Lettre à Marcello Mastroianni pour les Césars

Cher Marcello,

dans le beau cimetière de Campo Verano de Rome où tu reposes, te souviens-tu encore de la remise de ton César d’honneur ? Tu t’étais attaché à rappeler l’état dans lequel se retrouvaient ceux qui rentraient chez eux sans prix…

Aujourd’hui la rage que J’accuse soit en tête du nombre de nominations crée la sensation que les Césars auront le goût des jeux du cirque. Ton humour manquera pour la désamorcer. Le succès du scénario judéo-divin du meurtre d’Abel par son frère Caïn se perpétue, la haine persiste contre ceux qui réussissent.

Qu’en penses-tu, toi qui as déjà joué avec le maestro Polanski ? En 1972, dans Che ? le film s’ouvre avec Sydne Rome dans une voiture, en belle auto-stoppeuse se vantant d’avoir réchappé d’un viol alors que tout de la gueule des passagers indique qu’ils vont se jeter sur elle. Réfugiée près de toi, sans savoir qu’elle débarque dans une maison de grands libidineux, Sydne croise les pulsions masculines accentuées par sa candeur…

Tu es suffisamment cultivé pour savoir que ce film n’est pas isolé dans l’œuvre de son créateur. Il est un génie de la représentation de la condition féminine oppressée par le masculin, et de l’ascendant in fine de la femme.

D’ailleurs n’est-ce pas la tienne qui joue dans Répulsion en 1965 ? Catherine Deneuve, à la fois craint le contact et rêve de se faire violer… Elle tue donc les bras cassés qui lui font la cour. Passent à la moulinette le propriétaire de son appartement et son prétendant, mais comme ils étaient trop entreprenants, elle garde notre sympathie.

Crois-tu que beaucoup de ceux qui veulent empêcher ses projections, interdire sa rétrospective à la Cinémathèque, ou annuler toute récompense, connaissent ces films ?

Il faut être déjà un peu âgé pour se souvenir de Tess (1979) adapté de Thomas Hardy, dans l’Angleterre du XIXème où Natassja Kinski interprète une jeune femme dont la pureté, la bonté, contrastent cruellement avec le faux noble qui lui fait un enfant et l’abandonne, ou le minable idéaliste qu’elle aime passionnément et qui l’accable en apprenant sa non virginité.

Cependant, chez Polanski, les femmes ne sont pas de pauvres êtres sans défense, Tess sait manier la lame, Lady Macbeth n’a pas non plus peur du poignard, elle domine dans Macbeth (1971) et plus récemment, Emmanuelle Seigner joue un drôle de tour à Mathieu Amalric dans La vénus à la fourrure. Personnellement j’ai un faible pour elle dans le final de La neuvième porte où cette fois c’est le mâle Johnny Depp qui doit s’avouer, avec saveur, très en dessous…

Récemment, je cherchais Rosemary’s Baby au vidéoclub de Goncourt. Tout le film est dans la subjectivité de Mia Farrow, femme d’un John Cassavetes très peu rassurant… Alors qu’avec un autre cinéphile j’échangeais sur le réalisateur, une jeune femme intervint avec virulence dans la conversation : nous osions causer d’un violeur. Aimant échanger avec ceux qui pensent différemment de moi, peut-être par plaisir de les choquer, je fis face à l’étudiante qui insistait qu’elle ne voulait pas être violée. C’était même ce qu’elle craignait le plus… Fâché du ton de l’invective, je faillis la rassurer sur ma libido à son égard, mais, de peur d’être banni de l’un des derniers vidéoclubs de Paris, je lui assurai que le réalisateur ne viendrait pas la chercher, ce qui redoubla sa colère.

Et pourtant, je suis pleinement d’accord avec elle. Trop d’hommes ne savent pas respecter les limites données par une femme et ce faisant ils jettent l’opprobre sur tous les hommes, mais faut-il pour cela jeter le Polanski de Rosemary’s Baby avec l’eau du bain ?

Marcello, tu as tellement interprété de séducteurs au cinéma que tu sais très bien qu’il ne faut pas confondre la fiction et le réel, et que tout rapport entre homme et femme a sa part d’ombre, d’attentes inavouables dont le refoulement peut créer le pire.

La terreur pour soi qui fait attaquer le premier quelqu’un qui ne songeait pas à mal est déjà au cœur des trois premiers films de Polanski, Un couteau dans l’eau, Répulsion et Cul-de-sac. On s’attend à chaque fois que la violence vienne de celui que l’on pressent comme agresseur mais il est éliminé par celui que l’on voyait en victime potentielle.

Et Samantha Geimer ? Valentine Monnier ? Pour la première, à ceux qui doutent encore du fait que Polanski ait fait ses jours d’enfermement aux Etats-Unis, je conseille le documentaire de Marina Zenovich, Wanted & Desired pour le comportement incroyable du juge, avide de publicité, réclamant encore le retour du réalisateur après sa libération, tandis qu’à propos de la seconde, la présomption d’innocence a-t-elle encore un sens en France ?

La peur d’un préjudice personnel l’emporte hélas le plus souvent sur l’empathie. Dans Roman par Polanski l’auteur rappelle qu’après l’assassinat de sa femme enceinte de huit mois et demi le propriétaire lui envoya sa note pour les frais énormes liés « au dommage causé à ses tapis et à ses meubles : les tâches de sang les avaient complètement foutus en l’air ». L’acharnement criminel des femmes de Charles Manson trahit évidemment leur peu d’intérêt pour l’ameublement…

Aux Césars on retrouvera Les Misérables qui montre l’engrenage de la colère collective qui amène à vouloir brûler son prochain dans une cage d’escalier. J’avoue préférer J’accuse où, grâce aux efforts d’un homme pour remettre un exclu dans la société, le mécanisme de haine se grippe. La conscience et le cran de ne pas céder à sa peur de l’autre sont mis en avant chez Polanski plutôt que la fatalité du lynchage par la meute.

Bien à toi Marcello, le goût d’anéantir son prochain pour marquer son territoire secoue toujours le monde, comme dans Les fantômes à l’italienne de Renato Castellani où, fantôme d’un séducteur, tu hantais ton vieux palais pour éviter que les promoteurs ne le transformassent en parking.

Patrick Hadjadj

Réalisateur (SRF) et
Enseignant en Seine-St-Denis