Stupid Things – Amman Abbasi

C’est l’été. Dayveon a 13 ans, et un grand frère mort trop tôt. Dans la chaleur étouffante de sa petite ville de l’Arkansas, sur son vélo, il traine sa mélancolie. Lorsqu’il intègre le gang local, les Blood, c’est à la fois la violence de ce monde et de nouveaux liens d’amitié qui font irruption dans sa vie…

Stupid Things est le premier long-métrage d’Amman Abbasi. A seulement 28 ans, ce petit génie touche à tout en est le scénariste, le producteur, le réalisateur, le monteur et en a également signé la bande originale. D’origine pakistanaise, ce dernier a grandi dans un quartier pauvre de Little Rock, Arkansas, un Etat dans lequel la menace de la violence des gangs pèse lourd dans le quotidien de ses habitants. Pour cette raison, le réalisateur a choisi de situer l’action du film en Arkansas, à Wrightsville. Lorsqu’il n’était encore qu’au lycée, Amman Abbasi a travaillé sur un projet de film sur les gangs de Chicago. C’est cette expérience qui lui a donné l’envie de parler de l’appartenance à un gang d’un point de vue personnel et l’idée de Stupid Things. Bien que le film soit une fiction, celui-ci est fortement marqué par son regard de documentariste qui lui confère un incroyable naturalisme.

« C’est à Chicago, quand je parlais avec des gamins, que j’ai commencé à assembler des petites bouts d’histoire qui me permettraient de raconter une histoire de gang plus nuancée, ne tournant pas seulement autour des crimes, dit-il. Je voulais me concentrer sur la notion d’appartenance, l’amitié et les différentes sortes de personnes qui composent un gang. Tout ce que j’ai tiré de mon expérience à Chicago, ça m’a paru évident de l’ancrer dans une histoire qui se déroulerait dans l’Arkansas, d’où je suis originaire, et où les gangs ont une grande importance » Amman Abbasi.

La priorité première du réalisateur était donc de faire un film de fiction qui soit réaliste. Pensé comme un documentaire, pour concevoir Stupid Things ce dernier a mené des recherches pour comprendre le point de vue de ses personnages. Pour ce, le cinéaste s’est entre autres rendu dans un centre de redressement pour jeunes en difficulté, dont nombre sont déjà affiliés à des gangs ou sur la voie de la prison, où il a organisé des ateliers. Une fois qu’il a eu assez de matière, le réalisateur a co-écrit le scénario du film avec Steven Reneau en quelques semaines.

Afin d’augmenter le réalisme de ce récit initiatique et d’être en accord avec son personnage enfermé dans un monde se limitant à quelques rues, son monde, Abbassi a fait le choix esthétique d’utiliser le format 1.33 :1 (4/3), mieux adapté aux portraits, et une caméra subjective qui nous montre les choses du point de vue des personnages. Ces procédés techniques lui permettent donc d’accentuer le sentiment d’isolement dont le film est empreint. Ainsi, avec pudeur, il nous montre non seulement l’isolement et le désœuvrement des personnages, mais aussi, dans le même temps, celui d’une communauté, celui de toute une classe sociale. Le soin apporté à de nombreux détails comme par exemple la peinture à la bombe en hommage au frère de Dayveon renforce le sentiment d’authenticité du film.

Bien que le sujet du film soit sombre, l’approche de l’écriture est douce et sensible. A l’image particulièrement signifiante et métaphorique des abeilles qui revient à divers moments cruciaux du film, l’humanité qui se dégage de Stupid Things est particulièrement marquée par la façon singulière dont le cinéaste joue sur les contrastes et fait cohabiter la douceur de l’innocence et la beauté de la nature avec la dureté de l’âge adulte, la pauvreté et la violence. La violence sourde du contexte sociale étant omniprésente dans le film, Abbasi contourne brillamment les clichés en faisant le choix de laisser hors-champs la violence physique. Ne répondant résolument à aucune règle prédéfinie, en plus de sa réalisation et de son scénario, la singularité de l’œuvre dans sa forme est aussi due à l’originalité de son montage qui donne au film une sensation de liberté.

La combinaison efficace de ces choix techniques permet au réalisateur d’être au plus près de ses personnages et de capturer de façon lyrique l’intimité et les émotions de ceux-ci tout en restant très réaliste. Avec la précision et la beauté de son cadre, sa mise en scène inspirée et la forme naturaliste qui épouse avec justesse son propos, Abbasi capte et retranscrit sublimement à l’écran les instants fugaces mais déterminants qui construisent un homme et définissent son avenir. Ainsi, tout en dénonçant évidemment la discrimination toujours d’actualité, à travers le parcours initiatique du personnage principal, le cinéaste questionne notre monde actuel. Certes le cinéaste nous offre de magnifiques moments poétiques mais il s’applique à ancrer le film dans une réalité contemporaine qu’il faut continuer de dénoncer.

Bien que la musique soit peu présente, la bande originale composée par Abbasi est surprenante et « osée ». Elle est plus le résultat d’un long travail sur le son que sur la musique elle-même. Complémentaire de la forme du film, elle capte et traduit avec justesse les sentiments et les ressentis de Dayveon. Pleinement constitutive du film et du message que le cinéaste veut faire passer, cette dernière est donc très importante. A noter que le jeune réalisateur a par ailleurs collaboré avec le groupe islandais Sigur Rós.

Tout comme le personnage de Dayveon qu’il interprète avec autant de finesse que de justesse, le jeune comédien Devin Blackmon était âgé de 13 ans lors du tournage. Il est né et a grandi à Little Rock, Arkansas, et est le cousin de Lachion Buckingham qui interprète ici le rôle de Mook et est également producteur du film. Les autres comédiens, Kordell « KD » Johnson qui interprète Brayden, Dontrell Bright qui joue Bryan ou encore Chasity Moore qui joue Kim, ont été repérés lors de castings sauvages et sont tous des « amateurs ».

Constitué d’acteurs non-professionnels tous originaires de l’Arkansas, le casting est un véritable sans faute et confère une réelle humanité au film. Beaucoup d’entre eux ont participé au film grâce à Lachion Buckingham. L’histoire de Stupid Things, l’errance de cet adolescent, est inspirée de celle du frère de Buckingham. Le développement des personnages s’est fait grâce à une forte collaboration marquée par de nombreuses discussions entre Amman Abbasi et les acteurs lors des quatre mois qu’ont duré les répétitions. Certains font d’ailleurs partie des « Blood » ou sont liés au gang. Aucun d’entre eux n’avait joué dans un film ni même joué la comédie auparavant. Toujours dans un souci de réalisme et afin que les comédiens soient plus à l’aise, le cinéaste a également souhaité que les costumes portés par ceux-ci soient leurs propres vêtements. La précision, la délicatesse et la bienveillance du regard du cinéaste parviennent admirablement à saisir l’humanité qui habite non seulement les personnages mais aussi les comédiens. L’alchimie entre eux fonctionne parfaitement à l’écran et vient traduire leur réel talent. Ici, la mise en scène sublime autant les personnages que les comédiens. Il faut savoir que même les événements qui ont eu lieu dans la vie des jeunes comédiens durant le tournage ont été intégrés à l’histoire par Abbasi donnant au film des directions inattendues comme par exemple le fait que le jeune Kordell « KD » Johnson se soit fait véritablement tiré dans la jambe.

La fraternité est probablement la thématique qui représente le mieux Stupid Things. En effet, en plus d’être importante dans le film, celle-ci était également fortement présente dans les coulisses du tournage. La notion de fraternité apporte une force indéniable au film. Elle le porte tout entier. Le personnage de Dayveon cherche à intégrer le gang des « Blood » afin de se rapprocher de son frère disparu. Il rejette la tentative d’approche de Brian, le petit ami de sa sœur Kim, et se lie d’amitié avec Brayden qu’il dit considérer comme son frère. En pleine crise adolescente et sans repère de « virilité », en quête de liberté, Dayveon veut décider et choisir lui-même les personnes qu’il côtoie et dont il veut se rapprocher. Son errance à vélo vient autant traduire son envie d’oublier sa condition que celle de se sentir libre et en vie. Tout comme le réalisateur a été influencé dans la vie par son frère aîné, côté coulisses, on peut aussi noter que le jeune comédien Devin Blackmon s’est inspiré de son propre frère pour composer le rôle de son personnage. Mais c’est bien évidemment l’histoire du frère du comédien et producteur Lachion Buckingham dont le film s’inspire le plus clairement. En 2011, lorsque ce dernier était en camp de redressement pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment du fait de ses mauvaises fréquentations, son frère s’est fait tirer dessus deux fois dans la nuque et une fois dans la tête, le laissant tétraplégique. Pour information, l’homme sur la fresque peinte à la bombe qui dans le film personnifie le personnage de Trevor, représente en réalité le frère paralysé de Buckingham à qui l’œuvre est dédiée.

A travers le portrait que fait le réalisateur de ce jeune en manque de repères qui se construit au fil de ses (mauvaises) rencontres et qui bascule dans la violence malgré lui, celui-ci traite du mal-être de toute une génération et dresse en fait dans le même temps le portrait contemporain et alarmant de l’Amérique profonde, l’Amérique pauvre, marginale, délaissée et oubliée. Amman Abbasi signe un magnifique drame naturaliste et onirique digne des meilleures productions indépendantes américaines. Stupid Things rappelle autant le cinéma de Jeff Nichols que le sublime Moonlight de Barry Jenkins (sorti dans les salles en début d’année) duquel il se rapproche sur le fond et dans la démarche mais se démarque par la forme.

A la fois libre dans sa forme et dans son traitement, empreint de lyrisme, de poésie et de sensualité, Stupid Things brise toutes les conventions cinématographiques, tant au niveau de l’écriture que de la mise en scène ou du montage, et témoigne de façon singulière et talentueuse du regard juste et humaniste d’un jeune cinéaste inspiré et promis à un bel avenir.

Steve Le Nedelec

Stupid Things (Dayveon) un film de Amman Abbasi avec Devin Blackmon, Dontrell Blackmon, Kordell « KD » Johnson,Marquell Manning,  Chasity Moore, Lachion Buckingham, Shavidee Trotter… Scénario : Amman Abbasi et Steven Reneau.  Image : Dustin Lane. Costumes : Tiffany Barry. Montage : Michael Carter, Dominic LaPerriere. Musique : Amman Abbasi. Producteurs : Amman Abbasi, Lachion Buckingham, Alexander Uhlmann. Production : Mama Bear Studios – Meridian Entertainment – Muskat Filmed Properties – Rough House Pictures – Salem Street Entertainment – Symbolic Exchange. Distribution (France) : The Jokers – Les Bookmakers (Sortie le 27 septembre 2017). Etats-Unis. 2017. 75 minutes. Couleur. Ratio image : 1.33 :1. Tous Publics. Sélection 2017 : Sundance Film Festival, Festival de Berlin section Forum, Festival du Film Américain de Deauville.