Henry & June – Phil Kaufman

Anaïs Nin soumet à un éditeur parisien son premier écrit. Elle y aborde sans fard l’attirance et le trouble sexuel. L’éditeur émoustillé par la jeune femme l’embrasse… A la sortie, son mari Hugo l’attend pour la raccompagner dans leur maison à Louveciennes. Elle lui raconte l’incident… Le soir dans son lit, tandis que Hugo dort, elle note dans son journal comment l’homme a glissé sa main dans sa culotte et le frisson qu’elle a ressenti… Le lendemain, Hugo lui annonce la venue à la maison d’Henry Miller, écrivain américain vivant de peu dans les quartiers malfamés de la capitale…

Henry & June c’est Henry Miller et June, la Mona que l’on retrouve dans plusieurs œuvres de Miller dont son premier grand roman Tropique du Cancer, puis dans la trilogie de La Crucifixion en Rose (Sexus, Nexus, Plexus). C’est par le regard d’Anaïs Nin que Philip Kaufman entreprend de conter la relation chaotique de ce couple à partir d’un texte autobiographique de Nin paru à sa demande après la mort de son mari Hugo. Cette mise en scène fait revivre les protagonistes comme si des fantômes d’un lointain passé reprenaient vie devant nos yeux. En même temps, il s’agit de l’adaptation d’un texte, celui de Nin, et de manière oblique de ceux d’Henry Miller, d’une incroyable liberté de ton, de mœurs et de modernité. Réalisé par un homme, le film adopte le point de vue d’une femme, pétrie de désirs inavoués, d’une grande acuité de regard, parfaitement de son temps et en avance. Sa rencontre avec Henry Miller, écrivain en devenir, exilé volontaire en France, va être autant bénéfique à l’un comme à l’autre. De cette rencontre va naître une relation professionnelle et amoureuse, sexuelle, passionnelle qui va les lier à jamais.

Plongé dans l’écriture de son fabuleux Tropique du Cancer, mise à nu de sa relation avec June, dans un style lyrique, brutal et masculin, Henri va être entrainé par Nin à voir l’autre, la femme, d’une autre manière. Elle apporte à Miller ce fond d’humanité qui va modifier son approche de la littérature. De son côté, Miller entraîne Nin vers des chemins qui la tentaient mais qu’elle n’osait pas arpenter. Sous le couvert de la retenue et de la timidité, c’est un feu de désirs qui bouillonne. C’est le monde d’ombres de son imaginaire, de sa projection dans l’univers de D.H. Lawrence qui s’anime. Magnifique séquence de la première étreinte entre Nin et Miller. Silhouettes à contre-jour, où la peur, l’interdit et le désir se confondent derrière un rideau blanc opaque donnant sur la salle d’une piste de danse. Nin pénètre dans la concrétisation de ses fantasmes.

Miller vit dans le fantasme d’une femme aimée, sa muse June. Sa relation avec elle est explosive. Elle le nargue et le couve tout à la fois. Elle l’utilise et se laisse utiliser. Actrice ratée, entraîneuse jouant de ses charmes, elle est un être complexe, insatisfaite de sa vie. Son désir est de laisser une trace d’elle, d’exister telle qu’elle s’imagine être comme une star de l’écran. Tout est dans l’image dans cette vie imaginaire et plus grande que nature qu’elle s’invente et vend à Miller. Elle lui raconte sa vie en prenant à son compte la vie d’une héroïne d’un mélodrame hollywoodien, supercherie que découvre Miller, mais il est déjà embarqué dans le cercle destructeur des sentiments. June se trompe en voulant faire de lui un nouveau Dostoïevski pour que Miller la raconte. La manière dont il la voit de l’extérieur ne correspond pas à la manière dont elle se voit de l’intérieur. Nin rencontre June par la littérature, dans les pages que Miller lui donne à lire. Nin est fascinée, attirée et intriguée par Miller. Lui est plongé dans son écriture obsessionnelle autour de June, sa photo au-dessus de la machine à écrire offerte par Nin, mais son point de vue est celui d’un homme, de sa souffrance et du besoin physique de son corps. Dans un bordel des bas quartiers, Miller couche avec une prostituée, le quasi-double de June. Nin rencontre June et découvre une autre femme que celle décrite par Miller. Elle entreprend alors de la raconter d’un point de vue féminin, ce sera le petit recueil, La maison de l’inceste. Néanmoins June, transie d’une ambition démesurée, ne se reconnaît dans aucun des textes. Nin se laisse aller à une passion érotique qui va de Miller à June.

En fantasmant sur June, Nin entraîne son mari dans le bordel de Miller et demande à deux prostituées, le double de June et à une fille lui ressemblant étrangement d’avoir une relation sexuelle. Scène troublante où elles s’adonnent à des pratiques hétérosexuelles. Nin a un intense rêve érotique où elle fait l’amour à June et la prostituée confondue en une seule et même image. Nin n’arrivera pas à la totale concrétisation de son fantasme. L’esquisse d’une relation entre elles se heurte à la violente jalousie de June. June se refuse à son rôle de Muse tout en faisant tout pour caressant le vague espoir de reconstruire par le biais de la littérature sa vie déglinguée. Elle comprend que son rôle va être limité au temps d’une création et que son avenir est celui d’un fantôme dans l’univers littéraire de Miller et de Nin.

Après une aventure, littéraire et sexuelle, Nin et Miller se séparent… Séparation en points de suspension tant ils resteront près l’un de l’autre… Miller aura appris de Nin à regarder avec compassion ses contemporains, Nin aura appris de Miller à ne pas refreiner ses désirs.

Henry & June est certainement une des plus fines approches psychologiques d’écrivains en pleine création, l’adaptation par Phil Kaufman et sa femme Rose du texte de Nin est en tout point remarquable. Ses raccourcis et liberté avec la réalité rendent cinématographiquement les relations entre les personnages plus intenses car c’est concentré en un court laps de temps.

Sa reconstruction de l’époque ne tombe jamais dans la lourdeur ennuyeuse du temps passé. Il n’échappe toutefois pas à quelques clichés, mais qu’importe, nous ne sommes pas dans le Paris de carte postale de bon nombre de films. Les touches d’humour dénotent, mais contrebalancent ce qui aurait été peut-être trop lourd. Il reprend à son compte la structure narrative du Dernier Tango à Paris, où Brando incarne un autre Américain à Paris, qui, à la tragédie et à la force érotique de ses scènes, répondait par la fantaisie des scènes entre Maria Schneider et Jean-Pierre Leaud. Mais plutôt que d’un balancement d’une scène tragique à une scène plus légère, Kaufman combine les deux. Plus d’une séquence se termine sur une note décalée. Kaufman a l’honnêteté de mettre en images des scènes de sexe: il ne recule pas tant celles-ci s’inscrivent dans le corpus du film. Elles donnent forme avec une grande force à des fantasmes féminins, comme la séquence du défilé dans les rues de Paris, où Anaïs Nin est prise par un inconnu masqué qui s’avérera être son mari.

Henry & June repose sur les épaules de Maria de Medeiros qui incarne à la perfection Anaïs Nin. C’est ce mystère de l’incarnation, de la rencontre entre une actrice et un personnage. Cette alchimie est si parfaite qu’il est impossible de faire la différence entre les deux. Chaque image est le rendu de la sensibilité de Nin au travers de la fragilité et de la force qui émane de Maria de Medeiros. Son visage avec ses yeux qui semble si immenses qu’on s’y noie, ils nous donnent l’impression de plonger à l’intérieur de l’écrivaine. C’est l’un des plus beaux visages de l’histoire du cinéma. Actrice portugaise magnifique, découverte jeune fille, prude et exquise de sensualité dans Sylvestre (1981) de João César Monteiro, elle n’a depuis cessé de hanter le cinéma mondial. Polyglotte, à l’aise dans n’importe quel rôle, elle passe de Manoel de Oliveira à Quentin Tarantino, en passant par Chantal Akerman, Bigas Luna, Guy Maddin, Abel Ferrara et bien d’autres sans l’ombre d’une fausse note.

Fred Ward investit un rôle difficile, auquel il donne vie avec parfois trop de bonhomie. Il reprend à son compte des expressions des attitudes d’Henry Miller. Son jeu est en suspens, et il n’arrive pas comme Marie de Medeiros à emporter le morceau. Après avoir lu tant de livres d’Henry Miller, nous nous sommes construits un personnage, qui est à la fois ce qu’en fait Ward et qui en est tout aussi éloigné. Qu’importe. Ward trouve dans Henry & June le rôle de sa carrière.

Uma Thurman, qui n’est à l’époque pas encore la grande vedette qu’elle est devenue, est impeccable en June. Peu présente à l’écran, elle réussit à rendre palpables toutes les contradictions d’un personnage difficilement cernable, corps érotisé et âme sombre. C’est sans l’ombre d’un doute sa plus belle performance d’actrice.

Dans l’excellent casting réuni par Phil Kauffman, il faut aussi faire une place à Kevin Spacey dans l’un de ses premiers rôles important au cinéma et surtout de Brigitte Lahaie. L’actrice la plus emblématique de l’âge d’or du cinéma porno français est le double d’Uma Thurman. Elle devient le corps de substitution de Thurman/June pour Miller et Nin. Dans une séquence fantasmagorique de lesbianisme, Kauffman réussit à combiner les deux corps à tel point que l’on ne sait plus qui est qui. Lahaie plus pulpeuse et sexe que Thurman se fond parfaitement dans la peau de l’actrice de June, un jeu de mimétisme recherché par le metteur en scène est parfaitement réussi.

Signalons enfin un remarquable travail sur les costumes d’Yvonne Sassinot de Nesle, d’une grande finesse d’interprétation des sentiments et caractérisant indéniablement les personnages. Il s’y ajoute une progression traduite dans l’évolution d’Anaïs Nin, ses vêtements s’érotisent au fur et à mesure qu’elle laisse libre cours à l’expression de ses désirs. Ses robes, ses chemisiers,  ses déshabillés dessinent les contours d’une silhouette qui se libère.

Henry & June est manifestement l’œuvre d’un homme, Phil Kaufman qui prend son art au sérieux.  Repéré dès son premier film, Les Seigneurs (1979, écrit par Richard Prince), Kaufman aura toujours su maintenir une haute exigence artistique au sein d’une production américaine où cela était encore possible. Il connaît un gros succès avec L’étoffe des héros, grande épopée sur la conquête spatiale. Henry & June est produit par une major, Universal, ce qui prouve qu’il fut un temps où l’audace et l’originalité étaient encouragées et soutenues. Kaufman qui voue un véritable amour à la culture française réalisa une très belle biographie de Sade avec Quills, la plume et le sang (2000). Il est grand temps de réévaluer l’œuvre d’un cinéaste, intelligent et raffiné, injustement méconnu.

Fernand Garcia

Henry & June une édition Éléphant Films, combo Blu-ray – DVD, en version restaurée Haute définition, Full HD 1080. En complément de programme une présentation du film et un retour sur la carrière de Phil Kauffman par Jean-Pierre Dionnet (6 minutes), une galerie de photos et la bande annonce d’Henry & June ainsi que des dernières sorties d’Éléphant Films (La vie privée d’un sénateur, Isadora, Mask, My Left Foot et Susie et les Baker Boys) .

Henry & June un film de Phil Kaufman avec Maria de Medeiros, Fred Ward, Uma Thurman, Richard E. Grant, Kevin Spacey, Jean-Philippe Ecoffey, Brigitte Lahaie, Bruce Myers, Juan Luis Bunuel, Pierre Etaix. Annie Fratellini, Féodor Atkine, Artus de Penguern, Sylvie Huguel, Erika Maury-Lascoux, Claire Joubert, Gary Oldman… Scénario : Phil Kaufman, Rose Kaufman d’après Anaïs Nin. Directeur de la photographie : Philippe Rousselot. Décors : Guy-Claude François. Costumes : Yvonne Sassinot de Nesle. Montage : Dede Allen, Vivien Hillgrove Gilliam, William S. Scharf. Musique : Mark Adler. Producteur : Peter Kaufman. Production : Walrus & Associates, Ltd. – Universal Pictures. Etats-Unis. 1990. 136 minutes. Couleur (DeLuxe). Ratio image : 1,85 :1. Audio Français et Anglais. Dolby Digital 2.0 et DTS HD Stéréo. VF et VOSTF. Interdit aux moins de 12 ans.