Vers sa destinée – John Ford

New Salem, Illinois, 1832. Une bourgade paisible, John T. Stuart harangue la foule. Il conspue la corruption qui sévit au sein de l’élite politique à Washington. Stuart est un notable en campagne pour sa réélection. Il passe la parole à un habitant, un jeune homme, un peu gauche, à la voix hésitante, Abraham Lincoln (Henry Fonda). Il se présente pour le Parti Whig. Il est l’opposé de Stuart, avec « ses idées simples et douces, comme une vieille chanson. » Il veut « créer une banque nationale, développer le système de transports et protéger l’industrie. »… 

Il est toujours bon de revisiter les classiques et pour ceux qui ne l’auraient jamais vu quelle chance ! Et ce n’est pas Glauber Rocha qui nous donnera tort. En 1969, le cinéaste brésilien d’Antonio das Mortes rencontre John Ford au Festival de Montréal. Il en tirera un savoureux portrait.

Grand, sourd et aveugle d’un œil (il porte un bandeau noir), « L’aigle agressif » comme le nomme Rocha, à 75 ans John Ford est en retraite du cinéma, son dernier film Frontière chinoise (7 Women) date de 1965. Dans le cadre de son hommage au cinéaste, le festival a choisi de présenter Vers sa destinée. « Lorsqu’il l’apprend, Ford pousse un cri. Quel film ? Vers sa destinée ? Je ne m’en souviens pas.Un film avec Henry Fonda.Henry Fonda. Mais qui est Henry Fonda ? » John Ford n’est pas un homme commode et en bon catholique, il va à la messe tous les jours. Démocrate et viscéralement anticommuniste, Ford soutient les forces armées US engagés au Vietnam. Contrairement à lui, Henry Fonda est un progressiste. Lui et Ford ont eu, dans le passé, un violent différent, depuis ils se sont ignorés. Il faut dire que Ford a la rancune tenace malgré six films ensemble et pas des moindre : Vers sa destinée, Les raisins de la colère (The Graps of Wrath, 1940), La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), Dieu est mort (The Fugitive, 1974), Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948) et Permission jusqu’à l’aube (Mister Roberts, 1955).

Ford accepte de participer à la soirée de gala et assiste à la projection de ce film dont il ne se « rappelle pas une seule scène » et où « les acteurs sont inconnus ». Deux heures plus tard, un tonnerre d’applaudissements explose sur le fondu final. Ford se lève les larmes aux yeux : « – Réellement, vous avez raison d’applaudir. C’est un très beau film. ».

Effectivement, nous ne pouvons que lui donner raison.  A ceux qui redouteraient le poids écrasant de la figure d’Abraham Lincoln et la lourdeur des films historiques, rassurons-les tout de suite, John Ford dresse pas le portrait d’un jeune homme, un simple avocaillon pauvre et idéaliste, dans l’Amérique rurale avec cette force d’évocation et d’émotion propre au cinéma populaire.

John Ford a l’ambition, sous la fausse simplicité de la narration, de montrer le système politique américain et d’où il tire ses racines. Il va donc prendre plusieurs épisodes de la vie du jeune Lincoln pour en faire les bases de la démocratie américaine. A partir du comportement de Lincoln, de sa manière de rendre justice, de mettre chacun face à ses contradictions et d’utiliser le bon sens commun, le film en devient un véritable manuel de politique appliquée. Le déroulement de l’histoire ne cesse de surprendre le spectateur. Ford casse l’image attendue et propose un Lincoln dont la gaucherie, par sa taille, tranche dans le paysage. Son corps casse le cadre, ses positions sont inhabituelles, Ford le filme le plus souvent allongé. Plus le film progresse et plus Lincoln maîtrise la maladresse de son corps et prend le dessus s’imposant dans le champ et dominant ses adversaires, c’est le génie de la mise en scène de Ford.

Discours sur la démocratie américaine, Lincoln est investi par l’intérêt supérieur de la communauté au sein de la Nation, les deux ne faisant qu’un. Lincoln prend la défense d’une famille, le socle de la société, contre une accusation, celle du fils pour meurtre, face à l’aveuglement de la foule. Dans cette nation, l’argent est un élément important de la régulation de la vie, il remplace le sang. Lincoln demande de l’argent, c’est le prix à payer. L’argent est sacré, c’est le cœur palpitant de l’Amérique. Tout est dit avec une maestria étourdissante, rien ne sonne faux, le film coule comme l’eau de la rivière. Vers sa destinée est une œuvre d’un cinéma primitif qui offre l’image d’un monde idéalisé, la morale et la justice n’y font qu’un, le bon sens l’emporte sur tous les calculs, le film participe à l’édification d’un mythe, en ce sens Vers sa destinée est une œuvre de propagande pour les valeurs américaines.

Chaque plan ne se contente pas d’être d’une beauté et d’une harmonie sidérante, mais tout fait sens. L’art du spectacle à son plus haut degré, rien de gratuit dans le cadre, une véritable leçon de mise en scène. Il suffit de voir l’incroyable maîtrise dont fait preuve Ford pour raconter l’histoire d’amour entre Lincoln et Ann Rutledge. Puis, en une ellipse le tragique entre dans la vie de Lincoln, préfiguration de ce que sera sa vie. Sentiment que renforcera le plan final. Vers sa destinée est caractéristique du style de John Ford: précision de la mise en scène, sens de l’espace, l’humour, l’humanisme, le picaresque, la religion, l’Amérique des pionniers, les mythes, le sentimentalisme, tout y est.

Henry Fonda hésita longuement avant d’accepter la proposition d’incarner Abraham Lincoln. Comment supporter le terrible poids de l’histoire sans figer son protagoniste dans la posture ?  L’image de l’homme au haut chapeau noir est bien là, mais Henry Fonda y insuffle une dose de vie si forte que dès son apparition aucun doute n’est permis, nous sommes face à Lincoln, un homme simple avec ses doutes, sa grandeur, ses hésitations et son bon sens. L’interprétation d’Henry Fonda est en tout point admirable. Le plan final voit Abraham Lincoln s’avancer contre le vent et la pluie, d’après Ford un pur hasard, Abraham Lincoln va vers son destin tragique, vers le mythe. Ce ciel qui s’assombrit sur la démocratie est un avertissement, les temps qui viennent vont être terribles, nous sommes en 1938. Vers sa destinée est un chef-d’œuvre inaltérable.

Fernand Garcia

L’article de Glauber Rocha à été repris dans le recueil O Seculo du Cinema (Alhambra/Embrafilm, Rio 1983) et traduit dans Glauber Rocha de Sylvie Pierre sous le titre Le cacique irlandais (Editions Cahiers du Cinéma, collection Auteurs, 1987).

Vers sa destinée est édité par BQHL en bonus : une présentation du film par Noël Simsolo « La violence et la loi », entretien avec Jean Collet. Ce qui intéresse Ford, c’est « un personnage qui n’a pas encore sa grandeur qui n’est pas encore un héros (.) et les rapports de la politique et de la morale. » Développement érudit autour du film (38 minutes).

Leçon de cinéma par Jean Douchet: « Young Mr. Lincoln n’apparaît pas innocemment dans l’œuvre de John Ford, c’est un film qui se veut politique dans une époque troublée (…) il veut nous montrer la supériorité absolue des idéaux qui soutiennent le système politique américain, la grandeur de la démocratie américaine… », analyse brillantissime et éclairante du film et de la mise en scène de John Ford (17 minutes).

Enfin, un livret « Vers sa destinée – Aventures de jeunesse » revient sur les différentes phases de création du film de Ford, riche en anecdotes et fort, bien écrit par Marc Toullec, de quoi être incollable sur ce chef-d’œuvre du cinéma américain.

Vers sa destinée (Young Mister Lincoln) un film de John Ford avec Henry Fonda, Alice Brady, Marjorie Weaver, Arleen Whelan, Eddie Collins, Pauline Moore, Richard Cromwell, Ward Bond, Donald Meek… Scénario : Lamar Trotti. Directeur de la photographie : Bert Glennon. Décors : Robert Day, Mark Lee Kirk. Montage : Walter Thompson. Musique : Alfred Newman. Producteur : Kenneth McGowan. Production : 20th Century Fox. Etats-Unis. 1938. 101 minutes. Format image : 1.37 :1.  Noir et blanc. VOSTF. Tous Publics.