L’Attaque de la malle-poste – Henry Hathaway

Il y a des films qu’on peut trouver éminemment sympathiques, sans pour autant qu’ils soient des chefs-d’œuvre ou des pierres angulaires du 7ème art, mais parce qu’ils sont ce qu’on appelle de la belle ouvrage. L’Attaque de la malle-poste est pour moi un digne représentant de cette catégorie, et n’a pas la prétention de révolutionner le genre (quel que soit ce genre). Comme l’écrivait Bresson : « Ton film, qu’on y sente l’âme et le cœur, mais qu’il soit fait comme un travail des mains. »  L’Attaque de la malle-poste est un travail d’artisan en pleine possession de ses moyens et de son art.

(À condition, bien sûr, d’oublier le prologue et l’épilogue, imbéciles ouverture et fermeture « à l’américaine » – comme pouvait le dire le facteur de Jour de fête – dans la ridicule célébration de cette malle-poste « à l’américaine » qui accomplit l’impossible et passe là où il est impossible de passer, selon les mâles accents du speaker qui glorifie la malle.) Cela dit et si je peux me permettre une remarque personnelle (et comme personne n’est là pour m’en empêcher, je me donne ce droit à moi-même), depuis toutes ces années de westerns (et ça commence à en faire un certain nombre), eh bien je n’avais jamais remarqué que ça n’était pas forcément des chevaux qu’on attelait devant une diligence, mais qu’on pouvait aussi y mettre, comme ici, des mules. Ce vieux roublard de John Wayne ne s’y trompe pas quand, dans La cité disparue, du même Henry Hathaway, il préfère partir pour une périlleuse expédition dans le désert avec des mules (bon, d’accord, elles ne remplacent pas des chevaux mais des chameaux – n’empêche, il semblerait que la mule soit particulièrement résistante et fiable – et peut-être davantage, comme par hasard, que sa version masculine, le mulet – c’est d’ailleurs bien une mule nommée Jeannette qui sauve quasiment la vie de John Wayne dans le film, c’est tout de même une preuve – mais ne suis-je pas à nouveau en train de m’égarer dans les sables des digressions ?)

Bref, passées les premières images, le film devient passionnant, avec un scénario qui, comme assez souvent dans les westerns, confine au polar : un presque huis clos dans un relais de cette fameuse malle-poste (diligence qui transporte du courrier, des passagers, et parfois de l’or) où Tom Owens (Tyrone Power) et Vinnie Holt (Susan Hayward), une passagère avec un bébé, sont retenus en otage par un gang de quatre malfrats dirigés par Rafe Zimmerman (Hugh Marlowe), pour délester de ses 100 000 dollars d’or la malle-poste du lendemain midi. Le scénario est écrit par Dudley Nichols, écrivain qui a beaucoup travaillé, entre autres, pour John Ford, et à qui l’on doit par exemple le scénario de La chevauchée fantastique, autre histoire de diligence en quasi-huis clos.

Les identités fluctuantes sont un thème courant du film noir et du thriller, et ici tout le début du film se construit habilement sur une cascade de fausses suppositions sur l’identité de chacun (des spectateurs aussi bien que des personnages entre eux). La première interrogation porte sur Vinnie Holt et le bébé qu’elle transporte (Callie, une petite fille d’environ un an) : on pense d’abord qu’il s’agit d’une mère et de sa fille, puis pendant le repas du premier jour elle insiste pour être appelée Mademoiselle et non Madame : du coup les personnes présentes en déduisent qu’elle est ce qu’on appelait si élégamment une « fille mère », d’autant qu’elle paraît être du genre à ne pas se laisser marcher sur les pieds par un mâle encombrant. Coincée ensuite au relais par un règlement tatillon (le conducteur de la diligence ne veut pas prendre la responsabilité de transporter un bébé, parce qu’il a appris que des bandits évadés rôdaient dans les parages), elle s’installe d’office dans la chambre qu’elle juge la plus confortable, celle de Tom Owens, mettant ce dernier en demeure de s’installer ailleurs. Quand les bandits prennent possession des lieux, voyant des habits de femme dans la chambre de Tom, ils en déduisent que Vinnie et Tom sont mariés, et que la petite fille est leur enfant. Zimmerman pense ainsi tenir Tom par la peur qu’on fasse du mal à sa femme et à sa fille. Et plus tard encore, Vinnie apprend à Tom que la petite fille n’est pas la sienne mais celle de sa sœur, tuée avec son mari dans une ville minière. Les suppositions des uns sur les autres s’enchaînent et se modifient au gré des révélations (vraies ou fausses), reconfigurant sans cesse les relations entre les personnages. En l’occurrence, la fausse famille va devoir assumer la fiction pour survivre à la situation.

Concernant Tom, dès la séquence d’ouverture où il se rase devant un miroir pendant que le vieux responsable du relais, Sam Todd (Edgar Buchanan) lui fait la leçon (parce qu’il prend trop soin de lui), on apprend que le jeune homme est le fils d’un homme influent qui l’a envoyé là passer quelques mois pour « apprendre le métier » et devenir si possible un peu moins gandin qu’avant. Ensuite il papote avec le conducteur d’une malle-poste : dans une semaine il a fini son « stage » et repart dans l’Est. Pendant le premier repas (celui où Vinnie veut être appelée Mademoiselle), elle parle de Tom en l’appelant « the mule boy », littéralement le garçon qui s’occupe des mules, d’un ton condescendant, parce qu’elle suppose qu’il est le grouillot de service (ce qui énerve Tom). Mais plus tard dans la conversation, quelqu’un fait référence au père de Tom comme d’une huile qui dirige la compagnie des malles-poste de l’Est : Tom est peut-être présentement un grouillot mais c’est tout à fait temporaire, et Vinnie le regarde avec moins de dédain. Quant à Rafe Zimmerman, le chef des bandits, il se présente d’abord auprès de Tom comme Ben Miles, shérif adjoint de Huntsville (là où se trouve la prison dont s’est échappé Zimmerman avant sa pendaison), ce qui met Tom en confiance, et permet au bandit de prendre facilement le contrôle du relais. Il réutilise cette fausse identité pendant le second repas du film, le dîner sous tension avec les conducteurs et passagers de la malle-poste du soir, celle qui ne transporte pas d’or et qui doit repartir du relais sans que personne ne se doute de rien. Le faux Miles/vrai Zimmerman pousse même la hardiesse jusqu’à répondre à des questions des passagers concernant Zimmerman en le décrivant comme étant physiquement très semblable à lui. Entre fausses vérités et vrais mensonges, chacun essaie de tirer son épingle du jeu.

La dernière des fausses suppositions du film concerne la nature du « gang » de Zimmerman : l’ambiguïté est levée vers le premier tiers du film par une remarque du chef à ses acolytes : il ne les a pas choisis, ils se sont trouvés là au moment de son évasion, ce n’est donc qu’un « gang » de hasard – et Zimmerman ajoute « and that’s my bad luck », c’est ma déveine. Il faut dire qu’en effet il n’est pas gâté par les trois bras cassés qui constituent le reste de la bande, tous des crétins de différentes sortes : Gratz (George Tobias) est loyal mais stupide et illettré (ce qui sauvera Tom à un moment donné); Yancy (Dean Jagger) est un petit voleur assez inoffensif qui pense surtout à manger et à s’approprier les objets qui lui plaisent, sans se soucier des conséquences; et enfin le libidineux Tevis, grandiose Jack Elam (dont ce fut un des premiers rôles importants), obsédé sexuel violent, sadique et incontrôlable, qui à mon avis dans le genre psychopathe ricanant détrône même le jeune Richard Widmark du Carrefour de la mort réalisé par le même Henry Hathaway (où Widmark, entre autre amabilité, balançait une femme ligotée à son fauteuil roulant du haut d’un abrupt escalier). Tevis, exclusivement animé par ses pulsions sexuelles et obnubilé par la seule femme présente, l’affriolante mais pas commode Vinnie, met constamment en danger les plans de Zimmerman. Il faut dire que la simple idée d’un viol par cet animal aux yeux déphasés et aux dents en bataille révulserait à peu près n’importe qui de normalement constitué (pour les autres, je ne sais pas). Et en plus, il revolvérise les bébés… Alors là, non, c’en est vraiment trop pour les Américains. Ce type est définitivement irrécupérable.

Les seuls qui réfléchissent un minimum dans cette histoire, ce sont les deux membres du faux couple, Tom et Vinnie, et Zimmerman le bandit cultivé. Car il y a aussi dans ce petit film comme un léger parfum de lutte des classes, et Tom le dandy de la Côte Est a plus de points communs avec Zimmerman, ancien banquier devenu meurtrier, qu’avec Sam, le vieux et rustre responsable du relais, ou qu’avec la plupart des conducteurs de diligence ou passagers divers qui y passent. Lui et Zimmerman viennent du même monde, et Tom essaie d’ailleurs, vers la fin (mais sans succès), d’en appeler à sa décence de classe (« Un homme comme vous… »), soulignant la différence qu’il y a entre lui et le prolétariat du crime (effectivement ici peu reluisant). Vinnie de son côté ne vient pas du grand monde, elle s’est fabriquée toute seule son éducation et sa force de caractère en étant chanteuse de bastringue, et elle est un peu revenue de tout (et surtout, apparemment, des hommes). Dans le faux/vrai couple qu’elle forme avec Tom, c’est très nettement elle la plus virile. De façon significative, au début du film, lorsqu’elle part se laver dans la rivière, elle « emprunte » de force le revolver de Tom, et quand il lui demande si elle sait s’en servir, elle répond « J’en ai déjà vus quelques uns »… (Ce qui est bien avec le western (ou le polar), c’est que vu la recrudescence naturelle d’armes à feu dans le paysage, on n’est jamais à court de métaphores phalliques.) Si Vinnie est si blasée dans ses rapports avec les hommes, c’est qu’elle en a connus un certain nombre, et qu’aucun n’a trouvé grâce à ses yeux.

Apparemment Darryl F. Zanuck, à la tête de la Fox qui produisait le film, aurait demandé des retouches au scénario d’origine pour accentuer le côté volontaire et audacieux de Vinnie Holt, parce que le studio était en train de créer pour Susan Hayward, à la Fox depuis peu, un personnage de rousse tapageuse. Hayward a 34 ans au moment de L’Attaque de la malle-poste, et elle a pas mal bourlingué depuis son arrivée à Hollywood en 1937, alors qu’elle a une vingtaine d’années, pour passer le casting qui a sans doute ratissé le plus large de toute l’histoire de Hollywood, celui de Scarlett O’Hara pour Autant en emporte le vent. Évidemment recalée, elle est néanmoins repérée par un agent de la Warner avec qui elle signe un premier petit contrat, mais n’obtient que des rôles insignifiants. En 39 elle passe à la Paramount et décroche un rôle substantiel dans Beau Geste de William A. Wellman. Les rôles s’étoffent (Les naufrageurs des mers du Sud de Cecil B. DeMille, Ma femme est une sorcière de René Clair), elle change plusieurs fois de studio (United Artists, Republic, RKO, et plusieurs films avec le producteur indépendant Walter Wanger, dont le très beau Passage du canyon de Jacques Tourneur en 46). Elle commence à travailler avec la Fox en 49 (La maison des étrangers de Mankiewicz), et Zanuck met semble-t-il le paquet pour faire d’elle une rousse au tempérament de feu (mais glaciale avec le mâle trop présomptueux). Bien que le noir et blanc de L’Attaque de la malle-poste nous prive du roux de sa chevelure, le film sera un jalon, encore modeste, vers la consécration de films à gros budgets qui sont aussi à l’époque de très gros succès commerciaux : David et Bethsabée et Les neiges du Kilimandjaro de Henry King (en 51-52), Un refrain dans mon cœur de Walter Lang en 52 (bien oublié aujourd’hui, mais carton au box-office et pluie de récompenses), Les gladiateurs de Delmer Daves en 54. Un de ses derniers grands succès sera Je veux vivre ! de Robert Wise en 58, sa dernière collaboration avec le producteur Walter Wanger, film qui lui vaut l’Oscar de la meilleure actrice et une cascade d’autres prix.

Tyrone Power de son côté va sur ses 37 ans au moment du film, et il n’est plus tout à fait la « matinee idol » qu’il était 10 ou 15 ans avant, du temps du Signe de Zorro de Rouben Mamoulian ou du Cygne noir de Henry King (Tyrone Power ou l’empire des cygnes ?). Il est un peu vieux pour le rôle (un stagiaire de 37 ans), mais après tout Tom Owens a le droit d’être un riche célibataire que son père veut extraire un peu de ses salons mondains. Son physique s’est un peu alourdi mais il est toujours très joli garçon, avec sa beauté latine et ses longs cils qui lui font le doux regard d’une bête soumise (les longs cils, peu courants chez les acteurs mâles, apportent comme une touche de fragilité et adoucissent l’impression générale de virilité. Le seul autre exemple qui me vienne à l’esprit, quoique légèrement obsolète, est celui de Victor Francen : ce père noble, et souvent barbu, de tant de films français de l’entre-deux-guerres était curieusement humanisé et féminisé par ses cils.) Autre désamorçage d’une virilité trop agressive : aucun poil sur la poitrine quand on le voit torse nu (ici dès la séquence d’ouverture où il fait sa toilette en se rasant). Il faut dire que pendant toute la période glorieuse de Hollywood, les torses masculins nus que l’on peut voir, déjà assez rares, sont presque toujours imberbes : la séduction ne doit pas être trop bestiale. Tyrone Power répond parfaitement à l’idéal hollywoodien : terriblement séduisant mais propre sur lui, le gendre idéal dans toute sa splendeur.

Power a semble-t-il souffert de cette image trop lisse. Il est issu d’une longue lignée irlandaise de comédiens de théâtre, et tous plus ou moins prénommés Tyrone. Son arrière-grand-père (nommé donc Tyrone Power), fut très célèbre en son temps (1795–1841); son père, qu’on appelle maintenant Tyrone Power Sr, fut aussi un très célèbre acteur, d’abord jeune premier au théâtre puis au cinéma à partir de 1914, avant de glisser avec l’âge vers des rôles plus complexes. Sa mère était également une actrice et une professeure d’art dramatique, et le fils logiquement débuta sur les planches. En 1931 Tyrone a 17 ans quand son père meurt dans ses bras d’une attaque cardiaque, pendant le tournage d’un film. Il poursuit sa carrière théâtrale, puis est repéré par des « talent scouts », et en 1936 il signe un contrat avec la Fox. Il en devient très vite une des principales vedettes masculines, et il y fera la plus grande partie de sa carrière, jusqu’en 53 où il ne renouvelle pas son contrat. Il fera encore quelques films avec différents studios, jusqu’à sa mort pendant le tournage de Salomon et la reine de Saba en 1959, d’une attaque cardiaque comme son père, alors qu’il n’a que 44 ans.

Tyrone Power vaut sans doute bien mieux que cette image de séducteur de thé dansant, et il a fait beaucoup d’efforts pour s’en débarrasser. Dès 1947 il combat la volonté de Zanuck pour jouer le rôle de Stan Carlisle, le salaud manipulateur du Charlatan d’Edmund Goulding. Dans les années 50, alors qu’il est de plus en plus mécontent des rôles qu’on lui propose, la Fox, pour le retenir, lui offre le rôle principal de La tunique, premier film en CinemaScope, mais il décline l’offre et part pour une tournée théâtrale d’un an (pour jouer une version scénique du poème épique John Brown’s body de Stephen Vincent Benét, dirigée par Charles Laughton). Le gars a beaucoup de cordes à son arc, du talent et du tempérament. Et d’ailleurs même les films dont Power était fatigué me paraissent, pour beaucoup, très au-dessus de la moyenne. Des dix films qu’il a fait avec Henry King par exemple, deux au moins sont formidables : Le cygne noir (quelque chose comme l’essence du film de pirate en Technicolor) et Échec à Borgia (somptueuse évocation en noir et blanc de la Renaissance italienne, où Tyrone Power interprète un personnage très ambigu face au magnifique Orson Welles dans le rôle de César Borgia); quant à d’autres comme Le brigand bien-aimé, Capitaine de Castille ou Le soleil se lève aussi, ce sont de très bons films. De la même façon, les cinq films qu’il a fait avec Henry Hathaway sont intéressants, surtout celui dont on cause ici, et puis La rose noire (où Power, cette fois noble saxon du 13ème siècle, se retrouve encore face à Orson Welles, cette fois chef de guerre mongol), et l’excellent Courrier diplomatique, au suspense haletant. Il y a aussi le très curieux film de Roy Ward Baker, The house in the square, où un scientifique américain de notre époque se retrouve à Londres au 18ème siècle (scénario abracadabrant mais film plein de poésie). Et je ne voudrais pas divulgâcher le plaisir de ceux qui ne l’ont pas vu, mais dans son dernier film, Témoin à charge de Billy Wilder, l’ambiguïté de son personnage se pose un peu là.

Ici dans L’Attaque de la malle-poste, Tom Owens est un type très ordinaire, qui veut surtout éviter les problèmes, et ne pas se faire tuer quand les problèmes, justement, déboulent dans le relais paumé au milieu du désert où il a presque fini son temps. Il se comporte correctement face au danger, mais il tente d’abord la conciliation, le raisonnement ou la tractation. Il l’admet volontiers devant Vinnie, qui est la plus énervée des deux devant les exigences et les brutalités des bandits : il n’est pas spécialement héroïque, il essaie juste de rester vivant le plus longtemps possible. Bien sûr, film hollywoodien oblige, des liens se tissent entre les deux personnages principaux, mais la romance reste très discrète, toujours éclipsée par les dangers qui s’accumulent. Les alliances nécessaires face aux ennemis communs évoluent au gré des situations, passant de l’alliance de circonstance à une alliance plus amicale voire amoureuse. Mais là encore, rien n’est jamais fermement établi dans ce film où tout change très vite.

La mise en scène d’Hathaway est superbe et efficace. On oscille entre des extérieurs, rares mais splendides, qui font respirer le récit (la région de Lone Pine en Californie, désert, rochers et montagnes, lieu de tournage d’innombrables westerns) et des intérieurs claustrophobiques, mais sans cesse tonifiés et démultipliés par des cadres dans le cadre, des reflets dans des miroirs, ou des obstacles à la vue (et éventuellement à l’ouïe – lorsque par exemple Vinnie et Tom dans la chambre où ils sont enfermés sont vus de l’extérieur, derrière une petite fenêtre vitrée garnie de barreaux, et que non seulement ils nous apparaissent encagés, mais qu’en plus on n’entend pas ce qu’ils se disent). Les plans, souvent fixes, utilisent abondamment la profondeur de champ, nous présentant plusieurs actions simultanées à différentes distances de la caméra. L’espace restreint du relais est ainsi exploité dans toutes ses possibilités, pour maintenir en permanence un maximum de tension dramatique. Des sous-espaces sont aussi créés, comme celui sous le lit de Tom dans leur chambre/geôle, où Vinnie et Tom se relaient pour faire un trou dans le bas du mur (avec, euh, un couteau à pain – mais après tout dans Un condamné à mort s’est échappé le gars utilise sa cuillère, et quand on est en prison on ne fait pas le difficile sur les outils utilisés pour l’évasion). Toujours est-il que ce dessous de lit devient le lieu intime de l’effort et du rapprochement des corps (ils sont souvent côte à côte, l’un creusant, l’autre faisant disparaître les débris entre les lames du planchers – et c’est là que Vinnie entoure la main de Tom, meurtrie par son travail acharné, avec un bout de tissu arraché de son jupon…) C’est également Vinnie qui, lorsque Tom par une fausse manœuvre expédie le couteau à l’extérieur, va dehors (en portant le bébé comme prétexte) pour récupérer discrètement le couteau/phallus. Quant à la brèche dans le mur, je ne m’appesantirai pas sur les lectures possibles, mais cet effort à deux pour agrandir un trou, évidemment, peut donner lieu à des interprétations fleuries. (Et c’est aussi par ce trou que Callie, la petite fille de un an, sort de la chambre en profitant d’un moment d’inattention de Vinnie, et se retrouve dehors, face à l’immensité du monde, livrée à elle-même d’abord puis visée par le revolver de l’affreux Tevis… C’est décidément un trou dont le film fait bon usage.)

Le réalisateur Henry Hathaway est, comme d’une certaine façon Tyrone Power, un pur produit de Hollywood et des studios. Fils d’un acteur américain et d’une actrice aristocrate belge, le petit Henry joue dans des films dès l’âge de 10 ans. Il devient accessoiriste à 14 ans et multiplie ensuite les jobs sur les plateaux, dont celui, particulièrement édifiant, de « chair boy » pour Cecil B. DeMille (consistant à suivre DeMille partout avec une chaise, pour que l’auguste postérieur ait toujours un endroit où se poser). Il grimpe les échelons, devient assistant-réalisateur à partir de 1925 (entre autres, de Victor Fleming et Josef von Sternberg), et en 1932 dirige son premier film (un western) pour la Paramount, dont il devient peu à peu un des principaux réalisateurs. En 40 il passe à la Fox, où il fait la plupart de ses films jusqu’aux environs de 1960, après quoi il devient plus versatile mais fait plusieurs films avec le producteurs Hal Wallis (et c’est aussi l’époque où de toute façon les grands studios commencent à décliner). Son dernier film, Hangup, en 1974 (il a 76 ans), est curieusement un film de « blaxploitation » (je ne l’ai pas vu, mais il ne recueille qu’un pauvre 5,1/10 sur IMDb).

Hathaway, comme Tyrone Power, vaut sans doute mieux que sa réputation, qui a longtemps été en France celle d’un bon faiseur. En revoyant L’Attaque de la malle-poste, qui est vraiment un petit film tout à fait épatant, je me dis que oui, Henry Hathaway est un réalisateur évidemment intéressant, avec une filmo des plus éclectique, et sûrement quelques produits un peu formatés dans le lot, mais aussi beaucoup de belles surprises pleine de vivacité et d’invention, comme cette malle-poste qui n’est finalement pas si attaquée que ça (le titre original, Rawhide, veut dire cuir brut, peau non tannée : le film a sans doute quelque chose de râpeux et de rêche, de brut de décoffrage dans les relations entre les personnages, mais il est aussi joliment chantourné et beaucoup plus travaillé qu’on pourrait le croire – un fouet qui claque et entaille la chair, mais dont le manche est minutieusement sculpté…)

Emmanuelle Le Fur

L’Attaque de la malle-poste, une édition spéciale limitée combo (DVD + Blu-ray) de  Sidonis – Calysta dans son incontournable collection Western de légende. Le report proposé du film d’Hathaway est impeccable (master HD) en supplément : Commentaire audio par C. Courtney Joyner en VO ou en VF. « L’Attaque de la malle-poste est plus un film noir (.) qu’un western », présentation par Bertrand Tavernier (33 minutes). Une deuxième, tout aussi intéressante par Patrick Brion, « L’Attaque de la malle-poste était un film extrêmement pour l’époque (.) interdit aux moins de 16 ans (.) et même totalement interdit dans certains pays »  (7 minutes). Susan Hayward : Un franc-tireur à Hollywood, portrait de l’actrice, archétype de la femme forte à l’écran par plusieurs critiques et historiens américains (7 minutes). Tournage à Lone Pine !, l’histoire d’un lieu mythique, surnommé le petit Hollywood, près de Los Angeles, un époustouflant décor naturel pour les westerns (12 minutes). Enfin pour conclure cette excellente édition la bande-annonce de L’Attaque de la malle-poste (2 minutes).

L’Attaque de la malle-poste (Rawhide) un film de Henry Hathaway avec Tyrone Power, Susan Hayward, Hugh Marlowe, Dean Jagger, Edgar Buchanan, Jack Elam, George Tobias, Jeff Corey… Scénario : Dudley Nichols. Directeur de la photographie : Milton R. Krasner. Décors : George W. Davis et Lyle R. Wheeler. Costumes : Travilla. Montage : Robert L. Simpson. Musique : Sol Kaplan. Producteur : Samuel G. Engel. Production : 20th Century Fox. Etats-Unis. 1951. 89 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.37 :1. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français DTS-HD et Version française. Tous Publics.