Nous nous sommes tant aimés – Ettore Scola

« Ce qui m’intéressait, c’était de brosser, d’une façon populaire, un tableau de ce qui s’est passé en Italie au cours des trente dernières années. En Italie comme ailleurs, le cinéma a toujours accompagné l’évolution de la société. Le néoréalisme n’est pas un phénomène cinématographique mais social et j’espère que dans mon film subsiste un peu du message transmis par le néoréalisme italien : s’attacher à l’homme. » Ettore Scola

Au petit matin, une fiat 600 délabrée, le pare-chocs à moitié détaché, arrive dans un quartier huppé de Rome. Le générique s’inscrit en surimpression. La voiture s’arrête. Deux hommes, Antonio (Nino Manfredi), Nicola (Stefano Satta Flores) et une femme Luciana (Stefania Sandrelli) – tous trois dans la cinquantaine en sortent. Antonio vérifie sur un permis l’adresse. Ils sont étonnés d’être dans ce quartier pavillonnaire. Un homme, Gianni (Vittorio Gassman) sort en peignoir de sa maison, une cigarette à la main… Et puis, aussi surprenant que cela puisse paraître le film revient au début, la petite voiture revient, le générique reprend sur les mêmes images. On se dit qu’il y a un problème. Ils sortent de la voiture. Antonio vérifie que l’adresse est la même que celle sur le permis de conduire qu’il a en main. Nicola se demande comment est-il possible qu’il habite dans une telle maison. Gianni sort de sa maison… et le film reprend au point de départ… la petite voiture, le générique… comme un bégaiement de l’histoire… comme si les mots avaient du mal à sortir… Cette fois-ci, derrière la haie qui les sépare de la maison, Antonio, Nicola et Luciana reconnaissent leur ami. Gianni n’est ni le gardien, ni le chauffeur, ni le jardinier de la maison… il saute du plongeoir de sa piscine et l’image se fige. Gianni achèvera son plongeon à la fin de cette histoire qui a commencé il y a trente ans. C’est une plongée dans l’histoire de ces quatre personnages que nous allons suivre dans le grand mouvement de l’histoire italienne…

L’introduction de Nous nous sommes tant aimés est une merveille d’invention et d’intelligence. Le scénario d’Age, Scarpelli et Ettore Scola atteint la perfection. Les trois hommes se connaissent de longue date. Les duettistes Agenore Incrocci et Furio Scarpelli et Ettore Scola se sont connu avant-guerre à la rédaction du journal satirique Marc’Aurelio. Age et Scarpelli écrivaient en parallèle des articles, des scenarii pour des comédies de Totò. Ensemble, ils vont écrire quelques-unes des plus belles comédies italiennes dont Le Fanfaron de Dino Risi, description de l’Italie du boom économique.

Nous nous sommes tant aimés brasse l’histoire de l’Italie de l’après-guerre aux désillusions des années 70. Une profonde mélancolie des utopies envolées et du temps qui passe inexorablement donnent au film un cachet inimitable.

Antonio (Nino Manfredi), Nicola (Stefano Satta Flores) et Gianni (Vittorio Gassman) se sont rencontrés dans la Résistance, dans une embuscade contre un convoi allemand. La guerre finie, c’est le retour à la vie civile. C’est l’euphorie de voir éclore un monde nouveau, plus solidaire, plus libre, plus beau, plus juste, après des années de domination fasciste.

Très vite, les aléas de la vie séparent les trois hommes. Antonio est infirmier dans un hôpital romain et militant syndicaliste. Il reste fidèle aux idéaux nés de la Résistance. Gianni est avocat stagiaire, sans le sou, il vivote. Et puis, l’ambition aidant, il trahit tous ses idéaux. Il épouse, sans amour, la fille d’un riche promoteur corrompu jusqu’à la moelle. Nicola est un petit professeur en province. Marié, père d’un petit garçon, c’est un intellectuel. Au cours d’une projection en ciné-club du Voleur de bicyclette, il est subjugué par le film de Vittorio de Sica. Par la manière dont le cinéaste aborde la réalité et donne la parole à des hommes du peuple. Il n’en va pas de même dans la salle où les notables sociaux-démocrates crachent sur ce monument du néoréalisme « cette esthétique de fond de poubelle qui nous diffame aux yeux du monde ». C’en est trop, Nicola abandonne femme et enfant, quitte la ville et débarque à Rome où il devient critique de cinéma.

Au centre de la vie de ses trois hommes – la belle Luciana (Stefania Sandrelli). Elle est l’image de la beauté italienne, du rêve, de la liberté, de l’art. Elle sera la maîtresse des trois camarades. Antonio en tombe amoureux dès le premier regard. Elle a une aventure avec l’élégant Gianni. Mais il l’abandonne pour une autre femme, inculte, mais fille d’un riche promoteur, elle lui sert de tremplin dans la haute société italienne. Gianni, insatisfait dans sa vie bourgeoise tente de faire de sa femme une deuxième Luciana, mais sans succès. Luciana a une aventure d’une nuit avec Nicola. Dans Nous nous sommes tant aimés, les personnages se croisent, s’éloignent et se retrouvent. C’est Antonio, le prolétaire, qui jamais ne s’élèvera au-dessus de sa condition, qui en définitive épouse Luciana.

Antonio et Luciana se rencontrent par hasard, après des années de séparation, à la fontaine de Trevi, tandis que Federico Fellini règle avec les doublures lumière d’Anita Ekberg et de Marcello Mastroianni, l’une des séquences les plus célèbres de l’histoire du cinéma de La Dolce Vita. Antonio et Luciana sont eux-mêmes des anonymes dans l’ombre de la grande histoire. Tout le film de Scola est parcouru par la grandeur du cinéma italien. Hommage au néoréalisme « Nous vivions ces années fabuleuses où notre cinéma s’imposait comme l’unique phénomène de vrai renouveau culturel grâce à Rossellini, Zavattini, Visconti, Amidei ou De Sica… ». Une cinématographie extraordinaire, intelligente et populaire qui aura conquis le monde et remis sur le devant de la scène internationale, un pays tout juste sortie du fascisme. Dans une première version du scénario, le film s’articule autour de Nicola, le petit professeur cinéphile et de Vittorio de Sica. Nicola devenait une sorte de mauvaise conscience de l’auteur d’Umberto D. Scola rencontre Vittorio de Sica, lui explique le projet et celui-ci accepte de participer au film. Mais au fur et à mesure de l’écriture du scénario, Scola, Age et Scapelli élargissent le propos initial et créent d’autres personnages emblématiques de cette période comme le prolétaire (Antonio) et le bourgeois (Gianni). Ettore Scola profite de la participation de Vittorio De Sica à la manifestation annuelle du journal Paese sera pour filmer son intervention. C’est le moment où il raconte comment il a fait pleurer le petit enfant du Voleur de bicyclette. C’est le déclic pour Scola, il écrit alors la question de l’émission de télévision posée quelques années auparavant à Nicola.

Le film en boîte, Scola montre la copie de travail à De Sica. Il aime beaucoup le film, mais trouve le jugement sur lui-même assez dur mais juste. De Sica, auteur d’œuvres admirables, acteur populaire, s’était parfois laissé aller à jouer dans des films sans intérêt, uniquement pour l’argent. Après cette dernière rencontre, Scola décide de lui dédier le film. Un mois plus tard au cours du mixage du film, Vittorio de Sica meurt. Une légende du cinéma s’en va.

Nous nous sommes tant aimés est un constat sévère, le bilan sans concession d’une génération « qui a vraiment été en dessous de tout… ». Nous nous sommes tant aimés n’est absolument pas un film figé dans un passéisme mélancolique. Antonio et Luciana passent la nuit devant l’école, comme des centaines d’autres parents pour inscrire leurs enfants. Là, Antonio se saisit d’un mégaphone, et ce qui aurait dû être une lutte de tous contre tous devient un appel pour un enseignement accessible à tous. Scola termine sur une fin ouverte. Les personnages s’éloignent dans la rue comme dans un film de Chaplin. Le chemin est long mais un autre monde est toujours possible… Nous nous sommes tant aimés, film d’une infinie richesse, est un chef-d’œuvre.

Fernand Garcia

Nous nous sommes tant aimés est disponible en DVD chez StudioCanal dans la collection Cinéma All’Italiana Et en VOD chez imineo.com

Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati) un film d’Ettore Scola avec Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Stefano Satta Flores, Giovanna Ralli, Aldo Fabrizi et Federico Fellini, Marcello Mastroianni… Scénario : Ettore Scola, Age & Scarpelli. Directeur de la photographie : Claudio Cirillo. Décors & Costumes : Danilo Donati. Montage : Raimondo Crociani. Musique Armando Trovajoli. Producteurs : Pio Angeletti & Adriano De Micheli. Production : La Deantir – Dean Film – Delta Film. Italie. 1974. 124 mn. Noir et banc & Couleur. Format image 1,66 : 1 Tous publics. César du meilleur film étranger 1977, Prix d’Or au Festival International du Film de Moscou 1975, Prix du meilleur acteur (Aldo Fabrizi) et actrice (Giovanna Ralli) dans des seconds rôles, Syndicat Italien des Journalistes de Cinéma, 1975. Toute la Mémoire du Monde 2018.