pour longtemps.

Fernand Garcia

Litan, la cité des spectres verts, une édition ESC Distribution, dans sa collection Jean-Pierre Mocky, disponible en DVD et pour la première fois en Blu-ray, dans un nouveau master HD, en complément : Entretien avec Gérard Lenne et Jean-Claude Romer et Le making of du film (source : INA).

Litan, la cité des spectres verts, un film de Jean-Pierre Mocky avec Marie-José Nat, Jean-Pierre Mocky, Nino Ferrer, Marysa Mocky, Roger Lumont, Jean-Claude Rémoleux, Micha Bayard, Katia Romanoff, Bill Dunn, Georges Wod, Dominique Zardi, Sophie Edelman, Jean-Claude Romer, Patrick Garnier… Scénario : Jean-Pierre Mocky, Patrick Garnier, Jean-Claude Romer, Scott et Suzy Baker.  Directeur de la photographie : Edmond Richard. Décors : René Yves Bouty. Costumes : Sophie Chastenet. Son : Luc Perini et Gilles Tomas. Montage : Jean-Pierre Mocky & Catherine Renault. Musique : Nino Ferrer. Musique électronique : Luc Perini. Producteur : Jean-Pierre Mocky. Production : M Films – Les Films A2. France. 1982. 87 minutes. Couleur. Format image : 1,66 :1. 16/9e Son : Restauré mono. Prix de la Critique – Festival d’Avoriaz 82. Tous Publics.