Le Rôdeur – Joseph Losey

Susan Gilvray (Evelyn Keyes) sort tout juste de son bain. Alors qu’elle enfile son peignoir, un rôdeur à la fenêtre de la salle de bain la fige dans un cri. Vingt minutes plus tard, une voiture de patrouille s’arrête devant le 1918. Une hacienda cossue, dans une rue tranquille bordée de maisons de standing. Deux policiers descendent : Bud Crocker (John Maxwell), calme et méthodique, et Webb Garwood (Van Heflin), plus sans gêne, plus tranchant. Susan, encore bouleversée, ouvre la porte. Crocker l’écoute afin de préparer son rapport. Pendant ce temps, Garwood fait le tour de la maison, inspecte les abords de la salle de bain. Il jette un coup d’œil aux volets, aux traces éventuelles. Une fois terminer l’inspection, à l’extérieur, Garwood glisse à Crocker : — Je me la ferais bien… Les deux policiers repartent. Susan tente de retrouver un semblant de calme. Elle s’allonge sur son lit. Soudain, la pièce est traversée par deux faisceaux blancs : des phares. Une voiture vient de s’arrêter devant la maison. On entend une portière claquer, des pas sur l’allée, puis la sonnerie de la porte d’entrée. C’est Garwood. Il est revenu…

Le Rôdeur (The Prowler, 1951) est le troisième long métrage de Joseph Losey, après Le Garçon aux cheveux verts (The Boy with Green Hair, 1948) et Haines (The Lawless, 1950). Il précède un autre film noir remarquable, M (1951), saisissante transposition dans les rues de Los Angeles du classique de Fritz Lang. Ce remake, injustement méconnu, est sans doute l’un des plus réussis de l’histoire du cinéma. Losey clôt sa période américaine avec La Grande Nuit (The Big Night, 1951). Ces cinq films composent l’essentiel de sa carrière américaine. En 1950, alors que la guerre froide s’intensifie, le Comité des activités antiaméricaines mené par le sénateur Joseph McCarthy étend son emprise sur Hollywood. Dans sa traque paranoïaque de « l’ennemi intérieur », la commission va détruire des carrières, briser des familles, et plonger le pays dans un climat de suspicion délirante.

À la fin du tournage de La Grande Nuit, Losey apprend que son nom a été cité par deux personnes. Plutôt que de coopérer en secret avec la commission, comme on l’y incite, il choisit l’exil. Il accepte une proposition pour tourner un film à Rome, Un homme à détruire (Imbarco a Mezzanotte / Stranger on the Prowl). Mais à sa sortie américaine, son nom est effacé : on le remplace par celui d’Andrea Forzano, fils du propriétaire des studios italiens, qui n’a pourtant jamais assisté au tournage. Cet exil forcé est le grand drame de la vie de Joseph Losey. Il laisse son fils aux États-Unis et entame une période de grande précarité. Installé à Londres, il se heurte à un autre mur : tant qu’il est sur la liste noire, il ne peut signer ses films de son nom, au risque d’interdire ses films d’être distribués aux États-Unis. Il les signe sous pseudonyme (Victor Hanbury ou Joseph Walton). Ce n’est qu’en 1957, avec Temps sans pitié (Time Without Pity), qu’il retrouve enfin son nom au générique.

Losey appartient à cette catégorie rare de cinéastes apatrides. Inconnu ou marginalisé dans son propre pays, il peine aussi à être pleinement reconnu ailleurs. Ses chefs-d’œuvre anglais, souvent somptueux et radicaux, ne sont pas pleinement intégrés au panthéon du cinéma britannique. Et bien qu’il signe l’un des sommets de la cinématographie française avec M. Klein (1976), il n’est pas davantage considéré comme un cinéaste français. Joseph Losey est, peut-être plus que tout autre, un cinéaste de l’exil — non pas tant géographique que politique, moral et artistique.

« Pour moi, Le Rôdeur a toujours été un film sur les fausses valeurs, sur les moyens justifiant la fin, et la fin justifiant les moyens : « cent mille dollars, une Cadillac et une blonde », tel était le nec plus ultra de la vie américaine à cette époque, et peu importait comment on les obtenait, que vous preniez la fille à un autre homme, que vous voliez l’argent ou que le Cadillac soit le prix de la corruption. » Joseph Losey (in Le Livre de Losey entretien avec Michel Ciment. Ed. Stock, 1979).

Le Rôdeur est l’histoire de ces fausses valeurs qui finissent par broyer les individus. Webb Garwood est un psychotique, fasciné par les signes extérieurs du bonheur américain : la maison, la femme, l’aisance. Il jette son dévolu sur Susan. Elle est belle, « bien charpentée » comme il le dit lui-même, et vit dans une maison de rêve. Surtout, elle est seule chaque nuit. Idée de génie scénaristique : son mari est animateur radio sur une émission nocturne. Il est donc omniprésent dans la maison — sa voix hante l’espace — mais physiquement absent. Cette absence paradoxale crée une situation idéale pour l’intrusion. Dès leur deuxième rencontre, Garwood s’installe. Il prend ses aises, s’assied dans le fauteuil du mari. Susan, elle, vit cette promiscuité imposée comme le terreau de nouvelles angoisses. Garwood abuse de l’autorité conférée par son uniforme, en s’invitant sans y être vraiment convié.

Dans ce dispositif savamment construit par Losey, fait de domination, de glissements insidieux, et de manipulation psychologique, une ellipse brillante vient traduire le basculement : soudain, Garwood n’est plus en uniforme. Il revient en civil. Il a pris possession de l’espace domestique, avant même d’avoir conquis la femme. L’un précède l’autre. Cette mutation silencieuse montre que la corruption agit moins par violence frontale que par infiltration. Il construit son piège sur l’absence, sur la frustration, sur la promesse d’un désir jamais comblé. Et Susan, vulnérable, prise entre solitude et désillusion conjugale, finit par céder. D’autant que son couple est en crise : nous apprenons que son mari est stérile, qu’il ne peut lui donner d’enfant. Garwood est un menteur, manipulateur, mais surtout un lâche. Il fuit l’adversité, refuse de regarder la réalité en face. Et c’est en toute logique qu’il finit par s’effondrer. Dans une scène bouleversante, au chevet de Susan, il dit enfin la vérité : sur lui-même, sur ses actes, sur ses ambitions illusoires. C’est le seul moment de lucidité du personnage, le seul où il ose se voir tel qu’il est.

Dans la mise en scène de Joseph Losey — homme de théâtre, ne l’oublions pas — le décor joue un rôle central. Dans Le Rôdeur, quatre lieux principaux structurent le récit : la maison de Susan, la chambre de Garwood, le motel, et enfin la maison en ruine dans le désert. Chacun d’eux fonctionne comme une extériorisation des désirs, des frustrations ou des illusions des personnages, en particulier celles de Garwood, mais aussi celles de Susan.

Susan vit enfermée dans une belle demeure, élégante, spacieuse — mais aussi étouffante. Dans la première scène, elle est souvent filmée depuis l’extérieur, à travers une fenêtre : c’est le point de vue du rôdeur, ce regard intrusif et voyeur qui deviendra celui du spectateur. La maison devient ainsi le symbole d’un luxe figé, d’une prison dorée. Pour Garwood, c’est d’abord un objet de fascination. Cette maison incarne le rêve américain dans ce qu’il a de plus tangible : confort, réussite, statut. Or lui vit à l’opposé de ce rêve, reclus dans une petite chambre modeste, enfermée entre quatre murs, sans espoir de progression.

Le motel, qu’il occupe une fois qu’il a « obtenu » Susan et son héritage, représente l’illusion de l’ascension sociale. Il est à mi-chemin : un espace de transition, impersonnel, fonctionnel, et déjà marqué par l’échec. Pour Susan, cette chambre est un lieu de repli : elle est trop exiguë pour accueillir un enfant, trop fade pour construire un avenir.

Enfin, la maison en ruine, dans un village fantôme balayé par les vents du désert, marque l’ultime étape : celle de la déchéance. Cette bâtisse abandonnée, vestige d’une ruée vers l’or depuis longtemps oubliée, matérialise l’effondrement total des ambitions de Garwood. Elle est le tombeau de son rêve. En elle, s’incarne une Amérique désenchantée, vidée de ses promesses. Losey montre, à travers cette architecture déclinante, la lente et inéluctable dégradation des rapports humains. Le cadre n’est jamais neutre : il agit, il reflète, il enferme. Chez Losey, les murs parlent, et les maisons finissent par trahir ceux qui les habitent.

Van Heflin et Evelyn Keyes sont absolument admirables dans Le Rôdeur. Tous deux acceptent de jouer sans maquillage, à rebours des conventions hollywoodiennes. En amont du tournage, ils répètent pendant une quinzaine de jours avec Joseph Losey, qui tient à cette préparation intensive. Losey obtient de son producteur, Sam Spiegel, que le décor de la maison de Susan soit entièrement construit en studio. Cela lui permet non seulement d’approfondir la psychologie des personnages, mais aussi de mettre en scène avec une grande précision leurs déplacements et comportements dans l’espace. Durant ces répétitions, Losey travaille en étroite collaboration avec son chef opérateur Arthur Miller pour élaborer les mouvements de caméra au sein de ce décor complexe. Ce travail en amont a aussi un effet très concret : il permet de réduire le temps de tournage à seulement dix-neuf jours.

Van Heflin remporte l’Oscar du meilleur second rôle en 1942 pour Johnny, roi des gangsters (Johnny Eager) de Mervyn LeRoy, une production MGM avec Lana Turner et Robert Taylor. Comédien solide, Heflin est l’un de ces « seconds rôles » dont la présence peut parfois éclipser les premiers. Il est remarquable dans L’Homme des vallées perdues (Shane, 1953) de George Stevens ainsi que dans 3h10 pour Yuma (3:10 to Yuma, 1957) de Delmer Daves, deux chefs-d’œuvre du western. Mais il ne se limite pas à ce genre : il passe avec aisance du drame psychologique au film noir. Sa longue carrière débute avec Le Rebelle (A Woman Rebels) de Mark Sandrich en 1936, après avoir bourlingué comme marin pendant trois ans sur le Pacifique. C’est surtout après la guerre qu’il s’impose sur les écrans, incarnant souvent des hommes simples, parfois frustes, mais toujours profondément humains. Il est Athos dans l’épatant Les Trois Mousquetaires (The Three Musketeers, 1948) de George Sidney et compose un Charles Bovary d’une grande subtilité dans Madame Bovary (1949) de Vincente Minnelli. Il fait une dernière apparition marquante au cinéma en homme désespéré dans Airport (1970) de George Seaton.

Evelyn Keyes, au moment du tournage du Rôdeur, est en instance de divorce avec John Huston, alors producteur du film aux côtés de Sam Spiegel. Le film est comme un cadeau d’adieu. Evelyn Keyes débute au cinéma avec Les Flibustiers (The Buccaneer, 1938) de Cecil B. DeMille, mais c’est son rôle de Suellen, l’une des sœurs de Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent (Gone with the Wind, 1939), qui lui offre une visibilité décisive. Elle enchaîne ensuite avec un rôle en tête d’affiche dans la comédie noire Le Défunt récalcitrant (Here Comes Mr. Jordan). Sa vie privée fait souvent la une de la presse à scandale, entre mariages tumultueux et liaisons médiatisées. Evelyn Keyes abandonne peu à peu le cinéma au milieu des années 1950, après sa participation au Tour du monde en 80 jours. Mike Todd, son compagnon et producteur du film, la quitte alors pour épouser Elizabeth Taylor. Elle réapparaît toutefois brièvement à l’écran dans les années 1980, sous la direction de Larry Cohen, dans Les Enfants de Salem (A Return to Salem’s Lot, 1987) et Ma Belle-mère est une sorcière (Wicked Stepmother, 1989) et quelques séries TV. Elle considérait son rôle dans Le Rôdeur comme le meilleur de sa carrière.

Le scénario original, jugé « assez mauvais » par Joseph Losey lui-même, était l’œuvre de deux émigrés d’Europe centrale, Robert Thoeren et Hans Wilhelm. Le script atterrit entre les mains de Dalton Trumbo, alors déjà inscrit sur la liste noire, qui rédige un premier traitement. Mais l’essentiel du travail d’écriture et de construction dramatique revient à Hugo Butler, en étroite collaboration avec Losey. Trumbo, en raison de sa mise à l’index, ne peut être crédité au générique. Losey, avec une forme de malice, lui rend tout de même hommage en lui confiant les enregistrements radio du mari de Susan : c’est donc la voix de Trumbo que l’on entend dans le film.

Hugo Butler est le seul scénariste officiellement mentionné au générique. Il sera lui aussi bientôt frappé par le maccarthysme. Contraint à l’exil, il s’installe au Mexique, où il poursuit son travail anonymement ou sous pseudonyme. Il collabore notamment avec Luis Buñuel sur Les Aventures de Robinson Crusoé (Robinson Crusoe, 1952) et La Jeune Fille (The Young One, 1960). Butler retrouve Joseph Losey en Europe en 1962 pour l’adaptation d’Eva, d’après le roman de James Hadley Chase. La même année, Robert Aldrich, qui avait été assistant-réalisateur sur Le Rôdeur, l’engage pour Sodome et Gomorrhe (Sodom and Gomorrah) et plus tard pour Le Démon des femmes (The Legend of Lylah Clare, 1968). Hugo Butler fait partie de ces auteurs talentueux dont la carrière fut brisée par la chasse aux sorcières. Son parcours, à l’image de celui de Trumbo ou de Losey, témoigne des ravages du maccarthysme sur le cinéma américain des années 1950.

Le Rôdeur est la première – et magistrale – incursion de Joseph Losey dans le film noir. Par la mise en place d’enjeux complexes, où il n’est plus question d’ordre ni de moralité, mais bien de l’évaporation du rêve américain, le film conserve une puissance et une modernité intactes. Tragédie intime sans héros, Le Rôdeur est l’une des perles du film noir des années 1950.

Fernand Garcia

Le Rôdeur une édition (combo et unitaire BR et DVD) Éléphant Films, nouveau master restauré en haute-définition, avec en suppléments : Le film par Stephen Sarrazin, survole du film et de ses points forts, petite erreur : Hugo Butler n’est pas un pseudonyme de Dalton Trumbo, mais un auteur à part entière (20 mn). La Bande annonce d’époque et les autres films noirs dans la collection.

Le Rôdeur (The Prowler), un film de Joseph Losey avec Van Heflin, Evelyn Keyes, John Maxwell, Katherine Warren, Emerson Treacy, Madge Blake, Wheaton Chambers, Robert Osterloh, Sheery Hall, Louise Lorimer… Scénario : Hugo Butler (et Dalton Trumbo non-crédité) d’après une histoire de Robert Thoeren et Hans Wilhelm. Directeur de la photographie : Arthur Miller. Conseiller visuel : John Hubley. Décors : Boris Leven. Costumes : Maria Donovan. Assistant-réalisateur : Robert Aldrich. Montage : Paul Weatherwax. Musique : Lyn Murray. Producteur : S.P. Eagle (Sam Spiegel) (et John Huston). Production : Eagle Productions, Inc. – Horizon Pictures – United Artists. Etats-Unis. 1951. 1h32. Noir et blanc. Format image : 1,37:1. Audio : Version originale avec sous-titres Français (jaunes ou blancs) et Anglais. DTS HD Dual Mono 2.0 (BR) ou Dolby Audio Dual Moni 2.0 (DVD). Tous Publics.