Beatrice Cenci / Liens d’amour et de sang – Lucio Fulci

Les Romains sont dans l’attente du jugement concernant la famille Cenci. L’échafaud se prépare… Les frères consolateurs se rendent dans les geôles, un groupe où sont enfermés Don Giacomo (Antonio Casagrande) et Bernardo Cenci, un autre à la prison de Beatrice (Adrienne Larussa) et de sa belle-mère Lucrezia (Mavi)… Beatrice est accusée d’avoir fomenté l’assassinat de son père Francesco (Georges Wilson) avec la complicité de son amant, Olimpo (Tomas Milian), de ses frères et de sa belle-mère…

Il est des moments dans la vie où un simple fait aurait pu faire basculer sa destinée. Il en va ainsi pour Beatrice Cenci, un rendez-vous manqué pour Lucio Fulci, de ceux qui auraient pu propulser sa carrière vers une reconnaissance cinématographique, immédiate. Trop tard pour Fulci, trop de comédie, trop de Franco Franchi et Ciccio Ingrassia, duo comique populaire, succès assuré mais quasi inexportable (ne désespérons pas, nous les verrons certainement un jour) alors que la comédie italienne des années 60 triomphe sur les écrans du monde entier. En avance sur son temps, Beatrice Cenci n’attirera pas sur lui l’attention de la critique, ni des sélectionneurs des festivals. Livré à lui-même, le film est un échec public. Ce film magnifique et radical est l’une des perles de la filmographie de Lucio Fulci, qu’il est amplement temps de réhabiliter.

Au sortir de la guerre, Lucio Fulci entre au  Centre Expérimental du Cinéma à Rome. Il réussit son examen avec toute la prétention de la jeunesse et balance à Luchino Visconti que son grand succès, Obsession, n’était fait que de plans « volés » à Jean Renoir. Fulci acquiert de solides bases techniques et après ses études, écrit nombre de scénarios avant de signer son premier long-métrage en 1959, I ladri, avec Totò. Tandis qu’il réalise comédie sur comédie et bluette rock avec Adriano Celentano,  Fulci voit passer les Risi, Monicelli, Germi, etc. et assiste à l’éclosion de jeunes cinéastes en révolte, fils de la Nouvelle vague, Bertolucci, Bellocchio… Le cinéma italien connaît son âge d’or, les succès et les lauriers tombent : Palme d’or, Lion d’or, Oscar, etc.

Fulci est ambitieux et pourtant, il végète dans une zone très nationale du cinéma italien. Il n’est ni chez les auteurs ni vraiment parmi les réalisateurs du cinéma populaire en vogue (péplum, western, fantastique) qui connaissent une exploitation dans le monde entier. Fulci est sur un strapontin cantonné dans un cinéma à « consommation » locale. Il amorce un tournant à la fin des années 60, ses comédies deviennent plus sociales, plus politiques. Il va tourner la page avec un western, genre en plein boom, à la suite du triomphe des films de Sergio Leone, Sergio Corbucci, Duccio Tessari et des Django, Ringo, Sartana, etc.

Le temps du massacre, en 1966, est une délivrance pour Fulci. Ce western violent est d’une certaine manière son premier film d’auteur, lui qui accuse 16 films au compteur et un nombre impressionnant de scénarios. Pour la première fois, il laisse libre cours à ses penchants sadiques – tout en s’abritant derrière un lointain héritage des Chasses du comte Zaroff. Il transparaît du Temps du massacre un véritable amour du western classique américain. Deux autres Franco et Ciccio suivront, mais Le temps du massacre est avant tout le démarrage d’une nouvelle période de sa carrière.

L’histoire de la famille Cenci avait tout pour attirer Lucio Fulci. Beatrice Cenci ne pouvait que titiller sa curiosité. Magnifique femme, catholique contrariée, rebelle, victime humiliée et malheureuse en amour, Beatrice Cenci épouse les contours d’une société moyenâgeuse qui se retrouve par-delà le temps en adéquation avec les préoccupations de Lucio Fulci. On retrouve quelques grands thèmes et effets de style qui émailleront par la suite sa carrière. Au premier rang, une vision critique de l’église romaine, qu’il présente minée de l’intérieur par sa soif de pouvoir, par l’argent et en totale perte de repères. Le pape mis en scène par Fulci est physiquement repoussant. Un calculateur qui utilise la justice (et la torture) pour anéantir toute opposition et accessoirement enrichir ses proches par la spoliation du bien des autres, les Cenci (ce qui rejoint la réalité historique). Catholique contrarié, Fulci mettra en doute la foi des hommes d’Eglise à maintes reprises. Figure récurrente de son œuvre : le prêtre en perdition. Fulci le met en scène de manière transgressive, souvent enclin à des pulsions suicidaires, bafouant ainsi un des sacrements les plus importants.

Beatrice Cenci est une dénonciation de la violence sadique des puissants, qu’ils soient au Vatican ou cloîtrés dans un château. Francesco Cenci est un rustre, violent, acariâtre, exerçant une véritable tyrannie sur sa femme et ses enfants sans parler des serfs condamnés à subir et de préférence dans le silence et l’abnégation. Il règne jalousement sur une fortune. Homme sans limite, ses excès attirent les foudres de l’église. Ses domaines et sa fortune attirent les convoitises, non seulement de l’église, mais aussi de ses enfants qui doivent subir ses folies sans aucun bénéfice. Reclus sur décision papale dans ses domaines (après paiement d’une lourde amende), il se déchaîne contre sa fille, Beatrice Cenci. Il lui refuse d’entrer dans les ordres, une manière de fuir ce père autoritaire, et l’enferme dans la cave. Un soir de beuverie, Francesco viole sa fille. Humiliée, salie, bafouée dans son honneur, Beatrice réussit à convaincre son amant et son entourage d’éliminer son père…

Beatrice Cenci est un personnage historique important de l’histoire italienne, sorte de Jeanne d’Arc, pour son aura dans l’imaginaire transalpin. Héroïne tragique, Beatrice a fait l’objet de plusieurs adaptations à l’écran dès 1908. Après plusieurs films muets, Guido Brignone tourne en 1941, la première version parlante. En 1956, Riccardo Freda réalise une somptueuse version de ce drame avec Le château des amants maudits. Bertrand Tavernier transpose l’histoire en France dans La passion Béatrice (1987) avec Julie Delpy et Bernard-Pierre Donnadieu. D’autres versions suivront, Beatrice Cenci n’aura de cesse de fasciner. La version de Fulci reste la plus explicite et la plus réaliste.

Francesco Cenci n’est pas un personnage dans la demi-mesure. Georges Wilson endosse le rôle avec une puissance d’évocation hallucinante. Usant à fond, et à raison, de son impressionnante carrure, il donne à son personnage cette puissance qui lui permet de dominer dans la terreur femmes et enfants. Grand homme de théâtre, Wilson est un des grands seconds rôle du cinéma français… et italien. On le retrouve dirigé par Daminano Damiani dans La noia (1963) Nous sommes tous en liberté provisoire (L’istruttoria è chiusa : dimentichi, 1971), Vittorio De Sica, Un monde nouveau (1966), Luchino Visconti, L’Etranger (Lo straniero, 1967), Francesco Rosi, La belle et le cavalier (C’era una volta, 1967), Alberto Lattuada, Sono stato io ! (1973), entre autres … Il tourne à nouveau sous la direction de son ami Lucio Fulci dans La longue nuit de l’exorcisme (Non si sevizia un paperino, 1972) où son personnage se prénomme : Francesco !

Tomas Milian est une star du western italien quand il tourne Beatrice Cenci. Depuis Les Tueurs de l’Ouest, il enchaine les succès dans le genre. Milian est un acteur formé à l’Actors Studio. Il s’investit totalement, et ses « performances » sont une indéniable plus-value pour nombre de ses films qui, sans lui, seraient restés dans le périmètre du tout-venant.  Lucio Fulci le dirige à nouveau dans La Longue nuit de l’exorcisme (1972) et dans le western, Les quatre de l’Apocalypse (I quattro dell’Apocalisse, 1975).

Il est de notoriété publique que Lucio Fulci et Adrienne Larussa se sont cordialement détestés. Point d’orgue, le refus de l’actrice de tourner la scène de nu. Fulci modifie sa mise en scène, un plan en long mouvement de caméra, par un montage court, où l’actrice est remplacée par une doublure. L’illusion est parfaite, Fulci est un technicien hors pair. Refus de l’actrice quelque peu incompréhensible. Leurs relations devaient être à couteaux tirés, puisque Larussa tournera totalement nue (sans doublure) dans L’Homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg. Beatrice Cenci reste son rôle le plus important dans une carrière somme toute assez courte.

Beatrice Cenci est une des plus éclatantes réussites de Lucio Fulci. Sa mise en scène d’une grande sophistication, sa disposition des personnages dans le cadre et son utilisation des demi-bonnettes (le premier plan et l’arrière-plan au même niveau, net) sont absolument remarquables. Approche d’une grande modernité qui anticipe sur celle de Paolo et Vittorio Taviani pour Allonsanfàn (1974). Lucio Fulci gardera pour le film une affection particulière, le considérant comme un de ses meilleurs. Flaubert aurait dit : « Madame Bovary, c’est moi », Fulci pourrait en dire autant de Beatrice Cenci.

Fernand Garcia

Beatrice Cenci est disponible en version intégrale (médiabook, combo, Blu-ray, DVD + livre), master 2K restauré, dans la magnifique Collection Lucio Fulci d’Artus Films. L’éditeur propose une remarquable sélection de suppléments : Une présentation du film par Lionel Grenier (3 minutes). Moi, Beatrice, une analyse par Lionel Grenier (8 minutes). La Famille et la Torture, entretien avec l’actrice Mavie Bardanzellu (20 minutes). Don Giacomo, entretien avec l’acteur Antonio Casagrande (15 minutes). Nue pour Lucio, anecdote d’Adrienne Larussa (1,20 minutes). Un diaporama d’affiches et de photos de Beatrice Cenci.  Enfin, Artus Films propose un livret : Beatrice Cenci, Sainte ou Succube ? par Lionel Grenier, pour tout savoir sur cet « anti-mélodrame » de Lucio Fulci, de sa conception à son exploitation ainsi que de la véritable histoire de Beatrice Cenci (64 pages). Un immanquable pour tous les fans (et les autres) de Lucio Fulci.

Beatrice Cenci / Liens d’amour et de sang (Beatrice Cenci) un film de Lucio Fulci avec Tomas Milan, Adrienne Larussa,  Georges Wilson, Raymond Pellegrin, Antonio Casagrande, Mavie, Pedro Sanchez, Max Steffen Zacharias… Scénario : Lucio Fulci et Roberto Gianviti. Directeur de la photographie : Erico Menczer. Décors : Umberto Turco. Costumes : Mario Giorsi. Montage : Antonietta Zita. Musique : Angelo Lavagnino et Silvano Spadaccino. Producteurs : Giorgion Agliani. Production : Filmena S.r.l. Italie. 1969. 93 minutes. Eastmacolor. Format image : 1.85 :1. Master Haute Définition 1920/1080p. Son : Version italienne sous-titré en français et Version Française. Interdit aux moins de 16 ans (en son temps).