Sentimentalement vôtre – Carol Reed

Charles Sidley (Michael Jayston) est « l’un des hommes les plus puissants du monde. Plus que n’importe quel roi tribal. Plus que n’importe quel politicien, prêtre ou même psychanalyste. (.) Dans tout le monde occidental, on se tourne vers lui pour éviter la pauvreté, la ruine et le désespoir. » en deux mots, il est expert-comptable ! Malgré son autorité, Charles est angoissé, il soupçonne Belinda (Mia Farrow), sa femme, d’avoir un ou plusieurs amants. Charles contacte une agence de détectives privés…

Sentimentalement vôtre, avant d’être le dernier film de Carol Reed, a circulé de main en main. La pièce en un acte de Peter Shaffer est créée à Londres en 1962. Le producteur Ross Hunter en achète les droits cinématographiques pour Universal en 1964. Il destine son adaptation à Julie Andrews et engage Mike Nichols pour la réalisation. Mais le montage de Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Wolf ?, 1966) s’avère plus long que prévu, Nichols renonce au film et Julie Andrews quitte le projet. Hunter ne renonce pas et conclus un accord avec Richard Burton et Elizabeth Taylor (le couple du film de Nichols), mais ils n’arrivent pas s’entendre sur le choix d’un réalisateur. Le film est en standby à Universal, avant d’être réanimé en 1969. Rex Harrison dans le rôle de l’expert-comptable, Faye Dunaway, sa femme et Marcello Mastroianni, le détective. Faye Dunaway et Marcello Mastroianni depuis le tournage du Temps des amants (Amanti, 1968) de Vittorio de Sica, vivent en couple. Le projet tombe à l’eau, le scénario retourne sur les étagères du studio.

Russ Hunter passe la main et Hal B. Wallis reprend la production. Carol Reed a connu son heure de gloire dans les années 40/50 avec des films unanimement acclamés : Huit heures de sursis (Old Man Out, 1947), Première désillusion (The Fallen Idol, 1948), Le troisième homme (The Third Man, 1949) Grand Prix (Palme d’or) du Festival de Cannes, Trapèze (1956), Notre homme à La Havane (Our Man in Havana, 1959). Absorbé par les sirènes d’Hollywood, Carol Reed se consacre à une énorme production de la MGM, Les révoltés du Bounty. Par suite de rapports difficiles avec Marlon Brando, il quitte le gouvernail et laisse la place à Lewis Milestone. Son étoile pâlie durant les années 60, il signe uniquement trois films, dont la comédie musicale à grand spectacle Oliver ! (1968) inspirée d’Oliver Twist. Le film est un grand succès dans les pays anglo-saxons et rafle 5 oscars, dont celui du meilleur réalisateur et du meilleur film face à un chef-d’œuvre instantané 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Des prix à contre-courant de la société de l’époque comme un dernier sursaut d’un Hollywood dépassé.

Carol Reed réalise ensuite l’intéressant L’indien (The Last Warrior / Flap, 1970), mais ce western moderne avec Anthony Quinn passe inaperçu. Reed quitte Hollywood pour Londres. Sentimentalement vôtre est un retour au pays. Le sujet lui parle, il est un peu dans la situation de Charles Sidley, un homme qui ne saisit plus son époque. Belinda représente la nouvelle génération.

Le film est une fausse comédie romantique, il s’en dégage une profonde mélancolie sous des piques de cynisme. Le film n’est pas tendre avec la classe bourgeoise, des fins de règne (dont la descendance sera s’adapter tout en accentuant les rapports de classe, mais ceci est une autre histoire). Un monde qui tourne sur lui-même, petit, hautain et mesquin. Le film montre une révolution des mœurs en sourdine. Belinda est une Américaine mariée à un Anglais, un homme dans le pas de la tradition. Belinda est une femme libre, émancipée, elle représente le flower power. L’inverse du monde dans lequel, elle pénètre. Alors, l’ennui, la lassitude, la gagne. Elle traîne dans la ville sans but, passe une partie de son temps dans les cinémas à délicieusement frissonner aux films gothiques de la Hammer. Dans son périple de solitude, la fantaisie s’invite par le biais d’un inconnu, le détective (Topol), qui lui redonne une joie de vivre qu’elle ne trouve plus auprès de son mari.

Mais par la personnalité de Mia Farrow, sous le pétillant d’une semi-hippie se cache quelque chose de plus tragique, une douleur. Cet aspect de la personnalité de Mia Farrow sera particulièrement bien exploité par le cinéma d’horreur ou de tensions psychologiques avec des personnages au bord de la folie. Dans cette catégorie, on retrouve évidemment Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski et Cérémonie secrète (Secret Ceremony, 1968) de Joseph Losey, Terreur Aveugle (See No Evil/Bind Terror, 1971) de Richard Fleischer, Le Cercle infernale (Full Circle, 1977) de Richard Loncraine. Son versant romantique (et comique) sera remis au goût du jour et développé par Woody Allen dans les années 80 avec une série de films remarquables : Comédie érotique d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Sex Comedy, 1982), Zelig (1983), Broadway Danny Rose (1984), La Rose pourpre du Caire (The Purple Rose of Cairo, 1985), Alice (1990), entre autres. Après l’énorme succès du film de Polanski, Mia Farrow se retrouve en Europe, elle tourne à Londres les films de Fleischer et Losey et en France avec Claude Chabrol, Le Docteur Popaul (1972) aux côtés de Jean-Paul Belmondo et de Laura Antonelli. Curieux cheminement.

Peter Shaffer, l’auteur de la pièce et de son adaptation, est l’un des grands dramaturges anglais. Il est l’auteur de deux classiques absolus, Equus et Amadeus, admirablement porté pour l’écran, le premier par Sidney Lumet avec Richard Burton, Peter Firth et Jenny Agutter, et le second par Milos Forman avec F. Murray Abraham et Tom Hulce. Il obtient l’oscar pour Amadeus. Son frère jumeau, Anthony Shaffer, est écrivain et dramaturge, on lui doit le scénario du Limier (Sleuth, 1971) de Joseph L. Mankiewicz. Si Carol Reed fait son retour en Angleterre avec le scénario de Peter Shaffer, Alfred Hitchcock va faire le sien avec un scénario d’Anthony. Frenzy (1972) est plus dans son époque tout en étant une relecture formidable de la période anglaise du cinéaste. Anthony et Peter Shaffer sont deux écrivains de très grands talents. Les dialogues de Sentimentalement vôtre sont remarquables, d’une finesse et d’un humour parfaitement dosé.

Un élément important et indissociable de la narration, la musique de John Barry. Elle entraîne à sa suite les personnages comme le joueur de flûte de Hamelin.

Sentimentalement vôtre, point final de la carrière de Carol Reed, avec la conscience de voir un nouveau monde qui arrive lui échapper, c’est triste, mais c’est ce qui fait toute la beauté du film.

Fernand Garcia

Sentimentalement vôtre, pour la première fois en HD dans une édition combo (DVD+ Blu-ray) d’Eléphant Films avec en complément : une intervention particulièrement juste et instructive sur Carol Reed et le film par Samuel Blumenfeld (15 minutes env.). Les bandes annonces d’autres films de la collection : Isadora, Millie et Marie Stuart, reine d’Ecosse.

Sentimentalement vôtre (Follow Me ! / The Public Eye), un film de Carol Reed avec Mia Farrow, Topol, Michael Jayston, Margaret Rawlings, Annette Crosbie, Dudley Foster… Scénario : Peter Shaffer d’après sa pièce. Directeur de la photographie : Christopher Challis. Décors : Terence Marsh. Costumes : Julie Harris. Montage : Anne V. Coates. Musique : John Barry. Producteur : Hal B. Wallis. Production : Hal B. Wallis Productions – Universal Pictures. Grande-Bretagne. 1972. 93 minutes. Technicolor. Panavision. Format image : 2.35 :1. 16/9e Son : Version originale avec ou non sous-titres français et Version française. DTS-HD Dual Mono 2.0. Tous Publics. Prix d’interprétation pour Mia Farrow et Topol au Festival de San Sébastian.