Les Tontons flingueurs (II) Georges Lautner

I/ Les comédiens et leurs personnages

Les Tontons flingueurs est un film de « famille », un film de copains, un film d’hommes qui comporte une magnifique brochette d’acteurs aussi exceptionnels que pittoresques. La fine fleur du cinéma français parvient ici à parfaitement retranscrire par sa présence à l’écran et par la qualité de son jeu, la vérité apparente des personnages. Dans le film, tous campent avec élégance (costume cravate oblige) de drôles de truands dessinés avec un tel humour et une telle tendresse qu’on ne peut que les aimer. Les comédiens aux « gueules » légendaires et inoubliables interprètent des gangsters aux mines patibulaires irrésistibles. Sans oublier les répliques dont ils se régalent qui sont, elles aussi, devenues « cultes » et qui, comme le film, appartiennent définitivement aujourd’hui au patrimoine culturel du cinéma français.

Malgré le trac et la pression qui pesaient sur les épaules du réalisateur qui tournait ici pour la première fois avec une « grande » maison de production et dans trois langues différentes, l’ambiance sur le plateau était très bonne. Personne n’a cherché à tirer la couverture à lui sur le tournage. Tous s’entendaient à merveille et s’amusaient ensemble. Sur le plateau, Ventura passait son temps à parler cuisine en italien avec le comédien Venantino Venantini. Comme souvent sur les plateaux de cinéma, la cantine avait une importance considérable sur le tournage des Tontons flingueurs. Le tournage du film s’est très bien passé et a scellé une amitié indéfectible entre tous.

Les Tontons flingueurs est la première comédie dans la carrière de Lino Ventura. Acteur considéré à l’époque comme résolument « sérieux », il évolue ici dans un univers qui lui est complètement étranger. Au départ inquiet de se décrédibiliser et pensant ne pas être capable de jouer la comédie, l’acteur finit par se laisser convaincre. Avec le personnage principal de Fernand Naudin, Ventura s’auto parodie. Il interprète et compose un rôle aux antipodes de son registre habituel. Son personnage est pris entre les règlements de comptes et les caprices de sa nièce. Moins « monolithique » qu’à son habitude, dans ce double rôle difficile de caïd et de père respectable, Ventura se lâche et se donne comme rarement. Il excelle tout simplement.

Le jeu sérieux de Ventura, en décalage avec le ton du film, casse non seulement l’image de son personnage dans le film mais également sa propre image de comédien. Par son décalage, il contribue à donner au film une dimension comique aussi efficace qu’inattendue.

On remarque aisément dans le film sa manière si singulière d’occuper le champ, de faire durer les plans et de jouer même lorsqu’il est dos à la caméra. Ventura n’avait pas de formation « technique » de comédien, c’était un sportif, un ancien catcheur avec une nature, un caractère, une personnalité incroyable et imposante à laquelle devaient s’adapter les réalisateurs qui le dirigeaient. A la fin de la scène de la « saoulerie », lorsque son personnage se retrouve face à sa « nièce », à la fois ivre et gêné du comportement qu’il vient d’avoir, il est tout simplement extraordinaire de justesse et ce, jusque dans sa démarche. Sans chercher à l’imiter, par son imposante stature, sa décontraction, sa force tranquille et son côté bourru, Ventura (et son personnage) évoque ici Jean Gabin tout en renouvelant dans le même temps le style et la technique de ce dernier.

Si Les Tontons flingueurs marque la première collaboration de l’acteur avec le réalisateur, ces derniers collaboreront par la suite à deux autres reprises dans le même registre avec Les Barbouzes en 1964 et Ne nous fâchons pas en 1965.

Lorsque Lautner évoque ses souvenirs du tournage du film, il déclare au sujet de Lino Ventura : « Quand on a un acteur  comme ça, il vaut mieux apprendre à le suivre qu’essayer de le précéder. ».

 Parmi les nombreuses et délectables répliques de son personnage, on peut souligner celles-ci :

  • On ne devrait jamais quitter Montauban.
  • Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît.
  • Patricia, mon petit, je ne voudrais pas te paraître vieux jeu ni encore moins grossier, l’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois, mais la vérité m’oblige à te le dire : ton Antoine commence à me les briser menu !

De Marche ou crève (1959) à En plein cirage (1962) en passant par  Arrêtez les tambours  (1960), Le Septième Juré (1961) ou encore  Le Monocle noir (1961), Bernard Blier avait déjà tourné plusieurs films dans des registres différents avec Lautner. Formé par Louis Jouvet, Blier est un acteur très populaire. C’est lui en quelque sorte, par son soutien, qui a lancé la carrière du réalisateur pour lequel il prévoyait un bel avenir. C’est lui qui par exemple lui a présenté Paul Meurisse ou encore Francis Blanche. A travers son personnage de Raoul Volfoni, truand grande gueule mais lâche et trouillard, employé de Louis Le Mexicain, qui ne veut plus payer ses loyers, Blier démontre une fois encore l’étendue de son talent. Pour l’avoir de nombreuses fois dirigé, Lautner connaissait parfaitement Blier, ce qui lui a permis de le pousser dans ses retranchements et d’obtenir de lui le meilleur. Et il faut reconnaître que l’acteur a une telle façon d’encaisser plus souvent qu’à son tour les bourre-pif de Ventura dans le film qu’il en est formidable. Notons au passage que le fils de Bernard Blier, Bertrand Blier, a commencé sa carrière en devenant l’assistant réalisateur de Georges Lautner avant de devenir le grand cinéaste que l’on connaît.

Parmi les hilarantes tirades de son personnage qu’il joue avec un naturel et une justesse qui forcent l’admiration, celles-ci sont tout simplement incontournables :

  • Non mais t’as déjà vu ça ? En pleine paix ! Il chante et pis crac, un bourre-pif. Mais il est complètement fou ce mec ! Mais moi les dingues j’les soigne, j’m’en vais lui faire une ordonnance, et une sévère… J’vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins d’Paris qu’on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. Moi quand on m’en fait trop j’correctionne plus : j’dynamite, j’disperse, j’ventile !
  • Mais y connaît pas Raoul ce mec ! Y va avoir un réveil pénible… J’ai voulu être diplomate à cause de vous tous, éviter qu’le sang coule… Mais maintenant c’est fini ! Je vais l’travailler en férocité ! l’faire marcher à coup de d’latte… A ma pogne j’veux l’voir ! Et j’vous promets qu’y demandera pardon !… Et au garde à vous !
  • Alors, y dors le gros con ? Ben y dormira encore mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter les anges, l’gugusse de Montauban… J’vais l’renvoyer tout droit à la maison mère… au terminus des prétentieux !

« Le Terminus des Prétentieux » : Cette belle formule signée Audiard, est le titre qu’ils voulaient donner au film à l’origine. Mais, plus drôle et plus évocateur, le titre provisoire pendant le tournage, Les Tontons flingueurs, commençait à plaire à tout le monde. Ils ont donc finalement décidé de le conserver. Pour l’anecdote, « Le Terminus des Prétentieux » deviendra, en manière de clin d’œil, le titre des (faux) films à l’affiche des cinémas que l’on pourra voir dans les films que réalisera Lautner ultérieurement.

Lautner a dirigé Jean Lefebvre à de nombreuses reprises. A la fois drôle, attendrissant et lunaire, il joue merveilleusement bien son personnage de Paul Volfoni, petit caïd minable et sot comme son frère Raoul. Trouillard comme son frère mais absolument pas grande gueule, Il est indiscutablement le frère de Blier idéal.

Répliques :

  • On te connaît pas, mais laisse-nous te dire que tu te prépares des nuits blanches, des migraines, des nervous breakdown, comme on dit de nos jours.
  • Vous avez beau dire, y’a pas seulement que de la pomme, y’a aut’chose. Ça serait pas des fois de la betterave, hein ?

Fernand : Si, y’en a aussi.

Le personnage de Maître Folace est tenu par Francis Blanche. Lautner l’avait dirigé auparavant dans Le Septième Juré (1961) où il interprétait le rôle d’un procureur de la république. Rôle très éloigné de celui qu’il interprète dans Les Tontons flingueurs. Venant du café-théâtre, Francis Blanche est l’auteur de plusieurs centaines de chansons et de sketchs. Célèbre acteur de théâtre, Francis Blanche était un « poète ». Derrière son image de blagueur invétéré qui maniait l’autodérision comme personne, il dissimulait une personnalité bien plus complexe. La carrière du comédien, décalée et inattendue, vient traduire la générosité, la bonté et la folie caractéristique du personnage. En plus de sa loufoquerie naturelle, il apporte au personnage de Maître Folace toute l’ironie qui le caractérise.

Répliques :

  • C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases !
  • Touche pas au Grisbi, salope !

Claude Rich, alors débutant au cinéma, était déjà acteur de théâtre et avait la stature idéale pour faire face à Lino Ventura. Son personnage, Antoine de la Foy, un jeune idiot hâbleur à priori, a non seulement du poids mais en plus, va s’avérer être fort sympathique au final. Il compose dans le registre qui est le sien son rôle de jeune compositeur de musique expérimentale post-moderne qui ne se dégonfle pas face à « l’adversité ». C’est une forte tête qui finira par l’emporter sur ses adversaires. Son union avec la belle Patricia viendra démontrer une fois de plus que c’est l’amour qui finit toujours par triompher.

Etrait d’un dialogue d’Antoine avec Fernand Naudin :

Fernand : Tout ça, lumière tamisée, musique douce, et vos godasses sur les fauteuils, Louis XVI en plus !

Antoine : La confusion doit d’abord s’expliquer, mais les termes sont inadéquats.

Fernand : Ah parce que c’est peut-être pas du Louis XVI ?

Antoine : Euh, non ! C’est du Louis XV. Remarquez, vous n’êtes pas tombé loin, mais les sonates de Corelli ne sont pas de la musique douce.

Autre réplique :

  • Vos opinions sur la musique contemporaine, je vous conseille de ne les utiliser qu’en suppositoires.

C’est le comédien Jacques Dumesnil qui interprète dans le film le rôle de Louis, le truand appelé le « Mexicain », personnage à la base de l’histoire du film. Même si Lautner le dirigeait ici pour la première fois, il connaissait déjà l’acteur qu’il avait rencontré sur le plateau du film d’André Cayatte, Pierre et Jean (1943) sur lequel il s’était rendu pour voir jouer sa mère, la comédienne Renée Saint-Cyr.

Répliques :

  • Je suis revenu pour caner ici et pour me faire enterrer à Pantin avec mes viocs. Les Amériques c’est chouette pour prendre du carbure, on peut y vivre aussi à la rigueur, mais question de laisser ses os, y a que la France. Et je décambute bêtement, et je laisse une mouflette à la traîne, Patricia, c’est d’elle que je voudrais que tu t’occupes.
  • Maintenant que t’es dans l’honnête, tu peux pas savoir le nombre de malfaisants qu’il y a aujourd’hui.

Que dire du comédien Robert Dalban redoutablement efficace dans son personnage surréaliste d’ancien cambrioleur reconverti en majordome anglophile, Jean, si ce n’est qu’il est juste parfait.

Répliques :

  • On demande monsieur au téléphone. Un appel de Montauban. L’interlocuteur me semble comment dirais-je, un peu rustique. Le genre agricole.
  • Yes, Sir !

Quant à Sabine Sinjen (Patricia), Horst Frank (Théo, l’allemand aux mœurs expéditives qui gère la distillerie) et Venantino Venantini (Pascal, le tueur flegmatique, fidèle première gâchette), ils se sont retrouvés sur le tournage du film car à l’époque on réalisait des co-productions franco-Italo-Allemande qui, pour des raisons commerciales, obligeaient à intégrer dans la distribution des films des comédiens des pays présents dans la production de ces derniers. A noter que ceux-ci n’ont pas été imposés mais choisis par le réalisateur. Horst Frank et Venantino Venantini deviendront par la suite des habitués des troisièmes et seconds rôles.

Répliques :

Patricia : Oh, presque trop, c’est du gâchis ; ça méritait une liaison malheureuse, tragique, quelque chose d’espagnol, même de russe. Allez, viens donc boire un petit scotch va, ça te fera oublier ceux d’hier.

Le film sorti en salle seulement quelques jours après l’assassinat de Kennedy à Dallas. Sa durée étant un peu plus longue (1h50) que d’habitude pour le genre et surtout pour l’exploitation en salle qui « perdait » une projection par jour, les exploitants l’ont projeté à la vitesse de vingt-sept images par seconde au lieu de vingt-quatre afin de gagner dix minutes par séance et donc une séance supplémentaire sur la journée. Il restera près d’un an à l’affiche et réalisera un peu plus de 3,3 millions d’entrées en salles. Son succès installera définitivement le cinéaste comme une valeur sûre du cinéma français.

Contrairement à ce qu’il est coutume de lire aujourd’hui sur l’accueil qu’a pu faire la presse à la sortie du film en 1963, ce dernier a été plutôt bien accueilli. La qualité du film n’a pas échappé aux critiques. Notons également qu’à l’époque, contrairement à aujourd’hui où seul le duo Lautner-Audiard est évoqué, la présence et l’importance de l’auteur et coscénariste Albert Simonin n’ont pas oublié d’être soulignées par la presse.

Libération : « C’est dans le genre « film de détente » (dans tous les sens du mot) une manière de chef-d’œuvre. (…) On rit. Souvent et fort. »

 Le Journal du Dimanche : « Le film le plus drôle de l’année. »

 Paris-Match : « Une histoire amusante, très bien racontée, pimentée de répliques savoureuses et remarquablement jouée par le trio chevronné Ventura-Blier-Blanche. On rit beaucoup. »

Positif : « … une entreprise très sympathique, ne serait-ce que par l’humour avec lequel sont dessinés les personnages. »

Le Monde : «… avec un brio qui ne cède ni à la bassesse ni à la vulgarité.»

La Croix : « Une très honorable symphonie en colt majeur ! »

Le Canard Enchainé : « … loin du snobisme et de la bêtise (…) A eux deux (Albert Simonin et Michel Audiard), ils nous ont mijoté un festin de joie, où les cadavres, en s’amoncelant, accumulent les éclats de rire, où chaque coup de poing est un effet comique, où chaque réplique déchaîne l’hilarité. »

Les Tontons flingueurs est un film que l’on sent réalisé avec envie et plaisir, avec sincérité et amour. Lautner parvient à le communiquer et à le partager avec le spectateur qui le ressent parfaitement à l’écran. Le secret du succès mais aussi de la réussite du film tient probablement dans cette envie de s’amuser et cette véritable amitié qui les réunissaient tous.

De l’écriture au jeu sincère des comédiens en passant par la mise en scène et bien évidemment les dialogues, tout dans Les Tontons flingueurs contribue à lui donner cet état de grâce. En mettant les bons mots dans la bouche des bons comédiens, Lautner et ses partenaires sont parvenus à atteindre l’alchimie parfaite. Plus de cinquante ans après sa sortie en salles, le film n’a rien perdu de son originalité ni de sa fraîcheur. Les Tontons flinguent toujours…

Aujourd’hui encore, et plus que jamais, le film est une référence absolue dans le genre, un sommet de la parodie de film policier. Indubitablement véritablement inscrit dans la mémoire collective, depuis sa sortie, le film a su toucher le plus grand nombre, toutes les générations, toutes les classes sociales, les cinéphiles comme le grand public. D’année en année sa réputation ne fait que croître. Cependant,  il faut bien évidemment savoir voir le film pour tout ce qu’il est et ce qu’il représente. Il témoigne d’une époque. Il ne peut être réduit aujourd’hui à une simple « pièce de musée ». Il est immortel et en cela, toujours bien vivant. Indémodable, comme en apesanteur, plus qu’un film « culte », Les Tontons flingueurs est véritablement un chef-d’œuvre de la comédie. Un véritable chef-d’œuvre du cinéma.

Steve Le Nedelec

A lire : Les Tontons flingueurs I – Du roman au film

Les Tontons flingueurs un film de Georges Lautner avec Lino Ventura, Bernard Blier, Francis Blanche, Claude Rich, Sabine Sinjen, Jean Lefebvre, Robert Dalban, Horst Frank, Charles Regnier, Venentino Venantini, Mac Ronay, Pierre Bertin, Jacques Dumesnil, Philippe Castelli, Henri Cogan… Scénario d’Albert Simonin d’après son roman. Dialogue : Michel Audiard. Directeur de la photographie : Maurice Fellous. Décors : Jean Mandaroux. Montage : Michelle David. Musique : Michel Magne. Producteurs : Alain Poiré, Irénée Leriche, Robert Sussfeld. Production :  S.N.E. Gaumont – Corona Filmproduktion – Ultra Films. Distribution salle et édition vidéo : Gaumont. France – Allemagne – Italie. 1963. 105 mn. Noir et blanc. Format image : 1.66 :1. Tous Publics.