Tashiro entend un carillon que personne d’autre n’entend.
Le « Chime » résonne.
Il affirme qu’une machine s’est greffée à son cerveau.
Le « Chime » résonne. Encore.
Matsuoka, son professeur de cuisine, tente de l’aider.
Le « Chime » résonne. Plus fort.
Tashiro se saisit d’un couteau.
Figure incontestable et incontournable de la post-nouvelle vague nippone qui a renouvelé le cinéma de genre, maitre de l’angoisse et du « fantastique réaliste » ou de l’« ordinaire surnaturel », réalisateur des impressionnants et excellents Cure (Kyua, 1997), Charisma (Karisuma, 1999), Séance (Korei, 2000), Kaïro (Kairo, 2001), Jellyfish (Akarui mirai, 2002), Loft (2006), Rétribution (Sakebi, 2007), Tokyo Sonata (2008), Shokuzai (2012), Real (Riaru: Kanzen naru kubinagaryû no hi, 2012), Vers l’autre rive (Kishibe no tabi, 2015), Le Secret de la chambre noire (2016), Creepy (2017), Invasion (Yochô: Sanpo Suru Shinryakusha, 2018), Avant que nous disparaissions (Sanpo suru shin’ryakusha, 2018), Au bout du monde (Tabi no Owari, Sekai no Hajimari, 2019), ou encore, plus récemment, du drame historique Les Amants sacrifiés (Supai no tsuma, 2021), avec Chime, le réalisateur japonais Kiyoshi Kurosawa revient au genre qu’il affectionne et qu’il maîtrise le mieux. Son art de la mise en scène contribuant à classer ses films parmi les plus effrayants de l’histoire du cinéma, Chime marque immanquablement le retour du cinéaste, maître de la peur et de l’angoisse, à ses fondamentaux.
« En ce qui concerne ma carrière, je n’ai jamais vraiment tracé de trajectoire spécifique ni eu une idée fixe de ce que je voulais. […] Quel que soit le nombre de films que je réalise, je n’ai jamais l’impression que l’un d’entre eux soit vraiment parfait ou complet. En fait, plus je crée de films, plus le concept même de cinéma devient insaisissable, comme s’il avait toujours une longueur d’avance sur moi. Ce désir simple, presque primitif, de comprendre ce qu’est vraiment le cinéma me fait avancer, et j’imagine qu’il en sera ainsi jusqu’à ma mort. » Kiyoshi Kurosawa.

Né en 1955 à Kobe, Kiyoshi Kurosawa débute la mise en scène avec des films indépendants en 8 mm alors qu’il étudie la sociologie à la Rikkyô University. Sa cinéphilie s’étend du cinéma moderne européen au cinéma américain des années soixante-dix, à la série B d’horreur, au cinéma de genre nippon. C’est en 1997 qu’il accède à la reconnaissance internationale avec Cure et qu’il devient un habitué des festivals internationaux avec des œuvres, personnelles et remarquables, qui ont redéfini le genre de l’horreur psychologique. Des œuvres dont les règles cinématographiques et les codes du genre sont souvent pour l’auteur un prisme philosophique à travers lequel il explore les angoisses et les névroses contemporaines pour témoigner aussi bien de l’histoire culturelle que de la réalité sociale du Japon.
Après quatre ans d’absence, Kiyoshi Kurosawa est de retour au cinéma avec une actualité riche de trois nouveaux films qui sortiront dans les salles en France sur une période de moins de trois mois. Avant les longs-métrages Cloud et La Voie du serpent qui sortent respectivement les 4 juin et 13 août prochain, c’est le moyen-métrage Chime qui ouvre les hostilités.
Chime est un thriller horrifique psychologique qui, par son inquiétante étrangeté, tutoie le « fantastique ». Anxiogène et parfaitement maîtrisé tant au niveau du scénario que de la mise en scène, le film commence dans un registre connu et balisé mais Kurosawa le fait évoluer dans des directions inattendues et le transforme afin d’entrainer le spectateur vers un genre et un style dont seul le cinéaste à le « secret ». Moyen métrage de quarante-six minutes, si Chime s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Kurosawa, celui-ci est aussi marqué par le renouvellement de son langage cinématographique. Œuvre brève, mais riche, Chime s’impose par la maitrise de sa mise en scène clinique, son atmosphère sonore invasive, et sa capacité à faire du quotidien ordinaire un terrain d’angoisse insidieux.
« La représentation des fantômes est toujours un aspect difficile qui demande beaucoup de créativité. Cela peut grandement influencer la narration. En d’autres termes, la question se pose de savoir si le fantôme existe en tant qu’entité tangible ou non. C’est un aspect crucial qui joue un rôle important. » Kiyoshi Kurosawa.

Le film s’ouvre dans une salle d’école de cuisine où le banal d’une leçon de cuisine française se déforme imperceptiblement. Le premier trouble est sonore et est représenté par un carillon (chime) que seul un personnage semble entendre. Loin d’être un simple effet de style, ce son résonne comme une entité, une présence désincarnée qui se glisse dans les interstices du réel. Qu’est-ce que ce carillon ? Est-ce un phénomène surnaturel ou bien le révélateur de nos frustrations ? Kurosawa pousse ici encore plus loin sa fascination pour les micro-perturbations de la normalité. Vecteur d’une transformation inquiétante suggérant une perte de contrôle sur la perception, le son indique ici l’intrusion du surnaturel dans le quotidien. Comme dans Kaïro ou Cure, la perturbation est ici d’abord sensorielle avant d’être surnaturelle. C’est par l’ouïe, l’oreille, que le malaise s’insinue. C’est par la perception des sens que l’équilibre bascule.
« Je pense que les pauses où le spectateur n’arrive pas à savoir si quelque chose va se produire ou non peuvent être les plus effrayantes lorsqu’elles sont bien faites. […] Le moment le plus désagréable est celui où vous ne savez pas quelle direction prendre, alors j’essaie de prolonger ce sentiment autant que possible. » Kiyoshi Kurosawa.
Faire de la mise en scène un dispositif de tension témoigne de l’impressionnante maîtrise technique de Kurosawa. Des plans fixes aux cadres géométriques en passant par la lenteur des mouvements de caméra, tout concourt à figer les personnages dans un décor étouffant et à instaurer une atmosphère de suspension et d’attente. Expérimental, le design sonore, au cœur du film, utilise aussi bien les silences que les micro-sons pour créer une angoisse sourde et donner un rythme singulier à l’œuvre. Un rythme hypnotique, presque anesthésiant, comme si le réalisateur cherchait à nous endormir pour mieux nous hanter.
Au-delà de son ambiance glaçante, Chime aborde des thématiques profondes comme la solitude urbaine et l’isolement affectif, la contamination mentale et sensorielle, la déshumanisation technologique et la perte d’identité, la dissolution de l’identité au sein d’un monde devenu illisible. Tashiro, personnage central, se désagrège à mesure que le son du carillon s’impose. A son insu, il devient un vecteur du trouble. Réflexion sur la condition humaine, ce lent glissement, métaphysique autant que psychologique, rappelle la manière dont Kurosawa interroge l’humain face à l’invisible, dans une société en apparence rationnelle mais fondamentalement « hantée ».

Kurosawa signe ici un scénario minimaliste et cryptique à la structure à la fois elliptique et suggestive. Avec ses « vides » et ses silences, le cinéaste mise sur la suggestion et contraint le spectateur d’interpréter, de combler les « lacunes », de se perdre dans le labyrinthe du non-dit. L’absence d’exposition ou d’explication accentue l’aspect expérimental et glacial du film. Le récit devient ainsi pour le spectateur, le miroir de la contamination sensorielle que subissent les personnages.
Signée Kôichi Furuya, la photographie du film est glaciale, presque chirurgicale. La lumière blanche ou bleutée, blafarde, clinique, neutralise toute chaleur humaine. Le choix de l’éclairage métallique des espaces, comme la cuisine aseptisée ou les intérieurs divers qui ressemblent à des laboratoires, accentue la sensation de confinement et de menace latente. Comme hypnotisé, le spectateur ne peut détacher son regard de ces compositions rigoureuses.
Le rythme hypnotique du film est aussi le résultat de la précision du montage d’Azusa Yamazaki, le chef monteur qui a entre autres travaillé avec le cinéaste Ryūsuke Hamaguchi sur Drive My Car (Doraibu mai kâ, 2021) et Le Mal n’existe pas (Aku wa sonzai shinai, 2024). Dans Chime, les coupes sont rares et les plans souvent prolongés au-delà du confort. La maîtrise de ce rythme lent participe à la montée de la tension. L’angoisse naît de la stagnation, de l’impossibilité d’un dénouement. Le montage d’Azusa Yamazaki confère au film une étrange temporalité décalée, presque irréelle.
« Je suis toujours jaloux de la liberté et du luxe du son par rapport à l’image. Je pense que le son a vraiment cette grande capacité d’exprimer beaucoup de chose que l’image ne peut pas faire […]. Mais dans mes films, je n’essaie pas de surpasser l’image par le son. Je veux ajouter du son de manière à enrichir l’image, la partie visuelle, mais sans aller au-delà, sans la surpasser. Si je la dépasse, l’image n’a plus aucun sens. Je dirais que c’est la façon dont je fais des films, je veux toujours utiliser le son pour tirer le meilleur parti de l’image. » Kiyoshi Kurosawa.

Le design sonore créé par Tatsuya Obo est l’un des éléments les plus frappants du film. Le résultat de son travail sur le son est une véritable création organique. Comme un spectre hanterait le monde, chaque bruit du quotidien (claquements d’ustensiles, gouttes d’eau, froissements de tissu…) est exacerbé, déformé, amplifié. Ce traitement transforme l’environnement familier en terrain d’hostilité. Ni métallique ni mélodique, mais comme un appel venu d’ailleurs, le carillon lui-même, motif central, est rendu avec une texture presque « inhumaine ». Tatsuya Obo ne cherche pas à effrayer par l’excès, mais à créer une matière sonore qui enveloppe et dérègle nos repères sensoriels.
Trouble et suspendue, la musique de la bande originale est orchestrée par le compositeur Takuma Watanabe. Utilisée avec parcimonie, chacune de ses interventions dans le film est d’une intensité calculée. Plutôt que de souligner l’horreur, la musique semble l’absorber dans une texture sonore éthérée, dissonante, et parfois quasi imperceptible. Comme des échos d’un monde parallèle, les nappes musicales semblent surgir du silence. Takuma Watanabe réussit à faire de sa partition un prolongement du trouble sensoriel. Ici la musique ne se contente pas d’accompagner, elle contamine.
« Je pense que le personnage principal commence à craindre de franchir trois limites. La première est la ligne de la loi sociétale. Ceux qui la franchissent finissent par se faire attraper par la police. Ils commencent à craindre la police. La deuxième est la peur de recommencer. C’est une question de moralité. Une fois que vous avez franchi la limite du « tu ne tueras point », vous risquez de tuer à nouveau dans une situation similaire. Vous pourriez finir par tuer votre propre fils, dépassant ainsi les limites de la moralité. Le dernier point est la conscience. Avoir tué quelqu’un. Celle-ci est simple, car elle implique la peur du fantôme de la personne que vous avez tuée. C’est la conscience. » Kiyoshi Kurosawa.

L’atmosphère d’étrangeté diffuse du film doit beaucoup aux interprétations subtiles de ses interprètes. Tout en sobriété, Mutsuo Yoshioka (Onoda, 2021 ; Cloud, 2025…) incarne ici le personnage de Takuji Matsuoka et livre une performance bouleversante. Impassible, son visage devient le reflet d’un effritement intérieur que Kurosawa filme sans artifice. L’acteur incarne à merveille cette idée de porosité entre le réel et l’irrationnel, entre l’humain et l’inconnu, entre l’humain et l’indicible.
L’interprétation du personnage de Tashiro par le comédien Seiichi Kohinata apporte un contrepoint saisissant. Autoritaire, presque rigide, il devient le garant d’un ordre que le carillon vient lentement disloquer. Son regard, d’abord sceptique, vacille au fil du récit. C’est dans cette fissure que va s’insinuer la peur.
Tomoko Tabata (Déménagement, 1993 ; La Servante et le samouraï, 2005 ; Blood and bones, 2005…) incarne le personnage de Haruko Matsuoka, la femme de Takuji, et offre une prestation toute en tension latente. Présente dans les scènes abondantes de non-dits, elle incarne l’inquiétude diffuse, l’intuition d’un désordre sans nom. Sa présence et ses agissements qui sortent de l’ordinaire densifient l’atmosphère oppressante du film. Tantôt silencieux, crispés ou presque spectraux, ensemble, les comédiens composent des personnages désincarnés comme des fantômes qui s’accordent parfaitement au rythme du récit. Sans jamais surjouer la peur, ils la laissent transparaître dans leurs comportements, leurs gestes, leurs postures, leurs silences et leurs regards vides ou fixes. Leur retenue est un vecteur d’anxiété bien plus puissant que tout autre effet de maquillage ou de mise en scène appuyée.
« Pour moi, le cinéma de genre, c’est le cinéma. […] Ce dont je suis toujours très conscient, et ce, qu’importe le film que je fais, c’est la manière dont il s’inscrit dans l’histoire du cinéma. Je peux faire quelque chose à partir de rien, mais il y a généralement un désir. Pour moi, le processus de création d’un film est la poursuite de découvertes. » Kiyoshi Kurosawa.
Inclassable, Chime défie les règles et habitudes d’un récit conventionnel. Avançant par fragments, par symptômes, Kurosawa ne cherche ni à résoudre « clairement » son histoire, ni à nous donner d’explications rationnelles ou autre. Concis comme un haïku, la radicalité de l’écriture combinée à l’esthétique visuelle et sonore aussi singulière que maîtrisée, font de Chime une expérience formelle profondément immersive et troublante. Court mais d’une richesse extraordinaire, avec Chime, Kiyoshi Kurosawa poursuit son exploration des zones d’ombre de la psyché humaine en s’appuyant sur une mise en scène rigoureuse, une photographie précise, un montage hypnotique, une musique oppressante et un travail sonore exceptionnel. Porté par des comédiens remarquables, Chime nous happe dans un univers à la fois familier et étrangement disloqué. Comme un carillon obsédant que l’on n’arrive plus à faire taire, Chime est une œuvre qui résonne en nous longtemps après son visionnage. Œuvre magistrale, Chime s’impose comme un incontournable du cinéma contemporain.
Steve Le Nedelec

Chime, un film de Kiyoshi Kurosawa avec Mutsuo Yoshioka, Seiichi Kohinata, Tomoko Tabata, Ikkei Watanabe, Hana Amano, Junpei Yasui, Yoshiyoshi Arakawa, Kôji Seki, Giko… Scénario : Kiyoshi Kurosawa. Photographie : Kôichi Furuya. Lumière : Takahide Sakai. Décors : Hidetoshi Ando. Costumes : Naomi Shimizu. Effets visuels : Shûji Asano. Effets sonores : Tatsuya Ohbo. Producteurs : Hideyuki Okamoto, Misaki Kawamura et Miyuki Tanaka. Production : C&I entertainment – Sunborn Inc. – “Chime” Film Partners. Distribution (France) : Art House Films (sortie le 28 juin 2025). Japon. 2024. 46 minutes. Couleur. Son : 5.1. Format image : 1,66:1. Festival de Berlin, 2025. Interdit aux moins de 12 ans.