Ténèbres – Dario Argento

Un célèbre écrivain américain, Peter Neal, auteur de romans policiers à succès, est invité à Rome à l’occasion de la sortie de son best-seller, « Ténèbres » afin d’en assurer la promotion avec Bullmer, son agent, et Anne, sa fidèle attachée de presse. C’est alors qu’une série de meurtres est commise dans l’entourage de l’écrivain selon le même schéma que ceux qu’il décrit dans son roman. Alors que l’inspecteur Germani tente de résoudre l’affaire, l’écrivain décide, avec sa secrétaire Anna de mener sa propre enquête.

Ecrit et réalisé par Dario Argento, Ténèbres arrive dans la carrière du cinéaste après une période réussie dans le registre de l’ésotérisme, du baroque et du fantastique avec les films Suspiria (1977) et Inferno (1980) (les deux premiers volets de sa « trilogie des Mères ») et marque le retour du cinéaste au giallo, le genre qu’il affectionne, qu’il maîtrise et qui l’a popularisé dix ans plus tôt. Ténèbres est un retour glaçant et réussi aux fondamentaux mais aussi, par son côté désenchanté et ses choix esthétiques, un tournant dans l’œuvre d’Argento.

« Certaines personnes m’identifient à la peur et pensent que je vais pouvoir les débarrasser de leurs frustrations. Ils confondent la réalité et les fantasmes. Mes films ne sont que des divertissements même si la vie peut parfois devenir un film très cruel » Dario Argento à propos de Ténèbres (in Ciné Choc n°1, mars 1984).

Ténèbres a été inspiré au cinéaste par un incident angoissant survenu entre lui et un fan obsessionnel qui l’a harcelé d’appels téléphoniques et l’a menacé de mort. Bien que le titre du film évoque l’obscurité, la part des ténèbres en chacun de nous, afin de donner à Ténèbres une esthétique télévisuelle réaliste et contemporaine de l’époque, très contrastante par rapport au sujet et au genre du film, influencé par l’esthétique de Possession (1981) d’Andrzej Zulawski, Argento a volontairement demandé à son directeur de la photographie, Luciano Tovoli (Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) et Police (1985) de Maurice Pialat ; La Chine (1972) et Profession : Reporter (1975) de Michelangelo Antonioni ; Rapt à l’italienne (1973) de Dino Risi ; La Femme du Dimanche (1975) de Luigi Comencini ; La Dernière Femme (1976) et Rêve de Singe (1977) de Marco Ferreri ; Suspiria (1977) de Dario Argento, Le Mystère Von Bulow (1990) et Kiss of Death (1995) de Barbet Schroeder ;…), d’utiliser une lumière claire et froide aussi intense que possible sur le tournage. Il est également important de souligner qu’à l’époque, avec ses impératifs économiques, l’esthétique télévisuelle va imposer un véritable diktat sur la production cinématographique en Italie et que Ténèbres sera en quelque sorte la réponse du cinéaste à ce malaise ambiant.

Une fois de plus, avec Ténèbres, Dario Argento respecte les codes du genre. On retrouve dans le film un tueur en série à l’arme blanche (couteau, rasoir, hache,…) et aux mains gantées de cuir, des victimes féminines sexy, des crimes sadiques, un étranger qui, comme le personnage de Sam Dalmas dans L’Oiseau au plumage de cristal (1969), se substitue à la police pour mener l’enquête, une folie criminelle qui prend sa source dans un trauma originel, une érotisation et une psychologisation très freudienne de la violence,… De même, se déroulant dans le milieu littéraire, Ténèbres place l’Art comme élément central de son histoire. En effet, l’Art en général est souvent présent dans les films du cinéaste et, comme le serait un personnage, il  participe directement et ingénieusement à l’avancée du récit. Sa présence à toujours une importance scénaristique. Tourné dans le quartier de l’EUR, quartier à la fois moderne et monumental, vitrine architecturale éclatante de l’Italie fasciste, les décors du film symbolisent la folie et l’absurdité de la société et lui apportent une dimension aussi futuriste et étrange qu’intemporelle. 

Mais une fois encore, le cinéaste n’hésite pas un seul instant à oser et à expérimenter ici de nouvelles idées. Les scènes de meurtre, gores et d’une cruauté manifeste, les axes de la caméra, l’utilisation des décors, les gros plans de détails, la caméra subjective ou encore le montage dont les effets provoquent une distorsion temporelle, sans oublier l’utilisation assumée d’une lumière blanche éclatante, participent au développement du climat particulièrement anxiogène et glaçant du film et attestent de l’indéniable soin apporté à la mise en scène. Ténèbres comporte donc de nombreuses scènes aussi magnifiques que singulières. Incontestablement « Argentiennes », ces scènes viennent témoigner du talent manifeste du cinéaste pour créer un climat angoissant et susciter ainsi le malaise, le doute, la confusion ou encore la peur chez le spectateur. Elles viennent également chacune témoigner de l’impressionnante précision du travail formel, tant dans le cadre et sa composition que dans le montage et son rythme, du cinéaste. Argento maîtrise par exemple parfaitement l’utilisation de la lentille d’approche bifocale rendant l’arrière-plan aussi nette que le premier plan et lui permettant ainsi de briser la perception traditionnelle de la profondeur de champs. Très peu utilisée à l’époque, cette technique inspirera surtout par la suite le cinéaste Brian De Palma. Sa technique d’utilisation de la caméra subjective, qui est devenue l’une de ses marques de fabrique (Les Frissons de l’angoisseTraumaLe Sang des innocents…) lui permet, en partageant la perception visuelle du tueur, de placer le spectateur dans la peau de celui-ci et d’accentuer ainsi l’immersion de ce dernier avec une redoutable efficacité. Les effets de distorsion temporelle provoquée par le style du montage et inspirés des westerns de Sergio Leone, pour qui Argento, rappelons-le, a co-écrit avec Bernardo Bertolucci le scénario d’Il était une fois dans l’Ouest (1968), sont présents et attestent du goût du cinéaste pour l’ellipse et la fragmentation du temps. La grande scène finale du film, à la fois graphiquement sublime, agressive et, comme souvent chez Argento, très abrupte, est elle aussi construite de telle sorte que le spectateur la reçoive comme un véritable uppercut.

De qualité, regroupant des habitués du cinéma de genre, le casting du film est lui aussi exceptionnel. Le comédien américain Anthony Franciosa incarne parfaitement le personnage du romancier Peter Neal qui, lui aussi accusé de sexisme dans le film, n’est autre ici que le double ironique du cinéaste qui a en fait toujours été fasciné par les femmes depuis son plus jeune âge alors qu’il voyait toutes les stars se bousculer pour être photographiées par sa mère dans leur célèbre studio de photographie, le Studio Luxardo.

« Ce n’est pas tant le désir charnel. C’est surtout la beauté qui me fascine. C’est la perfection du corps » Dario Argento

Le comédien John Saxon (La Fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava ; L’Homme de la Sierra (1966) de Sidney J. Furie ; Joe Kidd (1972) de John Sturges ; Opération Dragon (1973) de Robert Clouse ; Virus Cannibal (1980) et Pulsions Cannibales (1980) d’Antonio Margheriti ;…) est impeccable dans le rôle de Bullmer, l’agent de Peter Neal. La comédienne italienne Daria Nicolodi (Les Frissons de l’Angoisse (1975), Inferno (1980) et Opéra (1987) de Dario Argento ; Shock (1977) de Mario Bava ; Scarlet Diva (2000) de Asia Argento ;…) est une fois de plus crédible et touchante dans le rôle d’Anne, l’attachée de presse secrètement amoureuse de Peter Neal. L’acteur Giuliano Gemma (Le Guépard (1963) de Luchino Visconti ;…) est irréprochable dans le rôle de l’inspecteur Germani. Les comédiennes Ania Pieroni (Inferno (1980) de Dario Argento ; La Maison près du Cimetière (1981) de Lucio Fulci ;…), Mirella D’Angelo (Caligula (1979) de Tinto Brass ; Le Guignolo (1980) de Georges Lautner ; La Cité des Femmes (1980) de Federico Fellini ;…), Veronica Lario, Mirella Banti ou encore Eva Robins sont toutes aussi parfaites dans leurs personnages respectifs et n’ont pas leur pareil pour apporter encore plus de puissance et d’érotisme aux scènes de crimes.

Si l’érotisme présent dans l’œuvre du cinéaste est principalement suscité par les choix esthétiques et formels de la mise en scène de ce dernier, cherchant à dénoncer et à fustiger les moralisateurs obscurantistes de tous bords, la sexualité « ambigüe » est également une thématique récurrente de ses films. En effet, depuis son premier film, Argento a toujours donné une place importante aux « déviances » sexuelles de ses personnages. Dans L’Oiseau au plumage de cristal (1969) Argento aborde la transsexualité, puis, dans Le Chat à neuf queues (1970) l’homosexualité masculine. Il évoquera également l’inceste dans Les Frissons de l’angoisse (1975). Dans Ténèbres, le réalisateur n’hésite donc pas à mettre en scène et à trucidé un couple de lesbiennes en caméra subjective. Il donne également le rôle de la fille aux talons rouges sur la plage, le personnage à l’origine du trauma du tueur, à Eva Robins, une comédienne transgenre.

Comme pour Les Frissons de l’Angoisse (Profondo Rosso, 1975) et Suspiria (1977), l’excellente bande originale qui rythme le film de manière entêtante est signée par le groupe de rock progressif italien Goblin, ou presque… En effet, séparé en 1980, trois des membres du groupe, Claudio Simonetti, Fabio Pignatelli et Massimo Morante ont accepté de collaborer ensemble pour composer la bande originale de Ténèbres à la demande du réalisateur. Inoubliable dès sa première écoute, le thème principal du film participe grandement à rendre tout aussi mémorables les scènes et séquences du film.

Avec une incroyable maîtrise scénaristique, mais encore, des plans radicaux, des scènes et des séquences aussi violentes, sanglantes et terrifiantes que techniquement impressionnantes, d’une impressionnante précision chirurgicale, la mise en scène inventive de Ténèbres témoigne de la maîtrise et du talent de son auteur qui n’a pas son pareil pour à la fois manipuler, effrayer et ravir le spectateur. Ténèbres est à classer parmi les chefs-d’œuvre de Dario Argento, le Maestro du frisson. Jouissif et fascinant. Culte.

Steve Le Nedelec

Ténèbres (Tenebre, 1982) de Dario Argento avec Anthony Franciosa, Guilliano Gemma, John Saxon, Daria Nicolodi, Veronica Lario, Ania Pieroni, Mirella D’Angelo, John Steiner, Veronica Lario, Mirella Banti, Lara Wendel, Eva Robins, Christian Borromeo… Scénario : Dario Argento. Directeur de la photographie : Luciano Tovoli. Décor : Giuseppe Bassan. Costume : Pierangelo Cicoletti, Franco Tomei. Effets spéciaux : Giovanni Corridori. Montage : Franco Fraticelli. Producteur exécutif : Salvatore Argento. Musique : Goblin. Producteur : Claudio Argento. Production : Sigma Cinematografica. Distribution : Les Films du Camélia (Ressortie le 3 juillet 2019). Italie. 1982. 101 minutes. Eastmancolor. Techniscope. Format image : 1,85 :1. Stéréo. Interdit aux moins de 12 ans.