M – Joseph Losey

Dans Los Angeles, la police traque un tueur d’enfants. La population est sous pression. La mafia, qui voit dans l’imposant quadrillage de la ville par la police une menace pour ses affaires, décide à son tour d’entrer dans la danse… Le tueur, David W. Harrow, un solitaire, ne peut refréner ses pulsions…

M

Taxé d’échec artistique absolu, M de Losey a été plus ou moins jeté dans les oubliettes du 7e Art. Jugement expéditif dû au fait que le film de Losey est un remake du M le maudit de Fritz Lang. Aveuglement critique qu’une réédition en salle et maintenant une édition DVD-Blu-ray digne de ce nom vient anéantir. Nous pouvons affirmer que M de Joseph Losey est tout simplement l’un des joyaux du film noir américain.

Joseph Losey se voit proposer de faire un remake de M le maudit par les producteurs du film de Lang, Nebenzal père et fils. Il n’est pas le premier choix des producteurs, mais Edward Dmytryk doit renoncer à la réalisation, car il est inquiété par la commission des activités antiaméricaines. La proposition n’intéresse pas vraiment Losey. Mais le temps travaille contre lui aussi. Déjà de plus en plus de ses amis sont inquiétés par cette sinistre commission. Joseph Losey sait, que tôt ou tard il sera convoqué et que son nom finira sur la liste noire, le condamnant à une vie de paria. Ses projets patinent, Losey qui a besoin de travailler accepte la proposition.

M Joseph Losey

Losey avait vu le film des années auparavant lors d’un voyage en Allemagne, il rencontre à Hollywood Fritz Lang qui lui dit qu’il s’agit là d’une très mauvaise idée. Lang aura toujours une dent contre le film. Il détestera la version de Losey sans jamais la voir, d’après Nebenzal, c’est surtout une histoire d’argent, Lang n’appréciera pas de ne rien toucher sur cette nouvelle version contrairement à son ex-femme Thea von Harbou, auteure du scénario. Quand Losey entre dans l’affaire, une adaptation américaine existe déjà, il la retravaille avec le grand scénariste Waldo Saltz (auteur par la suite de Macadam Cow-boy, Serpico, Le retour…) qui se retrouvera lui aussi sur la liste noire.

La transposition de l’Allemagne des années 30 dans l’Amérique des années 50 de M le maudit n’est pas chose aisée. De plus, le sujet pose problème au comité de censure qui doit donner son accord avant tournage. Les producteurs obtiennent finalement l’autorisation parce que l’original est un classique de l’art cinématographique à charge pour eux de suivre scrupuleusement le déroulement de l’action de l’original.

M David Wayne

Losey apporte une transformation radicale par rapport au script d’origine, M n’est plus un simple monstre mais un cas pathologique. Un homme traqué dont l’identité est vite découverte – David W. Harrow. C’est un homme en réaction contre la société et contre lui-même. Miné par un sentiment si fort de culpabilité qu’il est contraint à vivre caché et à traîner en marge de la société. Harrow est le pur produit d’une classe moyenne américaine avec sur les épaules tout le poids patriarcal et moral qui en découle. Par son comportement et certaine de ses attitudes, Harrow est très certainement un schizophrène et un homosexuel caché. Son rapport à sa mère, femme autoritaire, est des plus complexes. Dans l’une des scènes les plus éclairantes sur sa nature, Harrow, seul dans sa chambre, se masturbe avec un lacet de chaussure près du portrait de sa mère. Dans l’époustouflante confession finale, il évoque à demi-mot son viol, quand il était enfant, par son père. Pour Losey, Harrow est un être humain qui souffre et que la société doit prendre en charge dans un cadre médical. L’interprétation de Harrow par David Wayne est époustouflante.

Losey réunit autour de David Wayne une distribution formidable. Tous les rôles du plus important au plus petit sont impeccablement interprétés. C’est un véritable kaléidoscope humain de la société américaine. Il faut retenir, dans le rôle de l’inspecteur en charge de l’enquête, Howard Da Silva sera inscrit quelques temps après sur la liste noire des acteurs, il y restera de longues années, le privant ainsi d’emploi. Luther Adler donne une composition saisissante d’un avocat de la mafia qui noie son désespoir dans l’alcool. Et pour finir ce rapide tour d’horizon, Martin Gabel – en un inquiétant chef mafieux. Signalons que Martin Gabel, acteur du Mercury Theater d’Orson Welles, est l’auteur d’un unique film, The Lost Moment, en 1947.

David Wayne M de Joseph Losey

Joseph Losey utilise Los Angeles comme personnage à part entière. Le film est tourné entièrement en extérieur dans des rues, ruelles, petits quartiers de banlieue, parcs, immeubles ou des grands magasins, lieux étonnants, qui pour la plupart n’existent plus. Et l’on ressent un plaisir esthétique à chaque plan. La mise en scène de Losey est de tout premier ordre, il dirige avec une grande sûreté ses acteurs et les place admirablement dans le décor. La photographie en noir et blanc du hongrois Ernest Laszlo est splendide.

La mise en scène de Losey joue sur la paranoïa qui envahit l’Amérique des années 50, celle qui plonge dans la peur de l’ennemi intérieur communiste. Ce climat de suspicion généralisée est parfaitement rendu dans plusieurs scènes ou de simples individus sont pris à partie par la foule. C’est un monde particulièrement inquiétant qui est en train de surgir au sein de la société américaine. M n’aura aucune exploitation aux Etats-Unis, les premières projections seront perturbées par des ligues réactionnaires contraignant la Columbia à ne pas sortir le film sur le territoire américain.

Il est bien temps de (re)découvrir M, œuvre magistral de la période américaine de Joseph Losey.

Fernand Garcia

M Joseph LoseyM est édité en DVD et Blu-ray par Sidonis/Calysta dans une magnifique version restaurée le film est accompagné par quatre présentations en compléments de programme de toute première importance. Bertrand Tavernier revient sur la mise en scène, l’accueil du film et l’excellence et la justesse de la distribution (32 mn), François Guérif sur l’histoire du film et les différences entre la version de Losey et celle de Lang (16 mn), le critique Michel Ciment, auteur d’un passionnant livre d’entretiens avec Joseph Losey, Le livre de Losey (que nous vous recommandons) revient sur la carrière américaine du cinéaste du Garçon aux cheveux verts, et signale malicieusement que Lang lui-même est l’auteur de deux remakes à partir de chefs-d’œuvre de Jean Renoir, La Chienne devenu La rue rouge et La Bête humaine – Désirs humains (22 mn). Enfin, témoignage essentiel, une interview d’Harold Nebenzal, producteur des deux versions, revient sur la production et des rapports, forcément difficiles, avec Fritz Lang (10 mn).

M un film de Joseph Losey avec David Wayne, Howard Da Silva, Luther Adler, Martin Gabel, Steve Brodie, Raymond Burr, Glenn Anders, Karen Morley, Norman Lloyd, John Miljan, Walter Burke, Roy Engel, Benny Burt, Lennie Bremen, Jim Backus, Janine Perreau, Frances Karath. Robin Fletcher. Scénario : Norman Reilly Raine, Léo Katcher et non crédité Joseph Losey et Waldo Salt d’après le scénario M le maudit de Thea von Harbou. Dialogue additionnel : Waldo Salt. Directeur de la photographie : Ernest Laszlo. Décors : Martin Obzina. Assistant-réalisateur : Robert Aldrich. Script superviseur : Don Weis. Montage : Edward Mann. Musique : Michel Michelet. Producteur associé : Harold Nebenzal. Producteur : Seymour Nebenzal. Production : Superior Films, Inc. – Columbia Pictures Corporation. Etats-Unis. 1951. 85 mn. Noir et blanc. Format image : 1,37 :1 . VOSTF. Distribution en salle : Tamasa (sortie en France le 17 février 2016) Edition DVD-Blu-ray : Sidonis-Calysta.