Sexe & Déviances – Collectif

Après l’excellent Gore et violence, le nouvel opus de la collection Censure & Cinéma – Darkness s’attaque à un sujet chaud comme la braise : Sexe & Déviances.

Tache immense que de rendre compte des infortunes de la vertu, car le cinéma a enflammé les esprits dès ses origines. A peine un an après l’invention du cinématographe, la société américaine Vitascope distribue The Kiss (1896) mettant en scène le premier baiser de l’histoire du cinéma. Ce plan taillé sur un couple qui s’embrasse est un énorme scandale accentué par le fait que les protagonistes n’ont plus « l’âge de procréer », de la luxure pure pour les gardiens de la morale. La presse conservatrice se déchaine à longueur d’articles vénéneux. Ce premier choc « érotique » peut nous paraître ridicule aujourd’hui, pourtant, un siècle plus tard, le baiser est encore banni des écrans dans plusieurs pays sous la chape de plomb de dogmes religieux.

Parallèlement à un cinéma « traditionnel » l’industrie cinématographique va engendrer le développement simultané d’un cinéma érotique et pornographique dans le monde entier. Des films diffusés clandestinement dans les maisons closes et dans les arrière-salles de certains bistrots. Cinéma porno des premiers temps où dans de courtes bandes les clients des maisons closes patientent en découvrant sur l’écran toutes sortes de pratiques sexuelles : fellation, sodomie, homosexualité masculine et féminine, triolisme, zoophilie, etc. Ces charmantes histoires érotico-pornographiques survivront à la disparition des lupanars en circulant sous le manteau.

Les images explicites de relations sexuelles n’apparaîtront sur les écrans des salles de cinéma qu’à la fin des années 60. Le cinéma pornographique connaît un véritable âge d’or à partir du succès phénoménal de Gorge Profonde (Deep Throat) en 1972. Et durant un très court laps de temps, sorte de parenthèse enchantée, le cinéma X va produire ses meilleurs œuvres et rivaliser en recette avec la production classique. En 1975, l’État français reprend les choses en main et instaure la loi sur le cinéma pornographique (et violent) dite X qui est surtout par une loi de finance sanctionnant lourdement le secteur, «  réglementation destinée à étouffer légalement l’industrie pornographique est rendue d’autant plus indispensable que le Conseil d’État place le cinéma au rang des libertés publiques en janvier 1975 ». Les films porno sont condamnés à une exploitation limitée aux salles spécialisées. Il devient quasi impossible de sortir un film 100% étranger sur les écrans. La commission de censure se lâche et des films à l’érotisme soft sont classé X à l’exemple d’Emmanuelle 2 l’antivierge avec Sylvia Kristel.

Mais l’histoire la plus aberrante concerne le film de Serge Korber, L’Essayeuse. Ce film, tout ce qu’il y a de plus classique dans le genre, est poursuivi par diverses associations dont celle des sourds et muets et la Croisade des aveugles ! Par décision de justice L’Essayeuse est condamné à la destruction, une mort pour l’exemple pour satisfaire la frange la plus réactionnaire de la société française. La destruction du négatif a lieu au laboratoire de tirage cinématographique GTC à Joinville-le-Pont. Les boîtes 35 mm contenant le négatif sont apportées et devant les représentants de la loi et les différentes parties, le film brûle dans le four de la grande cheminée. Mais les techniciens de l’époque pour la plupart avaient connu la guerre et sauvaient des films des mains criminels des nazis, il était hors de question pour eux de faire un acte aussi contre-nature véritable autodafé cinématographique. Et c’est des chutes, des contretypes sans importance qui sont partis en fumée. Ni vu ni connu. Depuis, l’original négatif de L’Essayeuse aurait disparu, mais il reste fort heureusement des copies en circulation.

A partir de 1980, la production X agonise lentement mais surement, la vidéo va prendre le relais, c’est l’explosion des ventes. En 1985, Canal + ouvre sa case X avec Exhibition, documentaire sur l’actrice Claudine Beccari réalisé par Jean-François Davy. Petit à petit, le cinéma d’auteur inclut dans sa narration des scènes de plus en plus osées. Les salles spécialisées dans le porno disparaissent du paysage.

En 2000 sort sur les écrans Baise-moi de Virginie Despente et Coralie Trinh Thi, mélange de hardcore et de violence dans une relecture de Thelma et Louise en version ultra féministe. La décision de la commission de classification d’interdire le film aux moins de 16 ans est contestée par l’association réactionnaire Promouvoir, représentée par André Bonnet, auprès du Conseil d’État. Le Conseil d’État annule le visa de Baise-moi en suggérant de réintroduire le moins de 18 ans.

C’est sur le terrain juridique que Bonnet attaque les décisions de la Commission de classification, et non directement les films. C’est un procédurier qui traque le vice de forme. C’est donc au petit bonheur la chance qu’André Bonnet parvient à faire annuler des décisions dans ses incessants va-et-vient entre le tribunal Administratif et le Conseil d’État. Combat d’arrière-garde qui confine au ridicule avec la procédure engagée contre Sausage Party.

En 2005, les députés adoptent de nouvelles contraintes fiscales « portant la taxe sur les ventes et location de vidéogramme destinée à l’usage privé du privé du public de 2 à 10 % lorsqu’elles concernent des œuvres (…) à caractère pornographique ou d’incitation à la violence. » Le cinéma porno est surtaxé, l’argent récolté alimente depuis 2007 le fonds de soutien du cinéma qui profite aux plus gros producteurs de la place de Paris pour des films français bien du système.

Si le cinéma hardcore a pu apparaitre sur les écrans, c’est en partie grâce à la ténacité de certains grands cinéastes qui font patiemment fissurer la censure. Au premier rang de ces réalisateurs-là se trouve Luis Buñuel. Dès son premier film Un chien Andalou (1928), il provoque une émeute aux Ursulines, « une quarantaine de dénonciations pour obscénité et cruauté et deux avortements pendant les projections » ! Les choses « empirent » avec L’Age d’or (1930) « sa projection au Studio 28 est troublée par des extrémistes et des jeunesses patriotiques. Ceux-ci lance des bombes sur l’écran, cassent les fauteuils, lacèrent les peintures exposées dans le hall de la salle de cinéma (…) une violente campagne de presse vaut la saisie des copies du film et son interdiction pure et simple par le préfet de police Jean Chiappe » préfet dont Buñuel se moquera à la fin du Journal d’une femme de chambre (1964). L’Age d’or, chef-d’œuvre du surréalisme, est interdit pendant 50 ans ! Tous les films de Buñuel auront maille à partir avec la censure. Son cinéma est un véritable inventaire des perversions : fétichisme, inceste, masochisme, onanisme, callipygie (l’amour des fesses), nécrophilie, à cela s’ajoute de violentes charges contre tous pouvoirs d’où qu’ils viennent: de l’État, de l’église, des militaires, etc. Ses films, El, Viridiana, Belle de jour, Tristana, pour n’en citer que quelques-uns, ont fait reculer les limites de la censure.

L’Empire des sens est l’aboutissement de la réflexion politique de Nagisa Oshima, comme si toute son œuvre devait aboutir à ce sommet. Jamais le lien entre sexe et sentiment n’aura été porté à de telle hauteur. Une relation amoureuse, frontale, sexuelle comme dernier acte de subversion possible. Le film d’Oshima est un chef-d’œuvre. Ce ne sera pas vraiment le cas d’Histoires de sexe(s) d’Ovidie et Jack Taylor. Le film est présenté à la Commission de classification  en 2010 avec l’espoir d’obtenir une interdisant aux moins de 18 ans comme pour Le Pornographe et non une inscription sur la liste des films à caractère pornographique. Le but est de sortir enfin le porno de son ghetto, c’était mal connaître Sylvie Hubac, présidente de la commission : « … nous étions devant un objet pornographique. C’est quinze ou vingt scènes de sexe enfilées… ». Histoire de sexe(s) est classé X par la commission. A la suite de quoi, la production du film annule sa demande de visa échappant ainsi à de lourdes pénalités financières.  Il eut été peut-être plus judicieux de demander la reclassification d’un classique du cinéma porno (Derrière la porte verte, Café flesh, Nightdreams) ? Un classique du X peut-il être simplement interdit aux moins de 18 ans aux vues de ses qualités esthétiques et artistique comme pour un film d’auteur ?  Les films porno sont à l’heure actuelle totalement exclus des écrans, il n’existe plus de salles spécialisées (la dernière le Beverly vit ses derniers jours). L’industrie du porno a bifurqué depuis longtemps vers Internet, proposant toutes sortes de formats et de durées, cela va du meilleur au pire.

Alors qu’en Occident le porno se vautre dans la routine du gros plan et des conventions imposées par la télévision, il n’en va pas de même en Orient. L’imagination et la recherche de plaisirs inédits dominent la production qu’elle soit au sein d’importants studios ou le fait de petite structure à la lisière de l’amateurisme. « Dans le shintoïsme, contrairement aux préceptes des civilisations judéo-chrétiennes ou musulmanes, le sexe et l’érotisme n’ont pas le goût du péché. Ils y sont célébrés comme des moments de joie et de bonheur et occupe ainsi une place centrale dans la philosophie et la culture japonaise. » Résultat des films inimaginables ici comme l’hypersexualisation de l’enfance avec les genres très controversés du Lolicon (abréviation de l’expression Lolita complex) et Shotacon, les films « doivent être des fictions et ne pas mettre en scène des personnes réelles ou vivantes » afin de connaitre une exploitation. Depuis les années 80 avec l’apparition des caméscopes c’est le développement des Adult Video, dopé par le succès d’un film pornographique underground Ken chérie de la laverie. Films au style documentaire « à faible coût, réalisés avec des amatrices et dénués de scénario : c’est du sexe brut. » L’AV devient rapidement une industrie énorme avec pléthore de sous-genre jouant sur les phantasmes les plus bizarres mettant en scène certains aspects marginaux et délirants de la sexualité.

En avril 1990, Marco Ferreri charge ses producteurs de demander à la commission de classification l’abaissement de l’interdiction aux moins de 18 ans de La Grande bouffe. « Beaucoup d’années sont passées depuis cette qualification et désormais les critères moraux et pédagogiques d’évaluation sont différents. Le public change et se renouvelle, et c’est important pour un metteur en scène d’être présent avec ses œuvres sur les écrans cinématographiques et télévisés, l’absence signifie l’oubli de l’œuvre globale. Etre absent de la mémoire collective signifie disparaître de la mémoire des jeunes, et cela, pour un auteur, c’est la pire des choses. C’est très étrange parce que mes films passent sur tous les écrans européens mais sont absents en France, le seul pays qui a reconnu la valeur artistique de mes œuvres. » On ne saurait mieux exposer les buts de la censure, faire disparaitre des œuvres qui dérangent et par ricochet leurs auteurs.

Sexe & Deviances aborde bien d’autres aspects dans un ensemble copieux d’articles (27) parfaitement bien agencé. Enfin les brèves censoriales donnent un aperçu des différents visages que prend la censure à travers le monde.

Sexe & Deviances02 Censure & Cinéma Darkness, ouvrage collectif sous la direction de Christophe Triollet aux Editions LettMotif (376 pages).