Peter Bogdanovich – biographie 1/2

Une ascension fulgurante

Né en 1939 à Kingston dans l’Etat de New York de parents Serbes ayant fui le nazisme en Europe, Peter Bogdanovich grandit à New-York. À 15 ans, il participe à une session d’été de l’Académie américaine d’art dramatique à Traverse City dans le Michigan, où enseigne notamment l’actrice Eleanor Gould et où il aura pour professeur Stella Adler, célèbre pour avoir enseigné l’art dramatique à Marlon Brando et Robert De Niro. En 1959, il monte sa première pièce de théâtre, Le Grand Couteau du dramaturge américain Clifford Odets adapté au cinéma par le cinéaste Robert Aldrich en 1955. Intarissable cinéphile, le jeune Bogdanovich commence par travailler au Musée d’art moderne de New-York au début des années 1960. Il y présente notamment de grands réalisateurs, comme Orson Welles, John Ford, Alfred Hitchcock, Allan Dwan, Fritz Lang, Ernst Lubitsch ou Howard Hawks et, grâce à ses connaissances, devient rapidement un critique et historien du cinéma renommé. Influencé par la Nouvelle Vague, il décide de devenir réalisateur et se rend à Los Angeles avec sa femme et collaboratrice, la directrice artistique et costumière Polly Platt, où il va faire la rencontre décisive de Roger Corman.

En 1966, Peter Bogdanovich débutera comme acteur aux côtés de Peter Fonda, Nancy Sinatra et Bruce Dern, dans le mythique Les Anges sauvages (The Wild Angels) réalisé par Roger Corman. Sur le tournage de ce film emblématique de la contre-culture, en plus d’être acteur, Peter Bogdanovich endossera plusieurs fonctions comme celles d’assistant réalisateur ou encore de scénariste. Pape de la série B à petit budget et formidable dénicheur de talents, de Martin Scorsese à James Cameron en passant par Francis Ford Coppola, Jonathan Demme, Monte Hellman ou encore Joe Dante, l’incontournable réalisateur et producteur Roger Corman va rapidement pousser Peter Bogdanovich à la réalisation.

Après avoir réalisé The Great Professional : Howard Hawks (1967), un documentaire pour la télévision sur Howard Hawks, Peter Bogdanovich « réalise », le méconnu Voyage to the Planet of Prehistoric Women dans lequel des astronautes atterrissent sur la planète Vénus, y affrontent des créatures dangereuses et y rencontrent de séduisantes vénusiennes. Le film est en fait un remontage du film de science-fiction soviétique La Planète des tempêtes (1962) de Pavel Klouchantsev, augmenté de séquences avec des acteurs américains.

C’est en 1968 que Roger Corman lance véritablement la carrière de Bogdanovich en lui confiant la mise en scène de La Cible (Targets), son premier vrai long métrage de fiction, dans lequel ce dernier se mettra lui-même en scène dans le rôle du réalisateur aux côtés de l’immense Boris Karloff qui immortalisa à l’écran la créature de Frankenstein et interprète ici presque son propre rôle, celui d’une star vieillissante du cinéma d’épouvante confrontée à la violence arbitraire de la société américaine via son culte pour les armes à feu et en plein trauma de la guerre du Vietnam. Terrifiant dans son discours, La Cible est une dénonciation, doublé d’un hommage au genre. Lors d’une scène du film, ivre devant un passage à la télévision du film The Criminal Code (1931) d’Howard Hawks, le personnage du réalisateur incarné par Bogdanovich se désole que : « Tous les bons films ont déjà été faits ! ». Une déclaration qui va résonner comme une profession de foi de l’homme et de l’artiste qui va croiser la route des géants du passé tout en empruntant dans le même temps celle du Nouvel Hollywood dont il va devenir une figure emblématique sans jamais pour autant et volontairement se dégager de ses influences cinéphiliques dans son geste créatif. Excellent thriller réaliste, La Cible annonce donc le style de toute l’œuvre à venir du cinéaste qui, multipliant les traits d’humour et les clins d’œil aux grands classiques de l’âge d’or hollywoodien, exprimera nostalgie et désillusion. A l’image du dialogue permanent qu’il entretient avec ses maîtres et auxquels il consacre également des articles, des livres et des documentaires, avec chacun de ses films, Peter Bogdanovich va construire une œuvre au long cours qui, dans ses évocations formelles du cinéma classique américain, sera, plus qu’un « simple » hommage, une continuation, un prolongement de ses échanges et conversations.

En 1971, Bogdanovich réalise le documentaire Réalisé par John Ford (Directed by John Ford), un portrait amoureux, sur la carrière et l’influence sur le cinéma américain, du maître du western composé d’entretiens avec des acteurs (James Stewart, John Wayne ou encore Henry Fonda) ayant joué dans les films de John Ford, ponctués de nombreux extraits de films.

Mais, la même année, c’est par le biais de son film suivant, La Dernière séance (The Last Picture Show, 1971), que le cinéaste réalise un coup de maître et acquiert le statut de réalisateur en vogue à Hollywood. A la fois classique par son impressionnante captation nostalgique de la disparition de l’âge d’or du cinéma hollywoodien et en phase avec les constantes définissant ce que l’on appellera à posteriori en France « Le Nouvel Hollywood », adaptation du roman La Dernière séance de Larry McMurtry, le film brosse le portrait de la jeunesse d’Anarene, une petite ville isolée du Nord du Texas, en 1951. Centré sur la vie de jeunes gens ordinaires, le deuxième film de Peter Bogdanovich est la radiographie de l’agonie d’une bourgade texane à l’aune des années 1950, à travers les désillusions des jeunes adolescents qui y vivent. Non content d’offrir à l’acteur fordien, Ben Johnson, l’un de ses plus beaux rôles, avec La Dernière séance, Peter Bogdanovich relance ou révèle des comédiens comme Randy Quaid, Jeff Bridges, Timothy Bottoms, Cloris Leachman, Ellen Burstyn ou Eileen Brennan et à leurs côtés, Cybill Shepherd, sa future compagne et égérie. Avec l’inspiration fordienne de La Dernière séance, Peter Bogdanovich fait apparaitre le « néoclassicisme cinéphilique ». Ode à l’Amérique profonde, récompensé aux Oscars, La Dernière séance est un énorme succès critique et commercial et devient un classique instantané. La Dernière séance compte parmi les films les plus emblématiques du Nouvel Hollywood.

Pourtant, lorsque le réalisateur et historien du cinéma Jean-Baptiste Thoret lui demande ce qu’il pense du rattachement que l’on fait de lui au mouvement du Nouvel Hollywood et si ce dernier se sentait proche des cinéastes de sa génération, celui-ci lui répond : « Pas vraiment. Je sais qu’on m’associe à ce mouvement mais je ne peux pas dire que j’ai eu beaucoup d’affinités avec lui. Roger Corman m’a vraiment appris quelque chose. Avec lui, j’ai appris à faire un cinéma de guérilla, des tournages rapides, pas toujours légaux, j’ai appris à ne pas être trop orthodoxe dans la façon de faire un film. Je peux me revendiquer de cette école-là mais je ne me suis jamais vraiment senti proche des cinéastes du Nouvel Hollywood. Ceux dans lesquels je me reconnaissais davantage étaient ceux qui m’avaient précédé, cette génération de cinéastes et d’acteurs qui, à la fin des années 1960, étaient en train de disparaître, comme Ford, Hawks, Cukor, Wayne, Stewart, etc. C’est avec eux que j’aurais aimé traîner ! » Peter Bogdanovich (in Le Cinéma comme élégie : conversations avec Peter Bogdanovich, 2018).

Après ce triomphe, la carrière du cinéaste est lancée. Bogdanovich enchainera avec deux autres grandes réussites qui elles aussi connaitront le succès : On s’fait la valise, docteur ? (What’s Up, Doc ?, 1972) avec Barbra Streisand, Ryan O’Neal, Madeline Kahn et Kenneth Mars, et surtout La Barbe à Papa (Paper Moon, 1973) avec Ryan O’Neal, Tatum O’Neal et Madeline Kahn.

Dans le premier, quiproquos et surprises fusent, multipliant les clins d’œil et hommages aux classiques de l’âge d’or hollywoodien. Ranimant la flamme de la « screwball comedy », caractérisée par un humour loufoque et des personnages excentriques, et popularisée dans les années 30 et 40 par des cinéastes comme Preston Sturges et Leo McCarey ou encore des films tels que L’Extravagant Mr. Deeds (Mr. Deeds Goes to Town, 1936) de Frank Capra, L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby, 1945) et Chérie, je me sens rajeunir (Monkey Business, 1952) d’Howard Hawks, Peter Bogdanovich remporte un grand succès avec le couple Barbra Streisand / Ryan O’Neal, d’une drôlerie et d’une vitalité à toute épreuve.

Dans le second, évoquant les pérégrinations et la relation entre un escroc à la petite semaine (Ryan O’Neal) et une fillette de neuf ans qui pourrait être sa fille (Tatum O’Neal), sur les routes du Kansas durant les années 1930, Peter Bogdanovich ressuscite le cinéma hollywoodien de l’entre-deux guerres. Réalisé en noir et blanc afin de mieux évoquer la période décrite et tourné dans un décor authentique avec les routes poussiéreuses et les petites bourgades endormies du Kansas et du Missouri, La Barbe à Papa est un magnifique portrait doux-amer de l’Amérique de la Grande Dépression qui n’est pas sans évoquer Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940) de John Ford, adapté du roman de John Steinbeck. Également road movie initiatique, La Barbe à Papa est porté par le génie précoce de l’attachante et crédible Tatum O’Neal. Ce premier rôle au cinéma, lui vaudra d’être la plus jeune lauréate de l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle à seulement 10 ans. Le traditionnel rapport de l’enfant avec l’adulte dans le cinéma américain mais aussi le dernier plan du film ne manque pas ici de faire référence au cinéma de Charlie Chaplin.

Enchainant les succès, l’ascension de la carrière du cinéaste est fulgurante. A son apogée, courtisé par les studios hollywoodiens, du Parrain à Chinatown en passant par L’Exorciste, le cinéaste se voit proposer de réaliser tous les plus grands projets de l’époque. Mais, libre, ce dernier s’offre le luxe de les refuser pour s’engager dans un projet plus personnel. Il se tourne donc vers l’adaptation d’une nouvelle de Henry James, Daisy Miller, texte classique réputé inadaptable au cinéma, qu’il utilise comme trame principale pour raconter, comme il le dit lui-même, « une histoire d’amour sur des occasions manquées, des différences de classes, l’impossibilité d’un engagement affectif envers ce qui est étranger ou différent. ». Pour lui, le personnage de ce film sera le nouveau grand rôle de Cybill Shepherd, sa muse. D’une rare difficulté à interpréter, Cybill Shepherd incarne magnifiquement le personnage à la fois complexe et superficiel de Daisy Miller. Habité comme toujours par la forme de ses maîtres (Hitchcock, Ford, Welles) jusque dans son découpage, Daisy Miller, est un film majeur qui ne trouvera pas son public et dont l’échec commercial affectera le réalisateur.

« Ce film n’a pas eu beaucoup de succès à sa sortie, mais je ne pense pas que cela soit un défaut. Il est poétique et élégiaque, tout en étant vif et cinglant comme s’il avait été fait dans les années 1930. La fin est déchirante, et Barry Brown interprète la dernière réplique de la nouvelle de Henry James à la perfection (en voix off dans le cimetière) : « J’ai vécu trop longtemps dans des lieux étrangers. » Le fils du scénariste Larry McMurtry, James, est génial dans le rôle de Randolph, le frère de neuf ans de Daisy. » Wes Anderson

Steve Le Nedelec