Killers of the Flower Moon – Martin Scorsese

Il est toujours ardu de se confronter aux grands cinéastes, voir au cœur d’un film, thèmes, obsessions, figures de style, innovations, finalement tout ce qui constitue une œuvre et un regard. Killers of the Flower Moon, fresque historique, est un immense film d’un des plus grands auteurs du cinéma américain Martin Scorsese.

Killers of the Flower Moon raconte une page de l’histoire du capitalisme américain. A la fin du XIXe siècle, de grandes quantités de pétrole sont découvertes sous la terre des Osages, tribu d’Amérindiens, en Oklahoma. Les Osages obtiennent 10 % de rentes (en cash) pour l’exploitation de cette manne par les grandes compagnies. Leurs terres ne peuvent être ni cédées ni vendues, mais seulement transmisses par héritage.

Dans l’immédiat, après Seconde Guerre mondiale, Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) débarque à la gare de Fairfaix. Il sort des charniers de la Grande guerre, comme des milliers d’Américains, il vient pour travailler, mais contrairement aux nouveaux arrivants, il a une destination l’exploitation de son oncle William Hale (Robert De Niro). Beaucoup travaillent pour des Osages comme domestiques, chauffeurs, etc. Burkhart devient chauffeur et petit à petit se rapproche de Mollie Kyle (Lily Gladstone), une Osage. Encouragé par son oncle, il l’épouse, tout comme son frère Byron (Scott Shepherd) en a déjà épousé une. Ernest trempe rapidement dans les affaires louches de son oncle, « le meilleur ami des Osages ». William Hale, « King » comme il aime à s’appeler, a un plan machiavélique derrière la tête. Au fil des jours, des Osages sont retrouvés morts dans d’étranges accidents et de curieux suicides…

Tiré d’une enquête du journaliste et écrivain américain David Grann, Martin Scorsese et Eric Roth désaxent son récit qui suivait le FBI, pour se focaliser sur Ernest, son oncle et Mollie. Le FBI n’intervient que dans la dernière partie du film. Martin Scorsese et Eric Roth se plongent ainsi à l’intérieur du drame, dans la famille comme excroissance du capitalisme. Ernest est un benêt, d’une incommensurable bêtise. King utilise sa proximité avec les Osages, tel un politique, pour mieux les manipuler. Il est à l’image du capitalisme d’opportunité de ce début du XXe siècle qui aboutira à un capitalisme prédateur. Il trompe jusqu’à sa propre famille et n’hésite pas à faire tuer tous ceux qui le gênent. Dans son plan, un imprévu, l’amour sincère d’Ernest pour Mollie. Mais Ernest, fidèle à son oncle comme un bon soldat dans les tranchées à ses supérieurs, accepte tout de la part de son oncle. Ernest, persuadé de bien faire, sur les conseils de King (et de médecins complices de l’oncle) injecte de l’insuline diluée avec un autre produit. Petit à petit, Mollie sombre.

King charge Mollie aux yeux d’Ernest et l’informe qu’elle a été mariée une première fois, à 15 ans, à un Osage, mais ce que cela n’a pas d’importance et surtout « qu’elle a droit à une part d’ombre ». Cette ombre que chaque personnage de cette ample fresque historique cache en son âme. Martin Scorsese met en scène des hommes et des femmes, de cultures différentes, d’origines différentes, mais dont le destin, pour le meilleur et surtout pour le pire, est intrinsèquement lié. Ces destins individuels, de bruit et de fureur, ont bâti les Etats-Unis.

Martin Scorsese adapte le récit de David Grann avec Eric Roth. Brillant scénariste et très bon adaptateur, Eric Roth est loin d’être un débutant. Oscar de la meilleure adaptation pour Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis, catégorie dans laquelle il a été nommé à six reprises. Son premier scénario porté à l’écran est To Catch a Pebble (inédit en France), une œuvre originale, réalisée par James F. Collier avec la charmante Joanna Pettet en hôtesse de l’air américaine qui se retrouve dans un kibboutz en Israël, le film passe inaperçu. Il a un peu plus de chance avec The Nickel Ride, polar qu’il écrit pour Robert Mulligan, en compétition au Festival de Cannes, 1974.

Il retravaille quelques scènes de La Toile d’araignée (The Drowning Pool, 1975) un solide policier de Stuart Rosenberg avec Paul Newman. Sa carrière prend un petit envol avec Airport 80 – Concorde (1979) 4e et dernier film de la série à succès initiée par Airport en 1970. Si Eric Roth est à l’aise dans le polar, il signe pour Peter Yates, Suspect dangereux (Suspect, 1987), c’est dans les adaptations qu’il va exceller. Parmi celles-ci, citons : Forrest Gump d’après Winston Groom, L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (The Horse Whisperer, 1998) d’après Nick Evans, pour et avec Robert Redford, Révélations (The Insider, 1999) développement d’un article de Marie Brenner, pour Michael Mann, Munich (2005) d’après George Jonas pour Steven Spielberg, L’étrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button, 2008) de F. Scott Fitzgerald pour David Fincher et dernièrement Dune (2021) de Frank Herbert pour Denis Villeneuve. Eric Roth a écrit directement pour l’écran le thriller Raisons d’état (The Good Shepherd, 2006) sur les débuts de la CIA, deuxième et dernière (à ce jour) réalisation de Robert De Niro. On retrouve dans Killers of the Flower Moon, son goût (qui rejoint celui de Scorsese) pour le polar. A 78 ans, Eric Roth écrit toujours sur des feuilles volantes, des cahiers, des carnets et… sous DOS !

Martin Scorsese réunit pour la première fois devant sa caméra deux de ses acteurs fétiches, Robert De Niro et Leonardo DiCaprio. En 1973, l’entrée de Johnny Boy (Robert De Niro) dans le bar de Mean Streets en travelling arrière au ralenti sur Jumpin’ Jack Fash des Rolling Stones, marque un tournant dans l’esthétique cinématographique et le début d‘une association magique. Taxi Driver (1976), New York, New York (1977), Raging Bull (1980), La valse des pantins (The King of Comedy, 1983), Les Affranchis (Goodfellas, 1990), Les nerfs à vif (Cape Fear, 1991), Casino (1995), Irishman (2019) en tout 10 films, des classiques. Paumé solitaire, saxophoniste, boxeur, comique raté, mafieux, psychopathe, patron de casino, prodigieuse galerie de personnages, à chaque fois une performance sidérante. Robert De Niro décroche l’Oscar par sa fabuleuse composition de Jake La Motta dans Raging Bull.

Leonardo DiCaprio tourne pour la première fois sous la direction de Martin Scorsese (sur la recommandation de Robert De Niro) dans Gangs of New York (2002) autre grande fresque historique. Scorsese lui offre par la suite de magnifiques rôles dans des univers très variés, du fantasque milliardaire Howard Hugues dans Aviator (2004), au trader dans Le Loup de Wall Street (2013), il y aura eu entre temps, un infiltré dans la mafia, Les Infiltrés (The Departed, 2006), et un Marshall dans l’étrange Shutter Island (2010). DiCaprio avant Killers of the Flower Moon avait à deux reprises partagé l’affiche avec Robert De Niro, son idole. Tout d’abord dans Blessures secrètes (This Boy’s Life) de Michael Caton-Jones, au tout début de sa carrière en 1993, puis dans Simples secrets (Marvin’s Room) de Jerry Zaks en 1996.

Leonardo DiCaprio incarne Ernest, personnage manipulable, dévoué, revenu de l’horreur des tranchées, avec une forme d’insensibilité à la violence. Pourtant, passer l’introduction Scorsese ne reviendra plus sur le passé d’Ernest. Il ne s’agit pas de lui trouver des excuses. Ernest ne réalise pas les « dégâts » qu’il cause autour de lui. Ernest vit et participe à une tragédie sans en comprendre la portée destructrice. Jusqu’au bout, il restera enfermé dans l’ambivalence de ses sentiments, fidèle autant à son oncle qu’à sa femme.

Mollie est le rôle le plus important à ce jour de Lily Gladstone. Elle est remarquée dans la peau d’une lesbienne cow-girl dans Certaines femmes (2016) de Kelly Reichardt. Elle retrouve la réalisatrice pour First Cow (2019), où est la femme du Facteur Chef. Mollie est une femme digne animée d’une véritable force intérieure. Sa longue descente dans l’enfer de la souffrance, n’est pas sans rappeler une autre agonie, celle d’Agnès (Harriet Andersson) dans Cris et Chuchotement (Viskningar och rop, 1973) d’Ingmar Bergman ou au verre de lait de Soupçons (Suspicion, 1941) d’Alfred Hitchcock. Lily Gladstone donne une interprétation d’une grande subtilité qui laisse entrevoir des fêlures, zones d’ombre et finalement la détresse de tout un peuple.

Martin Scorsese maîtrise totalement son sujet et sa narration. Il adopte pour sa mise en scène un classicisme qui prend sa source dans la perfection du cinéma muet. On ne peut s’empêcher de penser aux Rapaces (Greed, 1924) d’Erich von Stroheim, autre tragédie américaine, avec cette violence d’un temps où tout était bon pour devenir riche. L’ouverture de Killers of the Flower Moon est brillantissime. Il faut se rendre compte de la manière dont Martin Scorsese relate par la voix off, des bandes d’actualités reconstitués et des photos, l’histoire des Osages tout en mettant en scène l’arrivée d’Ernest. On retrouve intact son goût pour l’aspect documentaire au service de la fiction. Le spectateur est emporté sans que jamais l’attention se relâche. Scorsese utilise un découpage classique, du plan d’ensemble jusqu’au plan rapproché. Ce classicisme du découpage est parfois rompu par un étonnant montage, ainsi un personnage raconte une action, puis dans un enchaînement de flash-backs à rebours, nous assistons à la scène. Procéder qu’il utilise avec ou sans voix off. Ce que privilégie avant tout Scorsese, c’est l’humain. Tous les personnages au moment où ils interviennent ont leur importance et donnent une dynamique au récit. Ils portent en eux, une histoire particulière et singulière et témoignent d’une époque où la lutte pour la survie balayait tout sur son passage.

Au fur et à mesure, une incroyable tension émane des images, amplifiées par d’obsédantes percussions. Comme dans de nombreux films de Scorsese, la famille, la communauté, est l’élément essentiel qui maintient l’édifice social debout, mais confronté à des intérêts souvent divergents, intérieurs ou extérieurs, finissant par mettre à mal cette fragile construction. Si Martin Scorsese s’attache à l’intime, il est conscient que tous ses personnages seront emportés par le vent et que l’Histoire continuera. Cette tragédie du passé devient alors un spectacle radiophonique, avec ses voix, sa musique, dramatique et comique, et ses effets sonores. L’épilogue final de Killers of the Flower Moon donne de l’espoir dans l’avenir du cinéma en tant qu’invention perpétuelle. Du grand art.

Fernand Garcia

Killers of the Flower Moon un film de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone, John Lithgow, Bredan Fraser, Jesse Plemons, Tantoo Cardinal, Cara Jade Myers, Janae Collins, Jillian Dion, William Belleau, Louis Cancelmi, Ty Mitchell, Gary Basaraba, Tommy Schultz… Scénario : Eric Roth et Martin Scorsese d’après le livre enquête de David Grann. Directeur de la photographie : Rodrigo Prieto. Décors : Jack Fisk. Montage : Thelma Schoonmaker. Musique : Robbie Robertson. Producteurs : Dan Friedkin, Daniel Lupi, Martin Scorsese, Bradley Thomas. Production : Apple Studios – Apple TV+ – Imperative Entertainment – Appian Way – Sikelia Productions – Paramount Pictures. Distribution (France) : Paramount Picture (sortie le 18 octobre 2023). Etats-Unis. 2023. 206 minutes. Couleur/Noir et blanc. Arricam et Panavision. 35 mm Pellicule Kodak. Format image : 2,39 :1 et 1,33 :1. Dolby Atmos. Dolby Digital. IMAX 6-Traks. Tous Publics avec avertissement.