Cesária Évora, la diva aux pieds nus – Ana Sofia Fonseca

Cesária Évora, la diva aux pieds nus, dresse un portrait de la légendaire fascinante chanteuse Cesária Évora, qui a atteint les sommets de l’industrie musicale mais qui a toujours voulu retourner chez elle au Cap-Vert considéré comme l’un des pays africains les plus démocratiques et les plus pauvres à cause des sécheresses, d’autant plus que l’eau douce y est rare.

Le très intéressant documentaire d’Ana Sofia Fonseca qu’on voit rarement au cinéma ou à la télévision désormais, évoque les contextes politiques et sociaux de la vie de Cesária Évora ainsi que les thèmes universels de liberté, inégalité raciale et de genre. Cesária Évora se révèle être un personnage authentique, révolutionnaire et non manichéen, contrairement à ce que sont devenus la plupart des êtres humains d’aujourd’hui.

Cesária Évora, la diva aux pieds nus était à l’affiche du Festival international du documentaire sud-africain Encounters à Johannesburg en juillet 2022 et a participé au Vancouver International Film Festival, 2022, Canada Victoria Film Festival, 2022, Canada Antenna, 2022, Australie (Sydney) Kinomania Fest, 2022, Bulgarie Festival, festival International du Film Documentaire de Martinique, 2023, France (Schœlcher)…

D’une enfance difficile à des décennies de pauvreté, rongée par l’alcool et la dépression, elle finira par s’imposer comme la reine de la Morna, une musique nostalgique et plaintive que personne d’autre ne l’incarnerait avec une telle sincérité. De sa voix rauque, Évora chanta dans sa langue maternelle, en créole cap-verdien et parfois en français et elle popularisa ce genre musical auprès du grand public mondial. Mais la chanson qui l’a fait connaître est Sodade, la plus belle chanson de ses albums. Le terme Morna viendrait peut être du verbe anglais « to mourn », signifiant pleurer la mort de quelqu’un ou du portugais « saudade » qui exprime un sentiment complexe où se mêlent mélancolie, nostalgie et espoir. C’est un « hymne d’amour, d’illusions et de mélancolie », selon le poète Fausto Duarte. Inscrit depuis décembre 2019 sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, ce genre musical poignant, proche du blues, est propre au Cap-Vert. Inspirée par la solitude, la tristesse et la nostalgie, la morna est née au milieu du XIXème siècle à Boa Vista au Cap-Vert mais c’est dans les années 1920, à partir de l’île de Brava, que la « morna » chantée pour la « partida » (le départ) est vraiment devenue populaire grâce à un enfant de Brava, le poète et compositeur Eugénio Tavares.

Profondément engagée, généreuse et jouissant d’une liberté qui était un pur acte de rébellion, Evora était aussi une femme très intelligente qui savait à peine écrire et ne connaissait pas des expressions comme « émancipation des femmes » ou « égalité des sexes ». Cependant, elle vivait ces luttes au quotidien et défendait toujours les droits des femmes à travers son style de vie. Le film montre également quelques images du Cap-Vert d’aujourd’hui, son pays natal qu’elle aimait tant, capturant la mer, la terre et l’air qui ont façonné la femme et l’artiste.

Cesária Évora, la diva aux pieds nus est réalisé par Ana Sofia Fonseca qui est une conteuse d’histoires innée. Née au Portugal, elle vit entre son pays d’origine et le Cap-Vert. Elle a reçu de nombreuses récompenses grâce notamment à son travail sur plus de 20 documentaires réalisés pour la télévision et publia six livres dont un roman. Ana Sofia s’est toujours consacrée à raconter des histoires captivantes avec un attrait tout particulier pour la thématique des droits de l’homme et plus spécifiquement des histoires à propos des droits des femmes et des questions raciales. Cesária Évora, la diva aux pieds nus est son second long métrage documentaire à sortir en salles, après A whole life of September (Setembro a vida inteira) en 2018 (inédit en France).

Cesária est l’une des sept enfants née en 1941 dans la petite ville portuaire de Mindelo, sur l’île de São Vicente, qui fait partie de l’archipel du Cap-Vert constitué de dix îles principales et de plusieurs îlots, regroupés en deux groupes principaux, au Nord et au Sud en Afrique de l’Ouest. Son père, également musicien, jouait du violoncelle pour subvenir aux besoins de la famille et est décédé alors qu’elle n’avait que sept ans. Sa mère ne gagnant pas assez d’argent pour nourrir ses enfants la confie dans un orphelinat où elle reste jusqu’à l’âge de 13 ans, fuguant de temps en temps, ce qui correspond à son esprit libre. Sur place, elle intègre la chorale où elle apprend le chant. Dès l’âge de 16 ans, elle chante dans des bars, sur des navires de guerre portugais et lors de soirées privées. Elle émerveille le public et gagne un peu d’argent en chantant sur l’amour, la pauvreté, la mer. Elle chante aussi dans la rue, le blues, la sodade, le spleen, la tristesse. C’est dans les années 1950 qu’Armando Zeferino Soares compose cette pièce. Cette chanson a été popularisée par le chanteur angolais Bonga sur son album Angola 74, sorti en 1974. Sodade a ensuite été interprétée par Cesaria Evora en créole cap-verdien.

Le manque, l’humiliation aussi, Cesária l’a vécu : on a adoré la voix mais on lui a fait comprendre que son physique ne répondait pas aux standards recherchés, à savoir être blonde ou belle. Elle n’acquiert une réputation mondiale que vers la cinquantaine. Cesária est proche de Rodriguez, le personnage du documentaire Searching for Sugar Man (2012) réalisé par Malik Bendjelloul (moitié suédois moitié algérien) qui se serait suicidé pas longtemps après le succès de son film (Oscar du meilleur film documentaire en 2013) sur le chanteur de rock des années 1970 Rodriguez, auteur-compositeur-interprète, musicien de rock et folk américain né en 1942 et décédé en 2023. Le film a permis à Rodriguez de connaître la célébrité aux États-Unis et en Europe, où il a réalisé des tournées après le film.

Cesária Évora et Rodriguez sont tous deux timides et parfois dépassés par la nature de leur succès. La carrière de ce dernier, comme Cesária Évora, s’est limitée à la sortie de deux albums studio au début des années 1970, qui n’ont pas connu de succès. Il a souvent accepté des petits boulots même après s’être fait connaître. En Afrique du Sud à la fin des années 1970, ses albums avaient été piratés puis diffusés en masse, au point de devenir l’un des artistes les plus appréciés des jeunes de la classe moyenne blanche. Censuré pour ses paroles contestataires évoquant les droits sociaux et la libération sexuelle, il a participé de fait à la montée du mouvement contre l’apartheid chez les Blancs.

Le long métrage documentaire d’Ana Sofia Fonseca s’ouvre sur des images de la chanteuse répétant de la musique Morna. Une approche très intimiste qui met subtilement en valeur l’incroyable carrière d’Évora avec beaucoup de force mais visuellement peu propice car les images ont été prises par des personnes non professionnelles. C’est une myriade de ressources d’archives éditées par Cláudia Rita Oliveira.

Au lieu de se concentrer uniquement sur les performances scéniques des concerts mondiaux de la diva, la cinéaste puise dans ces archives d’images et de vidéos personnelles, filmées par ses proches, qui sont des témoignages uniques de ceux qui ont connu la femme au-delà de la légende. Ce va-et-vient entre le présent et le passé replace la renommée internationale naissante d’Évora dans le contexte de ses débuts très modestes. Ces enregistrements de chansons originales et de sa vie par ses amis permettent au spectateur de mieux connaître la diva à travers ses propres paroles et la complexité de son personnage.

Dans tous ses moments privilégiés, la chanteuse cap-verdienne veut plus que tout préserver la valeur la plus importante à ses yeux: son besoin absolu d’être libre, même de choisir sa mort en refusant les soins à la fin. Elle a eu probablement une idée innée de la philosophie bouddhiste qui dit: Votre objectif de vie ou votre passion peut sembler une impasse ou presque impossible, mais cela fait partie de qui vous êtes. Sans cet état d’esprit, vous pouvez suivre le chemin de la vie et avoir beaucoup de regrets. Ainsi, le bonheur n’est pas une question d’argent ou de reconnaissance. Mais dépend du bonheur et de l’épanouissement qui découlent de ce que vous faites !

La réalisatrice n’a gardé que les voix de ses intervenants, plutôt que de les montrer à l’image. Elle s’explique : « Je n’ai pas filmé les intervenants pour diverses raisons. Dès le départ, nous voulions que le film soit centré sur Cesária et que les spectateurs soient avec elle, qu’ils rentrent dans sa maison, se tiennent dans les coulisses… Les personnes qui apparaissent dans le film sont importantes : elles aident à conceptualiser une époque et une réalité. Elles partagent des informations pertinentes sur Cesária qui contribuent à dresser son portrait. Elles ont joué un rôle important à des moments précis de sa vie. Il est donc logique de les voir à cette époque-là et non pas aujourd’hui. C’est pourquoi, elles apparaissent souvent dans des images d’archives ».

La cinéaste Fonseca explique à quel point il a été difficile de retrouver ces anciennes images d’Évora et de retrouver des personnes qui pourraient faire la lumière sur ses années de performance à Mindelo et sa décennie d’isolement auto-imposé. L’approche patiente de Fonseca produit un récit passionnant pour les spectateurs : « Le film a été réalisé grâce à un procédé rigoureux et exhaustif de recherches, principalement illustré d’archives totalement inédites. Les différents formats des archives audios, films et photographies (Super 8, U-Matic, Betacam, Hi8 et Mini DV) reflètent l’incroyable longévité de la carrière de Cesária Évora ».

Le film évoque aussi les contextes politiques, sociaux et coloniaux de la vie d’Évora : « Même si son monde change autour d’elle, passant de la misère et la pauvreté à un surprenant succès international, ce besoin demeurera ancré à tout jamais. Lors des conquêtes portugaises en Afrique, la saudade exprimait aussi le désir des colons de retrouver leur pays. Ce sentiment met en jeu une certaine relation au temps : c’est une manière « d’être présent dans le passé, ou d’être passé dans le présent. » « La saudade est une épine amère et douce. » (Amalia Rodrigues) « La saudade est la poésie du Fado. » (Fernando Pessoa) « La saudade est un bonheur hors du monde. » (Luis de Camoes), » explique la réalisatrice.

À la suite de l’indépendance le 5 juillet 1975, le pays est dirigé par le Parti africain pour l’indépendance du Cap-Vert. Celui-ci instaure un système politique monopartite, ce qui entraîne plusieurs fermetures de bars et cafés pourtant un pays chrétien (catholique) à 93%. Cesária Évora voit ses revenus baisser et décide de mettre, durant 10 ans, un terme à sa carrière, estimant qu’elle ne peut subvenir à ses besoins. Déjà grande fumeuse, elle plonge alors dans l’alcool et la solitude, pour tenter peut-être de soigner les blessures de sa vie ?

En 1987 un homme sera son mentor, son manager et producteur, le Franco-Capverdien José da Silva. José lui offre de se produire à Paris. Surnommée la « Diva aux pieds nus » (Diva dos pés descalços), elle le doit à son habitude à se produire pieds nus sur scène parce que les Capverdiens normaux « n’aiment pas porter de chaussures ». Lors de sa première tournée parisienne, elle obtint d’avoir sur la scène du Théâtre de la ville, une petite table avec cigarettes et whisky en guise de choristes. L’alcool fut longtemps un carburant nécessaire pour monter sur scène pour vaincre, dit-on, une forme de timidité ?

Son premier album sort en 1988 en France. En décembre 1991 elle offre une première interprétation sur scène à Paris, au New Morning de Sodade, titre qu’on retrouve en 1992 dans son troisième album Miss Perfumado qui la fait exploser aux yeux du grand public à l’international.

Elle a vendu plus de 300 000 exemplaires de cet album en France. Sodade est une chanson très politique: Au XVIIe siècle, affamés par les colons portugais, les Cap-Verdiens allaient travailler dans des conditions de semi-esclavage et de travaux forcés organisés par la puissance coloniale portugaise obligeant les Cap-Verdiens de l’archipel de São Tomé et Princípe, une autre île africaine occupée par les Portugais pour travailler sur les plantations sucrières qui furent ensuite vendues aux navires en route vers les Amériques.

En 1992 Cesária Évora se produit au Théâtre de la Ville à Paris lors de deux concerts qui rencontrent un énorme triomphe.  La musique cap-verdienne et ses différentes composantes (funaná, coladeira, morna, mazurca, batuque, kizomba), ont été popularisées dans le monde entier grâce à Cesária Évora. Voulant frénétiquement rattraper le temps perdu, elle se lance dans des tournées mondiales aux quatre coins du monde. Le film suit Évora lors de tournées internationales ailleurs : de Portland, New York, Oregon à la Sibérie, puis Suède, Japon, Sénégal… Ses collègues lui apportent un pot de cachupa (un ragoût traditionnel cap-verdien) avant sa prestation au Hollywood Bowl pour la rassurer. A Cuba, elle chante avec le légendaire Compay Segundo qui commence mal mais finit dans le rire.

Ses chansons restent un mélange de sensualité insouciante, de tendresse et de mélancolie. Cesária Évora avec son style unique, envoûteur et langoureux, a une étonnante capacité à créer des espaces entre les notes dans ses lignes mélodiques, tristes et sensuelles qui rappellent la chanteuse Billie Holiday également surnommée Lady Day, l’une des plus grandes chanteuses américaines de blues et de jazz morte très jeune à l’âge de 44 ans. Billie Holiday est marquée aussi par son engagement pour les droits civiques et ses problèmes d’addiction à la drogue et l’alcool, comme Cesária Évora. La chanteuse américaine laisse derrière elle environ 660 enregistrements, réalisés entre 1933 et 1959.

En 1999, l’album de Cesária, Café Atlantico s’écoule à 770 000 exemplaires. En 2000, elle reçoit la Victoire de la musique dans la catégorie Album de musique du monde de l’année pour ce même album. En 2003, elle est nommée Ambassadrice du Programme alimentaire mondial (PAM) à l’ONU. Son album Voz d’amor sorti en 2003, après avoir remporté un Grammy Award aux Etats-Unis, décroche une nouvelle Victoire de la Musique en tant que Meilleur Album World de l’année en 2004. Au même moment, elle participe à l’album Carnets de bord de Bernard Lavilliers et partage avec lui le titre Elle Chante.  En 2008 elle est victime, lors de sa tournée australienne, d’un AVC et est contrainte de ralentir son rythme. En 2009, elle est faite chevalier dans l’Ordre de la Légion d’honneur et la même année elle sort son onzième album, Nha Sentimento (Mes sentiments). En mai 2010 elle subit une opération à cœur ouvert.

Évora reste en tournée huit mois par an et revient toujours chez elle à Mindelo car malgré son succès, elle est restée une « anti-star » comme le chanteur américain Rodriguez où elle est une reine pour les Capverdiens, en particulier ceux de São Vicente, ainsi que pour ceux de la diaspora qui la rencontrent lors de ses concerts à travers le monde. Lorsqu’elle est devenue riche, sa maison était pleine des laissés-pour-compte et des nécessiteux. Mais elle distribuait sa fortune aussi aux parasites, même si cela finit par la déprimer en 2005 et fut suivi d’une phase maniaque aiguë (bipolarité), deux faces également douloureuses et déconcertantes pour elle-même et pour son entourage.

2011 sera sa dernière apparition en France sur la scène du Grand Rex à Paris.  Le 23 septembre 2011, son cœur fragile, plusieurs fois « brisé », la pousse à abandonner une de ses addictions, la scène. Elle regrette de devoir s’absenter pour cause de maladie mais sa vie ne dure pas longtemps au Cap-Vert. Sa carrière d’enregistrement et de représentations se sera étendue sur cinquante-quatre années, de 1957 à 2011 et elle aura sorti 12 albums studio entre 1988 et 2013.

Les scènes finales du film nous préparent au décès inévitable d’Évora avec un montage de plans sombres et poétiques des paysages volcaniques du Cap-Vert. On la voit se promener dans sa maison en chantant spontanément quelques lignes pour un invité, et sa voix a la même qualité extraordinaire que sur scène lors de ses performances live avec un sens de l’humour ironique et espiègle. À un moment donné, quelqu’un lui demande quel est son rêve après son succès et elle conclut en lui disant : « je n’ai pas de rêve, s’il te plaît, passe à une autre question ».

Le 17 décembre 2011, Évora s’éteint à l’âge de 70 ans sur son île natale.

Le retour rythmé dans le film de Fonseca dans les plaines et les montagnes de São Vicente est un rappel de l’amour d’Évora pour sa maison tant rêvée quand elle était pauvre et une métaphore d’une voix angélique. Ce mélange d’archives et de témoignages est sans grande originalité même si ces images sont riches en souvenirs, elles sont souvent de qualité médiocre pour une exploitation cinématographique. Cependant, on ne se soucie pas du tout de la qualité des images car ce film montre le parcours d’une femme extraordinaire avec une voix exceptionnelle.

On peut se poser la question si l’épisode de son confinement volontaire est une manière de sortir de sa prison intérieure ? Certainement pas. Quand nous sommes attachés à quelque chose, nous sommes enchaînés, comme nous le serions dans une prison.  Là où il y a attachement, il y a la prison car l’attachement porte en germe les conditions d’emprisonnement selon la philosophie indienne.

Justement, l’esprit d’Evora n’était attaché à rien. Elle était au-delà de tout. C’est pourquoi elle a refusé d’arrêter d’aider les parasites ou de se faire soigner. Cette force intérieure la place parmi les 1% de la population qui comprend ce que sont la vie, la prison intérieure et la mort. Le film montre clairement que cette femme extraordinaire jouissait d’une force très rare.

Un des meilleurs films de l’année, 2022 et 2023. A voir absolument !

Norma Marcos

Cesária Évora, la diva aux pieds nus, un film d’Ana Sofia Fonseca. Scénario : Ana Sofia Fonseca. Image : Vasco Viana. Étalonnage : Rita Lamas. Son : David Medina. Montage : Claudia Rita Oliveira. Musique originale : José M. Afonso. Sound design : Billyboom, Sara Godinho, Pedro Miguel Carvalho, Rui Pereira. Producteurs : Ana Sofia Fonseca, Ricardo Freitas, Agostinho Ribeiro et Irina Calado.  Production  : Carrossel Produções. Coproduction : Até ao Fim do Mundo. Distribution (France) : Epicentre Films (Sortie le 29 novembre 2023). Portugal. 2022. 94 minutes. Couleur. Format image : 1,77 et 1,33. Son : 5.1. DCP. Tous Publics.