De nos jours…. – Hong Sang-soo

Deux conversations en alternance à Séoul : une ancienne actrice est sollicitée par une débutante tandis qu’un vieux poète reçoit un admirateur. Les deux vedettes esquivent les questions existentielles de leur interlocuteur, la première songe à sa récente reconversion et le second bataille avec son sevrage d’alcool et de tabac.

 De nos jours, à la manière d’un haïku (court poème, né au Japon à la fin du 17° siècle.), invite à guetter ce qui importe intimement, ce qui fait le sel, chaque jour, de notre vie.

Né le 25 octobre 1960 à Séoul, Hong Sang-soo est un des cinéastes majeurs du renouveau du cinéma coréen.  Après des études à l’Université de Chungang à Séoul puis aux États-Unis, il fait ses débuts de réalisateur à la télévision avant de tourner Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (Daijiga umule pajinnal), son premier film pour le cinéma, en 1996, qui connaitra immédiatement un certain succès critique et public. Il enchainera ensuite avec Le Pouvoir de la province de Kangwon (tourné en 1996 en noir et blanc), puis en 2000 avec La Vierge mise à nu par ses prétendants (Oh ! Soo-Jung). Remarqués et récompensés dans les festivals internationaux dont Hong Sang-soo deviendra un habitué, ses premiers films sortiront en 2003 sur les écrans en France. Il réalisera ensuite, entre autres, Turning Gate (Saenghwalui balgyeon, 2003), La Femme est l’avenir de l’homme (Yeojaneun namjaui miraeda, 2004), Conte de cinéma (Geuk jang jeon, 2005), Woman on the beach (Haebyonui Yoin, 2006), Night and Day (Bam gua nat, 2008), Les Femmes de mes amis (Jal Aljido Motamyunseo, 2009), Oki’s Movie (Ok-hui-ui yeonghwa, 2010), Ha Ha Ha (2010), In Another Country (Da-Reun Na-Ra-e-Suh, 2012), Sunhi (U Ri Sunhi, 2013), Haewon et les hommes (Nugu-ui Ttal-do Anin, 2013), Hill of Freedom (Jayuui Eondeok, 2014), Un jour avec, un jour sans (Jigeumeun Matgo Geuttaeneun Teullida, 2015), Seule sur la plage la nuit (Bamui haebyun-eoseo honja, 2017), La Caméra de ClaireKeul-Le-Eo-Ui-Ka-Me-La, 2017), Hotel by the River (Gangbyun Hotel, 2018), Juste sous vos yeux (Dangsin-eolgul-apeseo, 2021) ou encore La Romancière, le film et le heureux hasard (So-seol-ga-ui Yeong-hwa, 2022). De nos jours… est le trente-deuxième long métrage du réalisateur en vingt-sept ans.

Hong Sang-soo est un amoureux du cinéma de Rohmer, Bresson ou encore Ozu. Influencée par Cézanne, son œuvre prolifique témoigne d’une incroyable continuité dans l’esprit qui anime chacun de ses films. Une continuité qui est aussi bien renforcée par la rapidité avec laquelle il enchaine les films que par les thématiques qu’il développe comme les motifs d’un peintre.

Radiographies réalistes, précises et délicates des relations et des désillusions amoureuses, comme des contes universels, ses films, toujours empreints d’une énergie mélancolique, racontent des histoires d’amour et de désirs désespérées. Des histoires d’amour à sens unique dans lesquelles les sentiments ou les retrouvailles sont toujours tristes et décevantes. Mais des histoires d’amour dans lesquelles le burlesque singulier qu’apporte son auteur vient compenser les tragédies humaines qui se jouent.

Fidèles à une ligne directrice claire et très souvent teintés de burlesque, les films d’Hong Sang-soo sont toujours subtilement différents et très travaillés dans leurs formes narratives. Toute son œuvre se déploie effectivement selon les principes de la « répétition », ou plutôt de la variation et de la nuance. Malgré le remarquable sens du détail du quotidien présent dans toute son œuvre, le sentiment de réalisme qui habite ses films n’est qu’une illusion tant ceux-ci sont travaillés dans la narration et le montage. Les films de Hong Sang-soo racontent souvent des histoires simultanées vécues par différents protagonistes ou développe les différents points de vue des personnages d’une même histoire. Il lui arrive également fréquemment de composer des films en plusieurs « épisodes » avec des enchainements qui entretiennent des rapports variables avec la chronologie. Hong Sang-soo filme et nous montre aussi les rêves à l’écran de manière identique que le réel. En effet, dans toute l’œuvre du cinéaste, la familiarité et l’authenticité côtoient une approche conceptuelle du récit et du temps cinématographique dès plus sophistiquée. A travers son œuvre qui oscille en permanence entre réalisme et expérimentation conceptuelle, Hong Sang-soo n’a de cesse d’interroger le temps et/ou le réel. En véritable artiste, Hong Sang-soo n’a de cesse d’interroger les pouvoirs de son Art.

« Mon art reflète évidemment quelque chose de moi et je puise une partie de mon inspiration dans mes lectures, les tableaux que je regarde. Mais je fais toujours attention à ne pas réaliser une représentation de moi-même. […] C’est pour ça que j’essaie de mélanger des détails de différentes sources afin d’obtenir une distance nécessaire entre le sujet et moi. Cependant, il est vrai qu’en vieillissant ces détails dont je me sers sont de plus en plus proches de moi. » Hong Sang-soo

Sans jamais tomber dans la facilité du pittoresque national, si le cinéma de Hong Sang-soo parle évidemment de la Corée, par l’entremise de ses histoires et de ses personnages ce dernier parle avant tout de l’universalité des sentiments des hommes et des femmes. Etudiants, professeurs, romanciers, artistes ou encore réalisateurs, ses personnages appartiennent tous à la même sphère culturelle et sociale que lui. Dans le même temps qu’il expose un milieu qu’il connait, Hong Sang-soo renforce le sentiment d’authenticité des comportements qu’il décrit. Inspiré de ce qu’il connait, le point de départ de l’écriture de De nos jours… est venu au cinéaste en partant de ses deux comédiens Ki Joo-bong et Kim Min-hee. A l’instar des milieux qu’il dépeint en connaissance de cause, l’alcool (le soju) et le sexe tiennent également une place importante dans le cinéma de Hong Sang-soo. On buvait beaucoup dans les films d’Hang Sang-soo mais des problèmes de santé ayant obligé le réalisateur à arrêter de boire, les scènes d’ivresse, parfois jouées par des acteurs véritablement en état d’ébriété, ont disparu de ses films jusqu’à ce dernier qui semble annoncer un retour de l’alcool dans ses histoires. Très présent dans son œuvre, l’alcool est à la fois une manière pour les protagonistes d’échapper au réel mais aussi un vecteur de révélations pour dire à l’autre ce que l’on pense véritablement de lui.

« J’avais ce désir, là aussi probablement inconscient, de faire des films de la manière la plus légère possible. De film en film j’ai acquis des compétences techniques, d’abord le montage, le son et enfin la photographie. Aujourd’hui c’est pour moi important de pouvoir relier toutes les facettes de la production en étant moi-même le liant entre tous ces postes. » Hong Sang-soo.

Fidèle à son esthétique claire et précise (plans fixes, cadres…) comme aux répétitions des situations ou des lieux (souvent à table), qui définissent son cinéma, les comportements qu’il décrit traduisent à l’inverse, aussi bien nos faiblesses que nos indécisions face à nos désirs et à nos sentiments. A l’indécision des sentiments vient répondre la précision de la mise en scène. Hong Sang-soo est comme un chorégraphe des sentiments. C’est aussi ce procédé de filmer des personnages ignorants tout de leurs propres désirs et sourds de leurs propres sentiments qui rapproche le cinéma de Hong Sang-soo de celui d’Éric Rohmer. Toujours à la recherche de l’épure, le réalisateur privilégie les tournages « légers ». Si déjà sur le tournage d’Oki’s Movie il n’y avait pas plus de quatre techniciens, pour De nos jours… en plus de mettre en scène et de signer l’écriture du scénario, Hong Sang-soo occupe également les postes de directeur de la photographie, de monteur et est aussi le compositeur de la bande originale du film.

A ses débuts, Hong Sang-soo travaillait généralement sans scénario bien établi mais à partir de notes qu’il rédigeait en partie pendant le tournage et distribuait à l’équipe chaque matin. Il n’écrivait que quelques dialogues et décrivait l’ambiance générale de la scène à ses comédiens. Mais le cinéaste s’est rendu compte que ces derniers avaient besoin de plus d’indications pour développer leurs motivations et la psychologie interne de leurs personnages et qu’il était donc important pour tout le monde, afin d’être plus juste et plus précis, de prendre le temps d’écrire. Les scènes du film qui, ici, pourraient sembler improvisées, sont en fait très écrites et préparées.

 Pour incarner les personnages de cette histoire au cœur de laquelle se pose la question du portrait (et de l’autoportrait), Hong Sang-soo s’est entouré de comédiens récurrents de son cinéma.

 « Quand j’ai commencé à travailler pour M. Hong, [en 2008 avec Night and Day] je pensais qu’il était un réalisateur comme un autre. Mais je me suis rendu compte au fil du temps qu’il faisait plus attention à tout ce qui n’était pas lié directement au film. Il n’est pas un réalisateur qui fait « Action / Coupez » puis quitte le plateau et passe à autre chose. Je sens l’attention qu’il porte sur moi, et sur des choses qui ne sont pas liées directement à la scène. J’apprécie cela et la collaboration avec lui n’est pas stressante, elle est très confortable. Tout se passe paisiblement. » Ki Joo-bong.

Avant de devenir un visage familier du cinéma de Hong Sang-soo, la carrière de Ki Joo-bong a croisé celles d’autres grands auteurs du cinéma coréen dont l’immense Park Chan-wook. L’acteur est parfait dans le rôle de Uiju, le vieux poète malade et alcoolique, double imparfait du réalisateur, qui dispense des leçons de vie aux plus jeunes tout en troquant son envie d’alcool et de tabac par de la bière sans alcool et du piment rouge.

L’actrice Kim Min-hee est sublime dans le rôle de Sangwon, une actrice à la retraite reconvertie dans l’architecture qui loge chez son amie Jungsoo et doit conseiller une apprentie comédienne sur ses choix de carrière. Depuis sa reconnaissance internationale dans le magnifique Mademoiselle (Agassi, 2016) réalisé par Park Chan-wook, Kim Min-hee joue uniquement chez Hong Sang-soo avec lequel elle vit. Kim Min-hee est également la directrice de production de De nos jours… La comédienne occupe également parfois le poste de directrice artistique (chef décoratrice) sur les tournages. Plus encore que dans les précédents films du réalisateur, la mise en abyme de leur relation est ici évidente.

 Jungsoo, l’amie qui héberge Sangwon, est incarnée par la comédienne Song Seon-mi qui a débuté sa longue collaboration avec Hong Sang-soo en 2006 avec Woman on the beach. Jungsoo est une femme très attachée à son chat, « Nous », qu’elle nourrit grassement. Notons aussi que Jungsoo ne refuse jamais un verre. Pas même au travail.

Soulignons au passage qu’après des incursions dans Hotel by the River et La Femme qui s’est enfuie (Domangchin yeoja, 2020), « Nous », le chat, occupe ici un rôle central dans le film dont la traduction du titre original coréen peut aussi bien être « Notre Jour » que « Le Jour de Nous ».   

Jisoo, la jeune actrice en devenir venue interroger Sangwon, celle qu’elle considère comme un modèle, est interprété par la comédienne Park Mi-so. Ancienne étudiante de Hong Sang-soo, Park Mi-so est une actrice régulière du réalisateur depuis Introduction (Inteurodeoksyeon, 2021).

Le comédien Ha Seong-guk, est lui aussi parfait dans le rôle de Jaewon, le jeune homme timide et maladroit qui interroge Uiju, le poète qu’il admire, sur le sens de la vie et le sentiment amoureux. Depuis La Femme qui s’est enfuie, Ha Seong-guk est également un acteur récurrent des films de Hong Sang-soo.

Enfin, dernière arrivée dans l’univers du cinéaste, la jeune Kim Seung-yun interprète ici Kijoo, une amie du vieux poète qu’il considère comme sa fille adoptive. Amusée par le poète, pour ses études, cette dernière réalise un documentaire sur lui.

Peintre et poète des sentiments, Hong Sang-soo est un cinéaste aussi constant dans le développement de ses thématiques que dans son approche esthétique à la fois « ordinaire » et raffinée. Réflexion sur l’Art, aussi bien sur le fond que sur la forme, mais également réflexion sur les plaisirs simples et « les détails » en apparence anodins du quotidien qui donnent tout son sens à la vie, De nos jours… est un véritable bijou qui témoigne magnifiquement de l’indépendance et de la liberté de son auteur. Avec De nos jours… Hong Sang-soo sublime la réalité pour nous livrer un conte drôle et bouleversant d’humanité.

De nos jours… a été présenté en clôture de la Quinzaine des Cinéastes au dernier Festival de Cannes.

Steve Le Nedelec

De nos jours…. (Woo-Ri-UI-Ha-Ru) un film de Hong Sang-soo avec Kim Min-hee, Ki Joo-bong, Song Seon-mi, Park Mi-so, Ha Seong-guk, Kim Seung-yun… Scénario, image, montage, musique, production : Hong Sang-soo. Production : Jeonwonsa Film Co.Distribution (France) : Capricci (Sortie le 19 juillet 2023). Corée du Sud. 2023. 84 minutes. Couleur. Format image : 1.77 :1. Stéréo. DCP. Tous Publics. Quinzaine des Cinéastes, Festival de Cannes 2023.