Je suis un aventurier – Anthony Mann

1896. Jeff Webster (James Stewart) arrive tout droit du Wyoming à Seattle, avec son troupeau de vaches. Le voyage s’est moyennement bien passé. Des quatre cow-boys qui l’accompagnaient, deux ont rebroussé chemin (d’après Jeff), et les deux autres ne souhaitent qu’une chose : voir Jeff au bout d’une corde. Ben (Walter Brennan) l’attend pour l’embarquement des bœufs sur le Chinoak à destination de la mine d’or de Dawson. Alors que le bateau quitte le port, le shérif, sur le quai, demande au Capitaine de débarquer Jeff accusé de meurtre par ses deux cow-boys. Jeff refuse de se rendre et est sauvé par la belle et riche Ronda Castle (Ruth Roman), qui le cache dans son lit…

« On peut dire que le meilleur exemple de bon film serait celui que l’on comprendrait entièrement si l’on coupait la bande sonore et si l’on ne regardait que les images parce que tel est le cinématographe. » Anthony Mann à Claude Chabrol in Les Cahiers du cinéma, 1957.

Le tournage en extérieur de Je suis un aventurier fut long et difficile. Il débute à l’été 1953 pour s’achever en 1954. Le rendu à l’écran est impressionnant, Anthony Mann fait partie des maîtres des grands espaces. Contrairement à John Ford pour qui les grands espaces s’imbriquent dans la mythologie de l’Ouest, Mann, les utilisent comme un véritable personnage agissant physiquement et métaphysiquement sur les protagonistes. Ils deviennent sous l’œil de Mann, une représentation des tourments intérieurs du héros. La mise en scène d’Anthony Mann, totalement inspiré, emporte le film vers des sommets. Je suis un aventurier est le quatrième et avant-dernier western du duo James Stewart – Anthony Mann. Cinq réussites majeures du western réalisé en cinq ans ! Winchester 73 (1950), Les Affameurs (1951), L’Appât (1953), Je suis un aventurier (1954) et L’Homme de la plaine (1955), tous différents, mais chaque film à sa manière représente une date dans l’histoire du western.

James Stewart surprend en cow-boy si individualiste et égoïste qu’il en est antipathique. Nous découvrirons au cours de l’histoire qu’il est un homme au passé trouble, meurtri par une histoire d’amour brisé. Cette « trahison » lui a fait perdre toute sympathie pour le genre humain. Dans sa carapace, des fissures vont se faire dans l’amas de ressentiment qu’il porte. Il y a d’abord la belle aventurière Ronda qui l’aide en le cachant dans son lit. Elle l’aide autant par compassion que par jeu et peut-être avec l’arrière-pensée d’avoir quelqu’un qui lui soit redevable. Toujours est-il que son acte sauve Jeff. Pour Jeff, son attitude est un mystère et il la regarde avec incompréhension et scepticisme, contrairement au juge Gannon (John McIntire), une pourriture qui utilise la loi à son profit, qu’il identifie comme son égal. Jeff s’est mis volontairement en marge de la société. Le film raconte son long cheminement vers son humanité.

Le monde des pionniers est rude et brutal. Anthony Mann décrit l’itinéraire chaotique d’hommes et de femmes, qui supportent tous les dangers des voyages incertains, les saloperies du juge Gannon, uniquement parce qu’au-delà des montagnes, il y a la promesse d’un monde meilleur. Ils partent en d’une ville plus juste, bâti sur des bases de justices sociales, d’égalités et de libertés. La ville minière en construction de Dawson porte déjà en son sein les germes du capitalisme. Anthony Mann décrit la naissance de la civilisation avec la pacification d’une contrée sauvage et dans une certaine mesure des êtres humains, mais aussi de la propagation de l’idéologie américaine. Des aventuriers qui bravent les forces de la nature, le froid, le vent, la neige, les avalanches, afin d’investir de nouveaux espaces dans une recherche effrénée de l’or. Le film se déroule de l’autre côté de la frontière, dans ce coin du Canada, déjà annexé par la mentalité conquérante américaine. Sur cette terre vierge, les pionniers s’organisent tant bien que mal, mais sous la neige, la violence est toujours présente. Un éternel recommencement, vol, meurtres, appropriation de terre, c’est le retour de la loi du plus fort.

Dans Je suis un aventurier, se retrouvent tous les archétypes du genre. James Stewart est impeccable. Il est dans les films de Mann, un personnage, certes intègre, mais très éloigné de ceux des films de Capra. Plus complexe, moins naïf, plus égoïste et au comportement dur. Walter Brennan est le vieux pote du héros, personnage qu’il va pousser jusqu’à la perfection dans Rio BravoJohn McIntire, dans sa redingote et haut de forme noire, est la crapule idéale. Il incarne avec délectation une sorte de juge Roy Bean. Chacune de ses apparitions est vraiment savoureuse.

Ruth Roman, brune, consciente de ses atouts, femme fatale au grand cœur, attire dans sa toile tous les aventuriers. La Bad Girl sexy et fascinante du film. Au premier abord, le personnage de Renée Vallon, est irritant. Jeune fille, vierge à la sexualité naissante, elle en pince pour le héros. A la décharge de Corinne Calvet, actrice d’origine française, elle n’est pas aidée par son accoutrement, bonnet à pompon et couettes. Elle écope des parties humoristiques du film. Anthony Mann a toujours eu un talent très sûr pour le choix de seconds rôles (de vrais gueules d’aventuriers : Jack Elam, Jay C. Flippen, Royal Dano, Connie Gilchrist, Harry Morgan, etc.) qui enrichissent considérablement le film. Ce kaléidoscope de personnalité au caractère bien trempé est l’autre versant puissant du film.

Je suis un aventurier est un western étonnant, en surface, il semble classique, mais il renferme en lui une certaine étrangeté, une rudesse de diamant brut dû à un balancement permanent entre ce qui est attendu et des chemins de traverse surprenants. Chaque vision apporte son lot de réinterprétations et de révélations, du grand art.

Je suis un aventurier est l’un des chefs-d’œuvre d’Anthony Mann, du pur bonheur.

Fernand Garcia

Je suis un aventurier une magnifique édition Collection Silver (digibook DVD + Blu-ray et livre) dans Western de légende de Sidonis Calysta. En complément : Une présentation par Bertrand Tavernier « Je suis un aventurier est l’un de ses trois chefs-d’œuvre que l’on doit à l’épique Anthony Man, Brandon Chase et James Stewart ». De manière très documentée, le réalisateur de Que la fête commence ! revient sur l’origine scénaristique, les rapports entre Chase et Mann, « le film a ceci d’exceptionnel qu’il peut être vu comme un western traditionnel (.) mais le film est tout sauf ça » (30 minutes). Une deuxième par Patrick Brion : un film avec « des personnages réels et quand c’est James Stewart qui en est le héros, c’est encore plus curieux » (13 minutes). Frontières américaines : Anthony Mann (et James Stewart) chez Universal, documentaire sur le réalisateur « la façon dont il s’est intégré dans le système des grands studios, est impressionnante quand on sait qu’il venait de l’école des petites productions » interviews de critiques et historiens du cinéma « On peut découper sa carrière trois périodes. Ses débuts dans le film noir et la série B, puis la période des westerns dans les années 50 et la dernière période avec ses films spectaculaires à très gros budgets, tournés en Espagne et produits par Samuel Bronston », instructif document sur la relation entre Mann et Stewart (33 minutes). L’Ouest de Mann, Kim Newman à propos de Je suis un aventurier et les westerns d’Anthony Mann (24 minutes). Et pour finir, la bande-annonce d’époque de Je suis un aventurier (2 minutes). Sidonis – Calysta ajoute à cette riche édition : Les icônes du western – James Stewart, livre, richement illustré, de Marc Toullec. 50 ans d’une prodigieuse carrière pour James Stewart. En 1939, James Stewart est déjà une Star quand il « entre » dans le western avec Femme ou démon, contre l’avis du Studio, « pas assez viril » et malgré le succès du film ce n’est que dix plus tard qu’il se remet en selle avec La Flèche brisé (1949). C’est le début d’une époustouflante série de westerns sur lesquels Marc Toullec revient longuement, belle dans une superbe filmographie (146 pages). Une édition indispensable pour tous les amoureux du western et les autres…

Je suis un aventurier (The Far Country) un film d’Anthony Mann avec James Stewart, Ruth Roman, Corinne Calvet, Walter Brennan, John McIntire, Jay C. Flippen, Henry Morgan, Steve Brodie, Connie Gilchrist, Jack Elam, Kathleen Freeman, Royal Dano, Chubby Johnson, Robert J. Wilke… Scénario : Borden Chase. Directeur de la photographie : William Daniels. Consultant Technicolor : William Fritzsche. Décors : Bernard Herzburn et Alexander Golitzen. Costumes : Jay Morley. Montage : Russell Schoengarth. Direction musicale : Joseph Gershenson. Producteur : Aaron Rosenberg. Production : Universal International Pictures. Distribution (en salles) : Mary-X Distribution (reprise le 30 octobre 2019). Etats-Unis. 1954. 97 minutes. Technicolor. Format image : 1,85 :1. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et Version française. DTS-HD. Tous Publics.