Ça Tourne à Séoul ! Cobweb – Kim Jee-woon

Séoul, 1970 : le réalisateur Kim souhaite refaire la fin de son film « Cobweb ». Mais les autorités de censure, les plaintes des acteurs et des producteurs ne cessent d’interférer, et un grand désordre s’installe sur le tournage. Kim doit donc surmonter ce chaos, pour achever ce qu’il pense être son chef-d’œuvre ultime…

Né en 1964 à Séoul en Corée du Sud, Kim Jee-woon a commencé sa carrière au théâtre, en tant qu’auteur, metteur en scène et acteur. Il se tourne vers le cinéma au milieu des années 90, travaillant comme assistant-réalisateur pour d’autres avant de réaliser son premier long-métrage en 1998, The Quiet Family, déjà interprété par l’immense Song Kang-ho, avec qui il tourne par la suite Foul King (2000), devenu un classique de la comédie sociale coréenne, Le Bon, La Brute, Le Cinglé (2008), incroyable pastiche de western mandchou et hommage à Sergio Leone, et The Age Of Shadows (2016), sublime film d’espionnage historique sous l’influence de Melville (L’Armée des ombres) et Verhoeven (Black Book). Pionnier du renouveau du cinéma coréen à la fin des années 1990 et au début des années 2000, aux côtés des tout aussi talentueux Bong Joon-ho (Memories of Murders, 2003 ; The Host, 2006 ; Parasite, 2019…) et Park Chan-wook (JSA – Joint Security Area, 2000 ; Old Boy, 2003 ; Mademoiselle, 2016…), Kim Jee-woon est un authentique autodidacte.

Cinéphile passionné, il explore tous les genres avec succès. Après s’être adonné à la comédie horrifique puis sociale avec The Quiet Family et Foul King, il a enchainé avec le film d’horreur avec Deux Sœurs (2003), film avec lequel on le découvre en France, puis, le film néo-noir en hommage au polar noir hongkongais avec A Bittersweet Life (2005), le western avec Le Bon, La Brute, Le Cinglé, le thriller avec le démentiel J’ai Rencontré le Diable (2010), le film d’action « hollywoodien » avec Le Dernier Rempart (2012), le film d’espionnage avec The Age of Shadows et le film d’anticipation futuriste avec Illang : La Brigade des loups (2018).

Au cours de sa carrière, Kim Jee-woon, comme aucun autre réalisateur coréen, n’a cessé de changer de genre à chaque nouveau film. Mais aussi variée que soit sa filmographie, on constate que des thématiques récurrentes traversent toute son œuvre et trouvent leur paroxysme dans ce film. La première est celle des personnages systématiquement pris au piège de situations inattendues et apparemment insurmontables. La seconde est le traumatisme indicible de ses personnages qui semblent tous en proie à des souvenirs sombres qui anéantissent leur confiance en l’autre. Une émotion particulière qui trouve son écho dans les périodes historiques successives du pays, de l’occupation japonaise, à la Guerre de Corée fratricide, du régime militaire de Park Chung-hee à l’essor récent de l’ultra-capitalisme individualiste. Comme l’illustre magistralement la surprenante séquence finale, les hommes ne seraient-ils que des insectes pris au piège dans l’immense toile d’araignée qu’est la vie ?

Sélectionné hors compétition au Festival de Cannes en 2023, Ça Tourne à Séoul ! Cobweb, est le dixième long-métrage de Kim Jee-woon. Le film marque le retour du cinéaste à la comédie pour la première fois depuis ses débuts et il marque également sa cinquième collaboration avec l’acteur Song Kang-ho. Ça Tourne à Séoul ! Cobweb est une comédie noire racontant les coulisses d’un tournage en 1970. Un réalisateur, M. Kim Ki-yeol, obsédé par le chef-d’œuvre qu’il a en tête, mais dont il pense avoir raté la fin, demande à sa production deux jours de prises de vues supplémentaires. À la suite d’un rêve et poursuivi par ses visions hallucinatoires, ce dernier pense réellement qu’ajouter deux jours de tournage supplémentaires à un film déjà terminé va suffire pour qu’il devienne un chef-d’œuvre. Seulement les acteurs et l’équipe sont incapables de comprendre les scènes réécrites, et le producteur est ennuyé qu’il veuille les tourner à nouveau. Entouré de toutes parts par des personnes hostiles, y compris la pression de la censure d’État, Kim fait tout pour que sa vision cinématographique devienne réalité malgré les déconvenues du tournage et des efforts parfois grotesques. Au fil des évènements, Kim commence à douter de lui-même et se retrouve rattrapé par l’anxiété et ses névroses et obsessions.

« La pandémie a entraîné de nombreux changements sans précédent dans nos vies et nous a poussés à reconsidérer diverses questions fondamentales sur le monde. Qu’est-ce qu’un film ? Que signifie faire des films ? Qu’est-ce que la créativité et qu’est-ce que l’originalité ? » Kim Jee-woon.

 Ce sont ces questions introspectives soulevées par Kim Jee-woon dans le film à travers le personnage de Kim Ki-yeol qui vont nous permettre de regarder en arrière et réfléchir à notre propre vie. Kim Jee-woon s’intéresse ici à ce qui fait l’originalité et l’unicité d’une création : dans Ça Tourne à Séoul ! Cobweb, le réalisateur Kim Ki-yeol commence comme l’assistant réalisateur du légendaire Shin Sang-ho. Mis à part le succès de son premier film, il se contente par la suite de réaliser des projets de commande des studios. Pour lui, la nécessité de retourner son film est un besoin de s’affranchir de l’aura oppressante de son mentor et des exigences formatées imposées par ses producteurs pour enfin pouvoir mettre en avant sa propre vision artistique. Par analogie, on peut donc voir ici le questionnement de Kim Jee-woon sur sa propre carrière. Tout en réinventant l’existant, comme son personnage dans le film, Kim Jee-woon cherche lui aussi à s’affranchir de l’héritage culturel des maîtres classiques du cinéma coréen. Au fil de sa déjà riche carrière, force est de constater que le cinéaste ne se contente pas seulement de réinventer des histoires déjà racontées, il se les approprie et réinterprète les genres cinématographiques pour les transformer en œuvres novatrices. Ça Tourne à Séoul ! Cobweb interroge la fonction de cinéaste, le cinéma et sa finalité. Il interroge son sens, son utilité et son avenir comme il interroge encore la nature même d’un chef-d’œuvre. Au-delà de la fiction satirique émaillée d’authentiques faits historiques, Ça Tourne à Séoul ! Cobweb vient traduire l’introspection personnelle et passionnante de Kim Jee-woon sur le pouvoir de la création et le métier de réalisateur alors qu’il était lui-même empêché de tourner pendant la pandémie de Covid.

« Avec le procédé de la mise en abîme du film-dans-le-film, je veux montrer que les films, et ici Cobweb, ne sont achevés qu’au prix d’un grand nombre de luttes. Je veux envoyer un message d’espoir et d’optimisme provisoire : le cinéma continuera, tout comme la vie continue en dépit de toutes ses ironies et de ses difficultés. » Kim Jee-woon.

Satire grinçante et hilarante des défis inhérents à la réalisation d’un film, l’histoire de Ça Tourne à Séoul ! Cobweb (du nom du film qu’est en train de tourner le réalisateur Kim) est ancrée dans l’histoire méconnue du début des années 1970 en Corée et s’appuie sur la réalité de l’époque où la censure et la concurrence de la télévision étaient très présentes, pour peindre un portrait à la fois délicat et hystérique de l’égo des artistes, de la frustration des critiques, de la couardise des décideurs et des délires des souverains politiques. Il faut en effet avoir à l’esprit que le cinéma coréen a connu une explosion pendant les années 1960 – 1970 où les films étaient produits à un rythme effréné : moins de quatre semaines séparaient l’idée initiale du scénario et la diffusion en salles. Les cinéastes les plus prolifiques de l’époque, comme Kim Soo-yong, Jang Il-ho et Kim Kee-duk, tournent jusqu’à dix longs-métrages par an. Les studios sont d’immenses hangars mal-isolés et non-insonorisés ; le manque d’infrastructures et d’équipements oblige les équipes de tournage à partager caméras et plateaux de tournage. Les stars de l’époque sont extrêmement sollicitées, et enchainent jusqu’à quatre films par jour, découvrant leur texte au moment du tournage. De plus, n’oublions pas que ces années étaient sous le joug d’un régime de censure autoritaire. L’évolution du cinéma coréen a toujours été liée à la situation politique du pays : le 16 mai 1961, un coup d’État mené par le général Park Chung-hee inaugure l’ère d’un régime militaire strict (1962-1979). Le nouveau président met en place diverses mesures, dont un système de production et de distribution calqué sur le modèle hollywoodien, réduisant le nombre de maisons de production de 71 en 1961 à 4 en 1963, tout en les poussant à produire des films anticommunistes, nationalistes et pro-régime, des films de propagande. En octobre 1972, le président Park Chung-hee renforce la censure et en 1975, 80 % des scénarios font l’objet de révisions. Dans ce contexte, la production chute à 96 films en 1979.

Dans le rôle du réalisateur Kim Ki-yeol, alter ego de Kim Jee-woon, on retrouve l’immense Song Kang-ho. Pour commencer, il est impossible d’évoquer le cinéma coréen sans mentionner Song Kang-ho, cet acteur prodigieux qui fait partie de ceux qui ont changé la donne dans la culture du pays. Capable d’exprimer, par les seules expressions de son visage, une dimension qui dépasse celle-là même du scénario, de la comédie à la tragédie, Song Kang-ho est capable de tout jouer. Il l’acteur fétiche des plus grands cinéastes coréens et l’un des acteurs les plus populaires en Corée. Né à Gimhae en Corée du Sud en 1967, Song Kang-ho a commencé sa carrière sur les planches au début des années 90. On le voit pour la toute première fois au cinéma en 1996 dans Le Jour où le Cochon est tombé dans le Puits de Hong Sang-soo, mais c’est son rôle dans No. 3 de Song Neung-han l’année suivante qui le fait vraiment remarquer. Acteur emblématique de la Nouvelle Vague coréenne, son talent est à juste titre apprécié par les cinéastes coréens. Song Kang-ho est incontournable aussi bien chez Kim Jee-woon que chez Bong Joon-ho (Memories of Murder, 2003; The Host, 2006; Snowpiercer, 2013; Parasite, 2019) ou Park Chan-wook (JSA – Joint Security Area, 2000; Sympathy for Mister Vengeance, 2002; Lady Vengeance, 2005; Thirst, 2009). Avec le regard unique que porte Kim Jee-woon sur son complice de toujours, dans Ça Tourne à Séoul ! Cobweb, Song Kang-ho incarne à la perfection le personnage habité par le doute et la passion du réalisateur Kim Ki-yeol, un homme pathétique pour lequel le spectateur ne peut qu’éprouver de la tendresse tout en se demandant ce qui se cache derrière son ambition dévorante et par quoi ou par qui il est hanté. Jusqu’où va tenir le pacte scellé entre le public et le personnage ? Ou de manière plus générale, jusqu’où peut tenir le pacte scellé entre un public et un réalisateur ?

Si Ça tourne à Séoul ! Cobweb raconte principalement l’histoire d’un réalisateur qui se retrouve confronté à tout un tas de malheurs pour mener à bien son projet, le film expose également le combat individuel de nombreux personnages secondaires comme celui de la comptable Shin Mi-do qui déploie une énergie folle pour mener le tournage à terme, celui de la productrice, Mme. Shin, qui se confronte aux « officiels gouvernementaux » pour sauver son studio, ou encore celui de l’acteur principal Kang Ho-se, qui doit gérer les conséquences inattendues d’une liaison adultère sur le plateau de tournage…

L’intrigue aux multiples rebondissements de Ça tourne à Séoul ! Cobweb passe en revue tous les malheurs envisageables pouvant frapper un réalisateur lors d’un tournage et se situe donc très exactement à la période charnière entre la fin de l’âge d’or du cinéma coréen et le début de son déclin. Kim Jee-woon ne manque pas d’évoquer ces conditions avec ironie et maestria dans son film.

A la fois, réflexion sur la mise en scène d’un film à travers l’évocation d’un tournage qui vire au désastre comme l’était entre autres Ça Tourne à Manhattan (Living in Oblivion, 1995) de Tom DiCillo ou encore Ed Wood (1995) de Tim Burton, et (auto)portrait ironique d’un cinéaste exigeant devant faire face aux affres de la création, Ça Tourne à Séoul ! Cobweb est un brillant hommage au milieu du cinéma coréen des années 1960 et 1970.

Le geste précis dans sa mise en scène toujours aussi virtuose qu’époustouflante, avec Ça Tourne à Séoul ! Cobweb, Kim Jee-woon signe une comédie à la fois savoureuse et furieuse. Une magnifique fable satirique et jubilatoire sur la création en général et le cinéma en particulier. Un grand cinéaste. Un grand film. Du grand cinéma. A ne manquer sous aucun prétexte !

Steve Le Nedelec

Ça Tourne à Séoul ! Cobweb (Geomijip), un film de Kim Jee-woon avec Song Kang-ho, Im Soo-jeong, Oh Jung-se, Jeon Yeo-been, Krystal Jung… Directeur de la photographie : Kim Ji-young. Décors : Choi Eui-young.  Montage : Yang Jin-mo. Musique : Mowg. Producteurs : Choi Jae-won, An Eun-mi, Shin Yeon-shick. Production : Barunson – Anthology Studios – Luz y Sonidos. Distribution : The Jokers Films (Sortie le 8 novembre 2023). Corée du Sud. 2023. 133 minutes. Couleur & Noir et blanc. Format image : 1,66 :1. Dolby Digital. Sélection officielle – Hors Compétition – Festival de Cannes, 2023. Tous publics. Ouverture de la rétrospective Kim Jee-woon à la Cinémathèque française.