Toute la mémoire du monde, 2020

Toute la mémoire du monde : Sans la connaissance de notre passé, notre futur n’a aucun avenir. C’est pourquoi le passé est un présent pour demain.

Moment privilégié de réflexion, d’échange et de partage qui met l’accent sur les grandes questions techniques et éthiques qui préoccupent cinémathèques, archives et laboratoires techniques mais aussi, bien évidemment (on l’espère encore !), éditeurs, distributeurs, exploitants et cinéphiles, le festival Toute la mémoire du monde, né dans le contexte de basculement du cinéma dans l’ère du numérique, a une fois de plus, cette année encore, proposé une programmation exceptionnelle en donnant à voir aux spectateurs les chefs d’œuvre comme les œuvres moins connues (curiosités, raretés et autres incunables) du patrimoine du cinéma. Avec toujours un élargissement dans Paris mais malheureusement plus en régions, pour sa huitième édition, le Festival International du film restauré Toute la mémoire du monde s’affirme comme étant LE grand rendez-vous dédié à la célébration et à la découverte du patrimoine cinématographique mondial.

Créé par La Cinémathèque française en partenariat avec le Fonds Culturel Franco-Américain et Kodak, et avec le soutien de ses partenaires institutionnels et les ayants droit essentiels aux questions de patrimoine, ce festival est incontournable pour les cinéphiles passionnés, les amoureux du patrimoine cinématographique, les archivistes, les historiens, les chercheurs et autres curieux. En proposant un panorama très éclectique des plus belles restaurations réalisées à travers le monde, il salue non seulement le travail quotidien des équipes des différentes institutions, mais nous fait aussi prendre toute la mesure de la richesse incommensurable de cet Art qui n’a de cesse de témoigner tout en se réinventant tout le temps.

Succédant aux grands Francis Ford Coppola, William Friedkin, Paul Verhoeven, Joe Dante, Wim Wenders et Nicolas Winding Refn l’année dernière, l’actrice, réalisatrice et mannequin, inoubliable dans le rôle de Dorothy Vallens dans Blue Velvet (1986), Chef-d’œuvre du génial David Lynch, récemment restauré sous la supervision du maître lui-même, présenté en ouverture du festival cette année et que le distributeur Capricci films ressort dans les meilleurs salles dans une superbe copie 4K inédite, que s’est aussi idéalement que naturellement imposée cette année l’étonnante et passionnante Isabella Rossellini comme marraine (la première !) du Festival.

Cette édition lui a rendu hommage en présentant non seulement certains des films les plus importants de sa carrière qu’elle a elle-même présentés au public comme par exemple Le Pré (Il Prato, 1979) de Paolo et Vittorio Taviani, Les Vrais durs ne dansent pas (Tough Guys don’t dance, 1987) de Norman Mailer, État Second (Fearless, 1993) de Peter Weir, The Saddest Music in the World (2003) de Guy Maddin, le passionnant documentaire Blue Velvet, The Lost Footage (2019) de David Lynch contenant 51 minutes de rushes inédits de Blue Velvet remontés en un documentaire ou encore bien évidemment l’immense Sailor et Lula (Wild At Heart, 1989) toujours réalisé par le non moins immense David Lynch, mais aussi, fille d’un couple de légende du cinéma, le festival leur rendant hommage par la même occasion, en lui offrant la possibilité de présenter les classiques incontournables que l’on doit à ses parents, le cinéaste néoréaliste italien Roberto Rossellini et la comédienne suédoise Ingrid Bergman – Europe 51 (Europa ’51, 1951), Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1953) et La Peur (Angst, 1954) – ou encore, en proposant une rencontre avec la comédienne, une Master Class, durant laquelle cette dernière est revenue sur l’ensemble de sa carrière aussi bien dans le milieu de la mode que dans celui du cinéma en évoquant son approche du métier d’actrice et de réalisatrice.

Cette huitième édition était cette année d’autant plus prestigieuse qu’elle honorait également, en leur présence, deux figures internationales incontournables du cinéma américain, le prestigieux et singulier cinéaste Philip Kaufman, et le génie des effets spéciaux au cinéma, Rob Legato.

Cinéaste singulier et indépendant dont la carrière inclassable s’est construite en marge de l’industrie hollywoodienne, Philip Kaufman était l’un des deux prestigieux invités d’honneur de la dernière édition du festival Toute la mémoire du monde qui lui a rendu hommage en projetant six de ses longs métrages qu’il a lui-même présentés aux spectateurs, en nous offrant, à l’issue de la projection de son film Les Seigneurs (The Wanderers, 1978), une passionnante Master Class au cours de laquelle le réalisateur et scénariste est revenu sur son parcours et les différentes périodes de sa carrière internationale, et en proposant aux plus « téméraires » une nuit « Body Snatchers », une nuit complète avec quatre films, quatre adaptations de la nouvelle de science-fiction Graine d’épouvante (1955) de Jack Finney : L’Invasion des Profanateurs de Sépultures (Invasion of the Body Snatchers, 1955) de l’immense Don Siegel, L’Invasion des Profanateurs (Invasion of the Body Snatchers, 1978) de Philip Kaufman, Body Snatchers (1992) du souvent controversé Abel Ferrara et enfin Invasion (The Invasion, 2005), film de commande de la Warner réalisé par Oliver Hirschbiegel.

Digne héritier de Georges Méliès, Rob Legato est l’un des plus grands créateurs d’effets spéciaux du cinéma et le second prestigieux invité d’honneur du festival.

Après avoir passé plusieurs années à travailler sur Titanic (1996) de James Cameron qui lui vaudra d’ailleurs son premier Oscar (Meilleurs Effets spéciaux), Rob Legato va concevoir entre autres les effets spéciaux de Kundun (1997) de Martin Scorsese, Armageddon (1998) de Michael Bay mais également ceux de Harry Potter à l’école des sorciers (Harry Potter and the Philosopher’s Stone, 2001) de Chris Columbus avant de retrouver le Maître Martin Scorsese pour Aviator (The Aviator, 2004), Les Infiltrés (The Departed, 2006), Shutter Island (2009) ou encore Hugo Cabret (Hugo, 2011). Le Festival lui a rendu hommage à travers une sélection de six films aussi bien représentatifs de sa carrière que de la qualité de son travail, qu’il a lui-même présentés, ainsi qu’avec, avant la projection de Titanic, une Master Class passionnante au cours de laquelle il est revenu sur sa carrière de créateur d’effets spéciaux et ses collaborations avec les grands cinéastes que sont Martin Scorsese et James Cameron.

Comme à chaque édition, le festival a proposé une journée de rencontres et d’études internationales consacrée cette année à la thématique : Histoires de la couleur à l’écran. Des débats, des rencontres, des conférences et des tables rondes en présence de professionnels (directeurs de la photographie, réalisateurs, plasticiens, restaurateurs, chercheurs, historiens, documentaristes et universitaires du monde entier) ont été organisés pour tout savoir sur ce que l’on attend de la couleur à l’écran, qu’elle soit spectaculaire, naturaliste, phantasmatique, outrancière ou réaliste au travers des différentes esthétiques artistiques et des multiples recherches et évolutions techniques. Histoire des techniques et histoire artistique de la couleur : « Vers la couleur », « La couleur en noir et blanc : pour une histoire de la sensibilisation chromatique des émulsions négatives au temps du muet. », « Esthétique des matériaux, technologies et numérisation des films ancien en couleur », « La restitution numérique des procédés autochromes pellicule. Première – travaux de restauration en cours », « Décrypter les couleurs, un film inédit : Mateo Falcone (1928) », « Des courts documentaires aux productions populaires : les aventures de la Ferraniacolor, la première pellicule couleur produite en Italie. », « Jamais deux fois la même couleur : gestion de la couleur dans la télévision américaine d’après-guerre », « Présentation et projection de Spectrum Reverse Spectrum de Margaret Honda, film de pures couleurs tiré aux laboratoires FotoKem à Los Angeles. »,… Autant de problématiques et de questions posées qui sont au cœur des préoccupations professionnelles : Entre faire renaître, restaurer, et préserver, plus qu’un travail, un défi, une gageure d’équilibriste. Comment parvenir à un juste équilibre entre préservation et restauration ? Comment parvenir à un juste équilibre entre l’Art et la Technique ? Comment la Technique peut-elle servir ou venir en aide à l’Art sans le dénaturer ?

Plus largement, ce sont les travaux de recherche, de collecte, de restauration, de conservation et de diffusion qui sont mis en lumière ici et dont les questions sont au cœur même des enjeux de la « mémoire ». « Mémoire » qui, inévitablement, pose la question de la transmission du patrimoine cinématographique au public. Le cinéma possède et permet d’offrir à l’Homme une « mémoire » du monde, une « mémoire » de son histoire, une « mémoire » de son existence. Comment la préserver et la diffuser ?… Le Cinéma est un témoin de l’Histoire. Le patrimoine est précieux. Nous nous devons de le préserver afin de préparer l’avenir. Ces « actions » sont donc essentielles. Elles permettent aux spectateurs de découvrir quelques-uns des secrets des évolutions de la fabrication des films dans le temps mais évidemment aussi ceux des techniques de  restauration et de conservation. Ce sont ces actions qui permettent de favoriser le lien entre les œuvres qui fondent  notre « mémoire » et les cinéphiles. Le festival permet au public de découvrir ou de redécouvrir sur grand écran de nombreux films restaurés, des trésors historiques. La technologie au service de la mémoire cinématographique permet au spectateur d’assister à des projections sublimes d’œuvres exceptionnelles et rares. A l’image de dispositifs tels que « Collège au Cinéma », « École et cinéma » ou « Lycéens et apprentis au cinéma », destinés au jeune public, le rôle d’une telle manifestation relève du travail de l’éducation à l’image. Chacun doit pouvoir avoir accès à une culture cinématographique, essentielle à la culture mondiale au sens le plus large du terme. Il faut connaître notre passé car notre patrimoine nous aide à comprendre notre présent et à mieux préparer notre avenir. Rien ne se crée d’intelligent aujourd’hui et rien ne se créera d’intelligent demain sans l’héritage d’hier. Bien plus qu’une « simple » question de mémoire, la connaissance du cinéma et de son histoire protège l’avenir de notre civilisation. Comme pour l’Histoire, le « passé » du cinéma doit être présent dans nos mémoires car il féconde son propre avenir et donc le nôtre. Le Cinéma et son histoire sont l’affaire de tous. Il en va de notre responsabilité que cette mémoire collective accompagne les générations futures d’une éducation à l’image et au cinéma afin qu’elles apprennent à lire, comprendre et apprécier toute la richesse et l’intelligence que propose cet Art, témoin, primordial à la connaissance du monde. C’est par la connaissance que l’on développe, affine et aiguise sa culture, ses goûts, son esprit critique et son jugement. L’Art en général et le cinéma en particulier nous « élève »; dans tous les sens du terme. Il nous instruit et il nous éduque. Il nous emmène au-delà de notre propre condition.

 « Si le film, en relevant par ses gros plans dans l’inventaire du monde extérieur des détails généralement cachés d’accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, étend d’une part notre compréhension aux mille déterminations dont dépend notre existence, il parvient d’autre part à nous ouvrir un champ d’action immense et insoupçonné. […] Si l’on se rend compte des dangereuses tensions que la technique rationnelle a engendrées au sein de l’économie capitaliste devenue depuis longtemps irrationnelle, on reconnaîtra par ailleurs que cette même technique a créé, contre certaines psychoses collectives, des moyens d’immunisation, à savoir certains films. Ceux-ci parce qu’ils présentent des phantasmes sadiques et des images délirantes masochistes de manière artificiellement forcée, préviennent la maturation naturelle de ces troubles dans les masses, particulièrement exposées en raison des formes actuelles de l’économie. L’hilarité collective représente l’explosion prématurée et salutaire de pareilles psychoses collectives. Les énormes quantités d’incidents grotesques qui sont consommées dans le film sont un indice frappant des dangers qui menacent l’humanité du fond des pulsions refoulées par la civilisation actuelle.» Walter Benjamin (1892 – 1940), philosophe, historien de l’art, critique d’art et critique littéraire. L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1955)

La finalité de l’art est le plaisir esthétique qui va toucher la sensibilité, les sensibilités et l’intelligence. Ni superficiel, ni illusoire, l’art est une inépuisable sphère riche de sens de l’activité humaine et assure l’éducation esthétique de l’homme. L’art nous soulage et nous libère de nos conditions. Le cinéma transcende la réalité immédiate et révèle par la même la nature essentielle des choses. Sans se contenter d’appliquer mécaniquement des recettes toutes faites d’après des règles quelconques, le cinéma (le vrai) a pour rôle entre autre de nous apprendre à observer le monde, la nature, l’Histoire, l’homme, la vie. Le cinéma nous sensibilise autant à leurs beautés qu’à leurs horreurs. Le cinéma dépasse sa condition première pour devenir utile. Il a une « beauté libre » (naturelle) et possède également une « beauté adhérente » (enrichissante et utile) – Emmanuel Kant. Il répond à un besoin de l’esprit. D’une richesse et d’une utilité insoupçonnées, en « montrant » les choses, le cinéma prévient des maux de la société et des individus. Il est le témoin révélateur des dangers qui menacent l’humanité des pulsions refoulées que créent nos sociétés modernes. Par ses expositions et ses représentations, le cinéma permet de nous soustraire aux psychoses, névroses et perversions collectives et devient une catharsis morale, intellectuelle et physique indispensable. C’est donc par sa protection, sa restauration et sa diffusion au plus grand nombre que passe, autant que la nôtre, la sauvegarde du cinéma, que passe la sauvegarde de son histoire, de sa mémoire et de son avenir. Aujourd’hui, plus que jamais, l’art en général et le cinéma en particulier, sont une question de salubrité intellectuelle. Et pourtant…

Malheureusement, en ces temps très préoccupants d’hystérie collective et de pression sociale où, confondant (ignorant) tout, regroupés par le biais des réseaux sociaux et confortés par leurs « succès » aussi bien dans les faits que dans les médias, tel un tribunal populaire, des personnes incultes et « intellectuellement incompétentes », des obscurantistes, encouragés, manipulés et instrumentalisés par les tout aussi incompétents et incultes parvenus, veules et nuisibles qui occupent par opportunisme les postes de pouvoir et de décision (si inutiles pour beaucoup qu’ils peuvent être considérés comme des postes fictifs), des entreprises et des institutions, mettent tout et n’importe quoi au même niveau et provoquent des excès de censure dans le cinéma d’auteur qui font froid dans le dos. L’état des lieux de la culture en France aujourd’hui est à l’image de ceux de l’éducation et de la santé : catastrophique. En ces temps très préoccupants d’hystérie collective et de pression sociale où on assiste au triste retour de la dictature de la morale et à une effrayante et dangereuse « révision » de l’Art, de l’Histoire et de la Culture, le festival « Toute la mémoire du monde » fait acte de résistance et devient tout simplement indispensable.

Steve Le Nedelec

Cette année encore, à Paris, le festival était ouvert à l’extérieur. Sept salles partenaires au total (L’Auditorium du Musée du Louvre, Écoles Cinéma Club, Centre Pompidou, La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, La Filmothèque, UGC Ciné Cité Bercy et le Reflet Médicis) sont venues s’ajouter aux trois salles de la Cinémathèque. Ce partenariat a permis de proposer aux spectateurs plus d’une centaine de séances en cinq jours.    

 En poursuivant son extension dans Paris et en s’ouvrant à une plus grande diversité cinématographique cette huitième édition du festival « Toute la mémoire du monde » a encore été un succès. Un succès qui ravit ! C’est avec impatience que l’on attend déjà la neuvième édition.

Toute la mémoire du monde – 8ème édition – Festival International du Film Restauré –  Du 04 au 08 mars 2020 à La Cinémathèque Française et « Hors les murs ».