Las Vegas Parano – Terry Gilliam

Raoul Duke (Johnny Depp) et le Dr Gonzo (Benicio Del Toro) foncent à travers le désert au volant de leur Chevrolet Impala décapotable en direction de Las Vegas. La drogue commence à faire son effet. « Soudain, dans un énorme grondement, le ciel s’emplit de chauves-souris géantes », Duke en plein trip alors qu’une voix hurle dans sa tête : « C’est quoi, ces bestioles ? ». Il est temps de laisser le volant au Dr Gonzo, tout aussi défoncé. Dans le coffre, un véritable arsenal chimique : acide, mescaline, cocaïne, éther… Paumés sur la route, ils croisent un auto-stoppeur (Tobey Maguire), qui hésite un instant avant de monter à bord. Combien de temps vont-ils tenir avant de débloquer grave devant le môme ?…

Las Vegas Parano est l’adaptation de l’œuvre culte et déjantée de Hunter S. Thompson. S’il n’est pas à proprement parler l’inventeur du journalisme gonzo, il en est sans doute le pape. Cette forme radicale de reportage repose sur une immersion totale du journaliste dans son sujet, livrant une vision ultra-subjective des événements. Le récit, écrit à la première personne, déforme la réalité à travers le prisme de la drogue, amplifiant chaque sensation, chaque détail.

Thompson s’enfonce au cœur du rêve américain à Las Vegas, ville-miroir qui concentre tout ce que représentent les États-Unis : l’argent, le kitsch, la vulgarité, le spectacle, le sexe, le désespoir… Une ville artificielle, noyée sous les néons et perdue au milieu du désert, où l’illusion devient norme et la folie guette à chaque coin de rue.

Hunter S. Thompson effectue son reportage en mars 1971, dans une Amérique plus divisée que jamais. Une jeunesse entière se bat et meurt au Vietnam pour une cause de plus en plus floue, tandis qu’à l’intérieur du pays, les tensions raciales, politiques et sociales atteignent un point de rupture. Thompson est accompagné dans ce périple délirant par le Dr Gonzo — de son vrai nom Oscar Zeta Acosta — un avocat chicano, militant des droits civiques, figure aussi fantasque qu’engagée.

À l’origine, le projet devait se limiter à un article illustré pour Sports Illustrated, à propos de la course off-road du désert : le Mint 400. Mais très vite, le matériau déborde le cadre. L’article initial, jugé inadapté et incontrôlable, est violemment rejeté par Sports Illustrated, tant il s’éloigne de la commande attendue. C’est finalement Rolling Stone qui accepte de le publier, offrant à Thompson un espace plus libre, et l’occasion de retourner à Las Vegas pour couvrir une conférence d’avocats sur les stupéfiants — un événement à la fois sinistre et absurde, parfaitement en phase avec l’esprit du récit.

Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream — tel est le titre complet du roman de Hunter S. Thompson. Il annonce clairement les enjeux : ce voyage hallucinatoire est bien plus qu’un simple trip sous acide, c’est une plongée brutale dans les ruines d’un mythe national. Dans cette débauche de dinguerie et de folie collective, la consommation effrénée de drogues n’apparaît plus comme un caprice hédoniste, mais comme un réflexe de survie au cœur d’un monde vidé de sens.

Thompson dresse le constat amer d’une génération sacrifiée : la jeunesse est brisée, l’utopie des années 60 s’est effondrée, et derrière les paillettes du rêve américain ne subsistent que le mensonge, la manipulation et le désespoir. La contre-culture a été digérée par le système qu’elle voulait renverser. Las Vegas, avec ses faux temples, ses néons aveuglants et son absurdité criarde, en devient le symbole parfait.

Le roman de Hunter S. Thompson est aujourd’hui considéré comme une œuvre majeure de la littérature américaine de la fin du XXe siècle. Son influence dépasse largement le champ du journalisme ou de la contre-culture. L’adaptation cinématographique, elle, a longtemps été un projet en gestation à Hollywood, changeant plusieurs fois de mains avant de se concrétiser.

Initialement confiée à Alex Cox, le réalisateur de Repo Man, l’adaptation dispose même d’un scénario prêt à tourner. Mais des divergences artistiques surviennent, notamment sur la fidélité à l’esprit du roman. Cox est finalement évincé, et c’est Terry Gilliam qui reprend le flambeau. Le choix s’impose presque comme une évidence : qui mieux que l’ancien Monty Python, passé maître dans l’excès baroque et les visions surréalistes, pouvait donner forme à l’univers délirant de Thompson ? L’alliance entre ces deux imaginaires — celui de l’écrivain gonzo et du cinéaste anarchiste — promet une œuvre sensorielle, déjantée et profondément critique.

Les spectateurs familiers de l’univers baroque de Terry Gilliam et les lecteurs de Hunter S. Thompson ne seront pas déçus par ce déluge psychédélique. Gilliam et Thompson travaillent main dans la main pour donner vie à cette adaptation fiévreuse. L’écrivain fait d’ailleurs une apparition furtive dans le film, lors de la séquence de la boîte de nuit. Plus qu’un simple conseiller, Thompson s’investit pleinement dans le projet, en particulier auprès de Johnny Depp, avec qui il noue une profonde amitié.

Pour se glisser dans la peau de Raoul Duke, Depp passe du temps chez Thompson, adopte ses manies, ses expressions, et va jusqu’à porter ses vêtements. Il hérite même de la célèbre Chevrolet Impala décapotable de 1971, la fameuse Red Shark. C’est encore Thompson lui-même qui se charge de sa coupe de cheveux, exigeant une incarnation aussi fidèle que possible.

Le résultat est bluffant : Johnny Depp est littéralement habité par le rôle. Face à lui, Benicio Del Toro impressionne tout autant dans le rôle du Dr Gonzo. Il y a quelque chose d’évident dans sa manière d’incarner ce personnage d’avocat américano-mexicain, à la fois grotesque, terrifiant et imprévisible. Benicio prend une bonne vingtaine de kilos afin de correspondre le plus possible à Oscar Zeta Acosta. Le duo fonctionne à merveille : ils incarnent, à travers leur dérive, l’excès et la démesure d’une époque qui s’effondre — un dernier feu d’artifice halluciné avant le grand vide.

Dans ce grand chaos, Terry Gilliam suit une ligne directrice d’une remarquable pureté : respecter l’esprit, mais aussi la lettre du livre. Las Vegas Parano, film totalement gonzo, s’intègre pleinement dans l’œuvre de Gilliam — peut-être aussi parce qu’il touche à une époque qu’il a vécue de l’intérieur. On a parfois tendance à l’oublier : avant d’être une figure du cinéma britannique, Gilliam est avant tout américain. Et cette évaporation du rêve américain, cette désintégration d’une culture autrefois porteuse d’utopie, il l’a ressentie profondément. C’est sans doute ce désenchantement qui l’a conduit à quitter les États-Unis pour l’Europe.

Avec Las Vegas Parano, il reconstitue, par bribes et visions hallucinées, le paysage politique, culturel et mental de l’Amérique des années 60-70. Chaque costume, chaque décor, chaque objet est porteur de sens. Les lieux — motels miteux, casinos délirants, routes perdues dans le désert — deviennent les étapes d’un cauchemar carnavalesque, où le grotesque côtoie la lucidité. Un véritable « circus » infernal se met en branle, engloutissant ses protagonistes dans un maelström de sons, de couleurs et de substances.

On y retrouve aussi la filiation de Gilliam avec Federico Fellini : la même fascination pour les freaks, le même goût du spectacle baroque, du désordre visuel chargé de sens. Dans ce film, il pousse son style halluciné à l’extrême, avec une liberté rare, presque euphorique. Et paradoxalement, Las Vegas Parano devient peut-être l’un de ses films les plus maîtrisés — et, dans une certaine mesure, les plus joyeux. Une célébration terminale, drôle, musicale et désespérée, du rêve américain en ruine.

Pas de compassion pour le diable. Souvenez-vous en bien. Achetez le billet. Et prenez la route de Las Vegas Parano, le voyage en vaut la peine. Un classique, culte.

Fernand Garcia

Las Vegas Parano, une édition collector en 4K UltraHD et Blu-ray (et unitaire DVD) de L’Atelier d’Images avec en compléments : Une présentation du film par Caroline Vié, critique cinéma à 20 minutes. Elle évoque dans le détail, la conception, le tournage et l’accueil du film (19 minutes). Une expérience cinématographique, racontée par Terry Gilliam «… j’ai éprouvé le désespoir de cette génération, celle de la mort du rêve américain », retour 20 ans après sur ce sommet de son œuvre (24 minutes). Sombres souvenirs et mauvais flash-back, interview de Benicio Del Toro « Si on lit le livre à un niveau superficiel, ce ne sont que deux fripouilles hors de contrôle. Mais c’est bien plus profond que ça. » (12 minutes). Featurette : Pleins feux sur Las Vegas Parano, document promotionnel d’époque avec des interventions de Terry Gilliam, Johnny Depp, Benicio Del Toro (10 minutes). Scènes coupées (12 minutes). Et enfin pour conclure, la Bande-annonce d’origine (2 minutes).

Las Vegas Parano (Fear and Loathing in Las Vegas), un film de Terry Gilliam avec Johnny Deep, Benicio Del Toro, Tobey Maguire, Michael Lee Gogin, Larry Cedar, Brian Le Baron, Katherine Helmond, Michael Warwick, Cameron Diaz, Gary Busey, Christina Ricci, Harry Dean Stanton, Ellen Barkin… Scénario : Terry Gilliam, Tony Grisoni, Tod Davies et Alex Cox d’après le roman de Hunter S. Thompson. Directeur de la photographie : Nicola Pecorini. Décors : Alex McDowell. Costumes : Julie Weiss. Maquillage FX : Rob Bottin. Montage : Lesley Walker. Musique : Ray Cooper. Producteurs : Patrick Cassavetti, Laila Nabulsi et Stephen Nemeth. Production : Fear and Loathing LLC – Rhino Films – Shark Productions – Summit Entertainment – Universal Pictures. Etats-Unis. 1998. 1h58. Couleur. Format image : 2.39:1. Son : Version original avec sous-titres français et Version Française DTS-HD Master Audio 5.1. Sélection Officielle, Festival de Cannes, 1998.