Les yeux de Laura Mars – Irvin Kershner

Des yeux, en couverture d’un luxueux livre de photos, nous regardent fixement. Quelqu’un le feuillette, les photos en noir et blanc sont provocantes. Il s’arrête sur un portrait et découpe la page. Dans la pièce, l’inconnu retrouve la femme de la photo et la tue… Laura Mars (Faye Dunaway), auteur des photos, se réveille subitement…

Les yeux de Laura Mars va nourrir un fantasme : celui d’un film qui n’existera jamais et qui devait porter la signature de John Carpenter. Ce désir va aller s’accentuant au fur et à mesure que John Carpenter va s’imposer comme un maître du cinéma fantastique. Ainsi, trois ans après la sortie sur les écrans des Yeux de Laura Mars, le jeune critique Christophe Gans écrit : « Irvin Kershner, touche-à-tout laborieux dont le « féminisme » continue à servir de carte de visite et que seules des superproductions anonymes comme The Empire Strickes Back (L’Empire contre-attaque) peuvent sortir de l’ornière, Kershner est responsable avec le coscénariste David Zelag Goodman de la mise à sac d’un script magnifique, digne d’être comparé à celui de Peeping Tom  (Le Voyeur de Michael Powell) » (in L’Ecran Fantastique n°13). Curieusement, c’est à partir des images de Kershner que va se reconstruire un scénario-fantôme qui aurait été celui de John Carpenter.

Toutes les sources s’accordent sur une chose : le traitement (l’élément de base pour l’écriture du scénario, l’histoire dans ses grandes lignes) de John Carpenter intitulé Eyes comportait 10/11 pages. Un traitement n’augure en rien d’un développement scénaristique. Il peut s’avérer un champ de mines et la ligne directrice peut rapidement prendre d’autres chemins ou aboutir à un cul-de-sac. Ses quelques pages étaient suffisantes à John Carpenter pour entamer la préparation du film. Son scénario est la base sur lequel il crée une atmosphère, une ambiance, au style visuel particulièrement prégnant. Carpenter travaille des formes classiques, qu’il va subvertir suivant les films par un fond politique de gauche (anticapitaliste, écologique) issus des années 60. Eyes devait être sa troisième réalisation après le bricolage de Dark Star (1974) et le formidable Assaut (Assault on Precinct 13, 1976). Son film s’inscrivant dans le sillage du Giallo (évidemment de Dario Argento) avec son tueur ganté de noir, mais américanisé et transposé de Rome à Los Angeles. Toujours est-il qu’avant même sa mise en pré-production, son producteur Jack H. Harris cède les droits du scénario de John Carpenter à Jon Peters et à la Columbia.

Eyes de petite production de série B, passe dans la catégorie A. Le budget suit une courbe exponentielle avec l’entrée en scène de Barbra Streisand à qui Jon Peters destine le film. Jon Peters, ex-coiffeur de star (quelques anecdotes de sa vie seront recyclées dans Shampoo d’Hal Asbhy), amant de Streisand, devient producteur avec le remake de A Star Is Born (1976) avec justement Barbra Streisand en tête d’affiche. Jon Peters est un producteur créatif, c’est-à-dire extrêmement interventionniste. John Carpenter reprend sa copie et travaille un temps avec Barbra Streisand. Jon Peters, imagine le film comme un thriller romantique (étrange idée quand on connaît le cinéma de Carpenter). Streisand se retire du projet, argumentant que Eyes est un film d’horreur et qu’elle n’aime pas le genre. Pourtant, Jon Peters n’abandonne pas. Exit Barbra Streisand et John Carpenter. Il lui faut une star pour le film et il tombe d’accord avec la Columbia sur Faye Dunaway.

Faye Dunaway vient d’obtenir un oscar (plus que mérité) pour Network (1976), charge d’une virulence visionnaire sur la télévision, réalisée par Sidney Lumet. Depuis, Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, Faye Dunaway est une actrice de premier plan. Jon Peter a sa vedette, mais pas de réalisateur. Il essuie plusieurs refus dont celui d’Irvin Kershner. Après avoir fait retravailler le scénario par David Zelag Goodman, Peters repart à l’attaque. Le côté urbain new-yorkais, la critique de la publicité de luxe érotico-glamour et la perspective de diriger Faye Dunaway ont raison des réserves d’Irvin Kershner. Il accepte de diriger le film à partir d’un scénario inabouti. Il démarre la préparation. David Zelag Goodman, un bon scénariste à qui l’on doit Les Chiens de pailles (Straw Dogs, 1971) de Sam Peckinpah et L’Age de cristal (Logan’s Run) de Michael Anderson, tombe malade sans finir totalement le scénario. Kershner fait alors appel à Julian Barry, scénariste de Lenny (1974) de Bob Fosse. Julian Barry écrit plusieurs scènes liant différents éléments du scénario de David Zelag Goodman entre eux et renforçant la tension entre les personnages. Il rédige ses scènes alors que Kershner est en plein tournage.

« Tourner un film n’est jamais facile », Kershner doit rendre l’ensemble crédible. Pour ce faire, il s’appuie sur son expérience et le savoir-faire de son monteur Michael Kahn, monteur attitré de Steven Spielberg depuis Rencontres du troisième type (Close Encounters of the Third Kind, 1977). La tache est ardue pour Kershner, Les yeux de Laura Mars, tient à la fois du thriller, du film romantique (la romance entre Dunaway et Tommy Lee Jones), de la critique sociale (l’exploitation de la violence à des fins mercantiles) et du fantastique paranormal. Heureusement, Kershner connaît son métier. Ainsi, ses décors sont élaborés avec un grand soin et conçus pour donner instantanément une impression de danger. Ainsi, l’appartement luxueux de Dunaway définit-il parfaitement le personnage avec ses tons sombres (sa part mystérieuse), ses objets issus de différentes cultures et ses miroirs. Les extérieurs donnent une grande force au film, l’inscrivant dans une réalité, un quotidien direct, comme les affiches extrêmement sophistiquées sur les flancs des bus ou la séance photo en plein carrefour. La partie la plus délicate étant l’élément paranormal avec les visions de Laura Mars. Là, il joue sur deux tableaux, celui de l’artiste créateur, son univers intérieur et celui de l’esprit du tueur dans lequel elle pénètre, ses photos se métamorphosant en scènes de crime. Kershner, à force de réalisme (les différents de travail, commissariat, studio) et en multipliant intelligemment les fausses pistes, arrive à faire tenir l’édifice. Le film tel qu’il existe est certainement loin de ce qu’en aurait fait John Carpenter.

Faye Dunaway est impeccable en photographe. L’actrice connaît parfaitement le milieu de la mode. Elle fut le mannequin à la personnalité « éclatée » dans Portrait d’une enfant déchue (Puzzle of a Downfall Child, 1970) sous la direction de Jerry Schatzberg, grand cinéaste et photographe. Dunaway partageait alors sa vie avec Terry O’Neill, autre grand photographe. Dunaway a les gestes, l’attitude et la sophistication du personnage. Les robes que Dunaway porte sont comme une seconde peau. Les costumes (superbes créations de Theoni V. Aldredge)  jouent sur une érotisation extrêmement sophistiquée, avec ses chemisiers où percent ses tétons (elle ne porte pas de soutien-gorge) qui renvoie à l’érotisme glamour des créations photographiques de Laura Mars.

Kershner, aidé par le jeu de Dunaway, réussit à fractionner le point de vue de Laura Mars. Ainsi, elle passe d’une position de domination (mettre en scène les mannequins) à une position de passivité (elle assiste en spectatrice aux crimes du tueur). Changement de point de vue (d’objectif), Laura Mars pose son appareil photo par lequel elle recrée une « réalité », pour voir à travers les yeux du tueur. Qui engendre la violence de qui ? Les fantasmes de Laura Mars, érotico-morbide où se mélangent Eros et Thanatos, s’échappent de son imaginaire pour s’engouffrer dans une réalité brute et glauque. Les effets de miroir, d’image dans l’image, se succèdent. Les apparences sont trompeuses, l’image, réelle ou reconstruite, brouille les pistes. Au centre du puzzle, Faye Dunaway est magnifique.

Les photos de Laura Mars sont extraites d’œuvres de Rebecca Blake et d’Helmut Newton. Ces clichés, aussi étranges, violents, sexuels soient-ils, sont pour la plupart des commandes pour des grandes marques de la mode. Ces photos remarquables sont qualifiées de porno-chic, sans que l’on sache réellement s’il s’agissait d’une critique (le porno étant le repoussoir favori des pères la pudeur) ou de l’argent-roi (l’étage du luxe) ou des deux à la fois, ou simple expression d’un snobisme décadent. Ces éléments visuels sont admirablement intégrés à l’intrigue et en constituent l’épine dorsale. Ces photos (et le film) témoignent d’une époque (les années 70) et d’une société à l’imprégnation culturelle transgressive forte. « Je voulais que ce film évoque les années 70. Qu’il évoque un lieu et des gens que nous pouvions comprendre. Selon moi, c’est ce qui rend un film intéressant. Cette dimension prolonge la vie du film. Voilà, c’est tout. » Les Yeux de Laura Mars est l’un des meilleurs films d’Irvin Kirshner, et certainement pas celui d’un laborieux du 7e art..

Fernand Garcia

Les yeux de Laura Mars une édition combo (DVD+Blu-ray et livret) avec en complément : Making of « Visions », document promotionnel du film avec des interventions de Faye Dunaway, Darlanne Fluegel et Lisa Taylor (7 minutes). Une galerie photos commentées par Laurent Bouzereau, où il évoque les différentes versions du scénario (8 minutes). Enfin, un commentaire audio passionnant d’Irvin Kirschner : « A l’origine (.) c’était un thriller classique. Sans signification spéciale. Sans contraste. Un thriller très banal ». A cet ensemble, l’éditeur nous propose un excellent livret : Les Yeux de Laura MarsGiallo disco par Marc Toullec (24 pages).

Les yeux de Laura Mars (The Eyes of Laura Mars) un film d’Irvin Kershner avec Faye Dunaway, Tommy Lee Jones, Brad Dourif, René Auberjonois, Raul Julia, Rose Gregorio, Frank Adonis, Darlanne Fluegel, Lisa Taylor… Scénario : John Carpenter et David Zelag Goodman (et non crédité Julian Barry) d’après une histoire de John Carpenter. Directeur de la photographie : Victor J. Kemper. Décors : Gene Callahan. Costumes : Theoni V. Aldredge. Monteur : Michael Kahn. Musique : Artie Kane. Chanson générique interprétée par Barbra Streisand. Producteur exécutif : Jack H. Harris. Producteur : Jon Peters. Production : Columbia Pictures Industries, Inc. Etats-Unis. 1978. 104 minutes. Metrocolor. Panavision. Format image : 1,85 :1. 16/9e. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et Version française. Tous Publics.