Lacombe Lucien – Louis Malle

Lacombe Lucien est l’un des films les plus forts du cinéma français, un film d’où l’on ne sort pas indemne. Lacombe Lucien, adolescent, fils de paysan, se retrouve dans la Gestapo un peu par hasard en juin 1944. Nous sommes dans une petite préfecture du sud-ouest de la France, ce qu’indique Louis Malle dès le premier carton du film.

Louis Malle avait depuis longtemps l’envie de faire un film sur un personnage qui se retrouve dans le mauvais camp. Comment peut-on en arriver à avoir des comportements fascistes. « Je suis parti d’une histoire vraie qui se situe au Mexique en 1968. Il s’est créé des groupes de police parallèle constitués par des garçons de 17 ou 18 ans, recrutés dans les bidonvilles de Mexico. Ils étaient dressés, entraînés à casser les manifestations d’étudiants et ils en étaient ravis, parce qu’ils pouvaient taper sur des fils de bourgeois. Et c’est par la droite qu’ils étaient manipulés. Je n’ai pu faire le film au Mexique : je l’ai transposé en France et en 1944. La conjoncture historique permettait d’exposer ce thème. » (Entretien avec Véra Volmane, La Croix, 11 février 1974).

A partir d’un premier canevas, il propose à l’écrivain Patrick Modiano d’écrire conjointement le scénario. «… le thème qui m’intéressait essentiellement, c’est comment quelqu’un qui n’a aucune motivation idéologique se retrouve dans un camp fasciste… » (Entretien avec René Andrieu in l’Humanité dimanche, 3/9, avril 1974).

Patrick Modiano est à l’époque un jeune écrivain, auteur de trois romans (La Place de l’Etoile, La Ronde de nuit et Les boulevards de ceinture). Son travail sur l’Occupation attirait l’attention de Louis Malle. Pourtant un nom les réunit – Raymond Queneau. Modiano a été le protégé de l’écrivain, qui, ami de sa mère, l’a soutenu. De son côté, Louis Malle a adapté Zazie dans le métro à la fin des années 50. Ensemble, ils écrivent Lacombe Lucien. Dans le film, se retrouvent les préoccupations qui parcourent l’œuvre des deux auteurs. Ainsi la quête de l’identité, thème central chez Modiano, est déclinée à tout bout de champ par Lacombe Lucien, comme pour une fiche signalétique : nom puis prénom. En filigrane, on peut y voir aussi l’absence du père comme élément référentiel à l’univers de Louis Malle.

Le film est une biographie minutieuse de Lacombe Lucien, à travers ses yeux, Louis Malle plonge dans la France sous l’Occupation. Fils de paysan, pauvre, Lucien est soumis au bon vouloir des autres. Loin d’être bête, il a une  intelligence instinctive, c’est un adolescent qui ne connaît de la vie que ses événements les plus basiques en lien avec la force « brutale » de la nature : la reproduction, la naissance, la mort. Lucien veut devenir un homme, ce passage de l’adolescence à l’âge adulte passe par l’affirmation de sa personnalité. Autour de lui, les hommes s’engagent. Et tout naturellement, Lucien pense entrer dans la Résistance. Il s’adresse à l’instituteur, une autorité, un passeur de connaissances, qui refuse de le mettre avec un réseau de résistants. Déçu, Lucien se voit rester ce qu’il est, indéfiniment. Par un simple concours de circonstances, il entre dans l’hôtel particulier de la Gestapo. Il y rencontre un ancien flic, un champion cycliste, une petite starlette de l’écran – milieu rance qui exerce son funeste pouvoir sur la population.

Lucien y trouve une place où il peut exercer la seule chose qu’il connaît, la brutalité. Il acquière aux yeux des autres, les petites gens, la police française, les bourgeois, une identité propre. Il est quelqu’un. Il s’est engagé dans le mauvais camp sans se rendre compte qu’il n’est aux yeux de ceux qu’il veut éblouir qu’une ordure, un salaud. Avec l’arrestation de l’instituteur, il comprend qu’il n’y a plus de retour en arrière pour lui, il n’a plus sa place au village. Quand Lucien suit la jeune bonne à tout faire dans sa chambre, il remonte un couloir où les pièces sont destinées à la torture. Lucien n’y accorde que peu d’importance. Faire l’amour dans une pièce alors que l’on torture dans celle d’à côté, ne le perturbe nullement. Le monde est violence. « Des Lacombe Lucien, il y en a eu finalement beaucoup dans la milice et la Gestapo. Très peu par idéologie. La majorité pour raisons économiques ou de puissance acquise.  » (Louis Malle) Lucien n’a aucune idéologie mais il aime le pouvoir que lui donne la Gestapo. A sa mère qui vient le prévenir qu’ils vont le tuer, Lucien n’a d’autre réponse que lui donner de l’argent (volé à ses victimes), c’est à son niveau une manière de substitution au manque de rapport qu’il y a entre lui et sa mère, geste machinal, au moment de la séparation.

Dans la Gestapo, Lucien change de statut, de peau. Entraîné chez un tailleur juif par un collègue de barbarie pour la confection d’un costume, il tombe amoureux de sa fille France. Il fait des costumes pour un gestapiste, maigre assurance sur la vie. France n’a pas de sentiment envers Lucien, il est de la même génération qu’elle, mais ils sont de mondes totalement différents. Elle représente le raffinement, la culture, lui n’est qu’un rustre avec le pouvoir que lui donne une arme. Fausse histoire d’amour, France est uniquement dans la survivance.

Pour la première fois dans le cinéma français, Louis Malle montre des Juifs sous l’occupation, et plus uniquement comme personnages secondaires que l’on évoque à peine. L’histoire d’amour entre le gestapiste et la jeune Juive choque la presse. Comment une Juive peut-elle coucher avec un tortionnaire ? Pure invention, invraisemblable, dégueulasse, etc. « En tout cas, c’est vrai cela, ça s’est réellement passé. (…) C’est arrivé plusieurs fois, en particulier à Toulouse, que de jeunes filles Juives en fassent autant, dans l’espoir de sauver leurs familles. »

Trente ans après les faits, les plaies sont encore là. La polémique suscitée par Lacombe Lucien est à la mesure du silence qui recouvre une partie des faits, déni collectif d’une époque où tout était possible. Le clivage droite/gauche est totalement brouillé, on couvre autant d’éloges qu’on vilipende le film. Il met à mal les habitudes des spectateurs. Le style réaliste et en couleur adopté par Louis Malle désoriente. Cette période de l’histoire était généralement présentée en noir et blanc, images censées représenter un passé révolu, dur, mais héroïque. Rien de cela chez Louis Malle. Il s’inscrit à la suite du formidable travail du Chagrin et la pitié, documentaire éclairant sur cette sinistre période de Marcel Ophüls, interdit de diffusion à la télévision et que Louis Malle distribuera courageusement en salles. Ce documentaire ne sera diffusé sur une chaîne française qu’après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 !

« On a toujours envie de s’identifier avec certains de ses personnages. Et le grand problème que j’ai eu avec ce film, c’est qu’il est absolument impossible de s’identifier avec le personnage principal, Lucien : on le regarde, et il vous regarde, comme un étranger. Alors, je dois dire que celui avec lequel je me suis senti le plus d’affinités, c’est Albert Horn, le tailleur. Dans ses contradictions, ses moments de faiblesse, ses hésitations, c’est pour moi le personnage clé du film, avec ce fond de souffrance et d’espoir que nous avons tous en commun. » (Louis Malle)

Pour incarner Lacombe Lucien, Malle se met en quête d’un authentique paysan du sud-ouest. Il trouve en Pierre Blaise un interprété idéal. Le phrasé, l’attitude, les silences, la démarche de Lucien Lacombe seront désormais ceux de ce jeune homme. « Il a en lui la violence naturelle du personnage, et en même temps il est très enfantin. » (L’Aurore, 28 janvier 1974). Sa performance marque les esprits. Il tourne l’année suivante dans pas moins de trois films : Le grand délire de Dennis Berry où il partage l’affiche avec Jean Seberg et Isabelle Huppert, Les Noces de porcelaine de Roger Coggio avec Mylène Demongeot et enfin dans une coproduction italo-française de Mauro Bolognini, Vertiges, avec Marcello Mastroianni, Françoise Fabian et Marthe Keller. Avec ses cachets, Pierre Blaise s’achète une voiture et, au sortir d’une fête populaire dans le Tarn-et-Garonne, fortement alcoolisé, il se tue sur la route. Point final d’une carrière qui s’annonçait prometteuse.

Aurore Clément (France Horn) est une Cover Girl quand Louis Malle lui propose son premier rôle au cinéma. Elle a quelque chose de la beauté d’une femme de l’époque, mais aussi la fragilité d’une adolescente traquée, humiliée, insultée. Le film est le début pour Aurore Clément d’une belle carrière. Elle privilégie les films d’auteur et un cinéma populaire de qualité, ainsi on la retrouve chez Mario Monicelli (Caro Michele, 1976, Voyage avec Anita, 1979), Yves Boisset (Le juge Fayard dit le Shérif, 1977), Pierre Schoendoerffer (Le Crabe-tambour, 1977), Chantal Akerman (Les rendez-vous d’Anna, 1978, Toute une nuit, 1982, La Captive, 2000), Dino Risi (Cher papa, 1979), Francis Ford Coppola (Apocalypse Now Redux, 1977-1979), Wim Wenders (Paris, Texas, 1984), Claire Denis (Trouble Every Day, 2001), Sofia Coppola (Marie Antoinette, 2006), Bertrand Bonello (De la guerre, 2008) etc. Aurore Clément partage la vie du grand chef-décorateur Dean Tavoularis (les Parrain, Apocalypse Now, etc.).

Pour le rôle d’Albert Horn, le père, Louis Malle pense à un acteur Tchèque. Au cours d’un dîner avec Milos Forman et Bibi Andersson, à qui il parle de cette possibilité, l’actrice de Scènes de la vie conjugale, lui conseille un acteur de théâtre de grand talent, peu connu hors de Suède. L’idée séduit Louis Malle. Bonne intuition, Holger Löwenadler est remarquable. A signaler qu’Aurore Clément fait une toute petite apparition dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew Over the Cuckoo’s Nest, 1975) de Milos Forman.

Quant à la grand-mère, rôle muet et dense, c’est une légende de la scène théâtrale allemande, Therese Giehse, qui l’incarne. Créatrice du rôle-titre de Mère Courage de Bertolt Brecht, elle quitte l’Allemagne lors de la prise de pouvoir par Adolf Hitler. Giehse est une intime et l’une des grandes interprètes non seulement de Brecht mais aussi de Friedrich Dürrenmatt. Louis Malle la dirigera une deuxième et dernière fois dans l’étrange Black Moon.

«  Il y a en chacun de nous une zone d’ombre, inaccessible à la conscience, qui nous fait souvent agir contre notre raison. Il suffit parfois d’un hasard, d’un concours de circonstances, et nous nous trouvons entraînes à l’opposé de ce que  nous croyons être. Quand, de plus, il s’agit d’une époque trouble, chaotique où l’histoire agit comme un révélateur chimique, les êtres alors se dévoilent… » (Louis Malle)

Vus rétrospectivement, les liens entre Lacombe Lucien et Au revoir les enfants sautent aux yeux. Lucien n’est pas sans évoquer Julien, cuisinier et délateur. Dans l’une des premières ébauches du scénario, il s’agissait du même personnage avant qu’il n’évolue autrement. Pour la construction de Lacombe Lucien, Malle s’est inspiré d’un personnage secondaire d’Un condamné à mort s’est échappé, Jost (film sur lequel il assistait Robert Bresson). Une autre référence, que l’on trouve en annotation sur le script, est Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1971). A quelques années d’intervalle, Stanley Kubrick et Louis Malle, avec un personnage d’adolescent, entrent dans les rouages du fascisme. Situation futuriste pour l’un, situation passée pour l’autre, constat identique sur un présent poreux. Le passé c’est l’inconscient collectif d’une nation, l’ignorer peut mener à des catastrophes.

Lacombe Lucien, œuvre admirable et dérangeante, est non seulement un chef-d’œuvre de Louis Malle mais aussi de l’histoire du cinéma.

Fernand Garcia

Rétrospective Louis Malle du 14 mars au 1er avril 2018 à la Cinémathèque Française.

Lacombe Lucien est disponible ainsi qu’une sélection de films de Louis Malle en vidéo à la demande (VOD), Streaming et en téléchargement légal, accompagné d’un dossier thématique.

Lacombe Lucien est disponible en blu-ray et DVD dans une édition Gaumont.

Lacombe Lucien, un film de Louis Malle avec Pierre Blaise, Aurore Clément, Holger Löwenadler, Therese Giehse, Stéphane Bouy, Loumi Iacobesco, René Bouloc, Jean Rougerie, Cécile Ricard… Scénario : Louis Malle & Patrick Modiano. Directeur de la photographie : Tonino Delli Colli. Décors : Ghislain Uhry. Montage : Suzanne Baron. Musique : Stéphane Grappelli. Producteurs : Louis Malle & Claude Nedjar. Production : N.E.F. Nouvelles Editions de Films – Vides Cinematografica – Hallelujah Films. France – Allemagne – Italie. 1974. 138 minutes. Couleur (Eastmancolor). Format image 1,66 :1. Tous publics Prix du meilleur film français, Syndicat Français de la Critique Cinématographique, 1975