Bacurau – Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles

Dans un futur proche…  Le village de Bacurau dans le sertão brésilien fait le deuil de sa matriarche Carmelita qui s’est éteinte à 94 ans. Quelques jours plus tard, les habitants remarquent que Bacurau a disparu de la carte.

Présenté en sélection officielle et lauréat du Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, Bacurau marque la première co-réalisation (et co-scénarisation) du cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho avec son compatriote Juliano Dornelles qui n’est autre que son chef décorateur attitré depuis ses premiers courts-métrages expérimentaux.

Né en 1968, Kleber Mendonça Filho a grandi et vit toujours actuellement à Récife au Nord-Est du Brésil. Après une carrière de journaliste, le cinéaste réalise des documentaires et des courts-métrages. En 2012, il réalise son premier long métrage de fiction, Les Bruits de Récife (O Som ao Redor). En 2016, Aquarius, son second long métrage, est en sélection officielle au Festival de Cannes et obtient le « Prix du Meilleur film étranger » décerné par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma.

Juliano Dornelles est né à Récife en 1980. Chef décorateur, il débute sa collaboration avec Kleber Mendonça Filho sur le court-métrage Electrodomestica en 2004 et occupera ce même poste aux côtés de ce dernier sur ses longs métrages. Egalement réalisateur et scénariste Juliano Dornelles a réalisé des courts-métrages, des clips vidéo ou encore des films d’animations et travaille actuellement sur la post-production de son premier long-métrage, O Atelier Da Rua Do Brum. Ce sont ces années de collaborations entre les deux hommes et leurs affinités communes qui les ont naturellement menés à écrire, réaliser et monter Bacurau ensemble.

Bacurau est un projet de longue date des cinéastes qui souhaitaient raconter une histoire se déroulant dans un petit village du Sertao à travers le prisme de l’aventure et du genre, ou plutôt des genres. En effet, née de l’exaspération des réalisateurs concernant les observations qu’ils font de l’état actuel du monde, l’histoire de cette petite communauté isolée et tranquille qui est menacée et attaquée par des « envahisseurs », est traitée comme un thriller d’anticipation (un carton nous indique au début du film que l’histoire se situe dans un avenir proche) dans une atmosphère de western sauvage qui se situerait à mi-chemin entre le cinéma de Sam Peckinpah et celui de John Carpenter qui est un des cinéastes qui ont donné envie à Juliano Dornelles de devenir réalisateur et que l’on retrouve sur la bande originale de Bacurau avec le magnifique Night, titre composé par le maître pour l’album John Carpenter’s Lost Themes (2015). Au travers du fabuleux et extravagant personnage de Lunga, et de l’incroyable interprétation du comédien Silvero Pereira, Bacurau fait également référence au « cangaço », forme de banditisme social présent dans le Nordeste à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et qui est devenu un genre cinématographique typiquement brésilien dans les années 50 et 60.

Production imposante du fait de la difficulté d’accès du lieu de tournage, d’une météo instable et du choix technique et esthétique délibéré d’effectuer tous les mouvements de caméra sur des rails plutôt que d’utiliser le pourtant bien pratique Steadicam, avec une durée de onze mois, la post-production et le montage du film ont eux aussi demandé un travail considérable. Chaque plan du film sert le propos des cinéastes et la durée de chacun d’entre eux est minutieusement étudiée afin de créer un rythme adéquat pour l’intrigue et une tension constante pour le spectateur.

Pensée par les réalisateurs dès l’écriture du scénario, composée de chansons populaires brésiliennes, de musiques instrumentales originales et musiques électroniques, la bande originale du film est très éclectique et utilisée afin de servir au mieux l’histoire. Elle participe grandement à l’ambiance générale du film.     

Bacurau est un petit village imaginaire qui, disparaissant des cartes, devient comme le dernier refuge sur terre où se retrouvent les derniers résistants. Bacurau devient comme un mythe qui donne alors au film une atmosphère particulièrement étrange et toute en tension. Parfaitement maitrisé et réussi le climat du film nous plonge dans une version du Nordeste dans laquelle se côtoient dans le même temps l’archaïsme et le modernisme. Le village est comme un monde hors du temps. Appuyées par le choix formel d’utiliser des objectifs Panavision anamorphiques que l’on retrouve principalement dans le cinéma américain et qui donnent à l’image une distorsion toute particulière, l’esthétique et l’ambiance du Nordeste que les cinéastes nous offrent dans Bacurau sont uniques dans le cinéma brésilien et à mille lieues de celles que nous proposait par exemple Walter Salles avec Central do Brasil en 1998.

Sans véritable personnage principal, Bacurau est un film choral. Faisant autant la part belle aux différentes communautés et groupes sociaux présents dans le film, les nombreux personnages de l’histoire sont remarquablement interprétés aussi bien par des comédiens amateurs que par des acteurs célèbres. On retrouve au casting du film la comédienne brésilienne Sonia Braga qui interprète le personnage de Domingas et que l’on a pu voir entre autre à l’affiche de Dona Flor et ses deux maris (Dona Flor e seus dois maridos, 1976) et Gabriela (1983) réalisés par Bruno Barreto, Le Baiser de la femme araignée (Kiss of the Spider Woman, 1985) d’Hector Babenco, Milagro (The Milagro Beanfield War, 1988) de Robert Redford, La Relève (The Rookie, 1990) de Clint Eastwood, La Forêt de tous les dangers (The Burning Season, 1994) de John Frankenheimer, Two Deaths (1995) de Nicolas Roeg ou encore Aquarius (2016) de Kleber Mendonça Filho.

A ses côtés, dans le rôle de Teresa on retrouve la jeune comédienne brésilienne Barbara Colen qu’avait déjà dirigée le cinéaste dans Aquarius, le jeune comédien brésilien Thomas Aquino dans le rôle de Pacote/Acacio, l’incroyable Silvero Pereira dans le rôle de Lunga ou encore Wilson Rabelo dans le rôle de Plinio. Le personnage effrayant de Michael, quant à lui, est magistralement interprété par l’inénarrable Udo Kier. Comédien Allemand, Udo Kier connait son premier succès en interprétant le baron Christian von Meruh dans le film d’épouvante La Marque du diable (Hexen bis aufs Blut gequält, 1970) de Michael Armstrong. Il interprète ensuite le Baron Frankenstein dans Chair pour Frankenstein (Flesh for Frankenstein, 1973) de Paul Morrissey, puis, toujours sous la direction du même cinéaste, le Comte Dracula dans Du Sang pour Dracula (Dracula cerca sangue di vergine… e morì di sete!!!, 1974). Après avoir été dirigé par Dario Argento dans Suspiria (1977), Udo Kier devient le « protégé » du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder (La Troisième Génération –   Die Dritte Generation, 1979 ; Lola, Une Femme AllemandeLola, 1981 et Lili Marleen, 1981) et un habitué de cinéastes comme Lars von Trier (Epidemic, 1987 ; Medea, 1988 ; Europa, 1991 ; The Kingdom, 1994 ; Breaking the Waves, 1996 ; Dancer in the Dark, 2000 ; Dogville, 2003 ; Manderlay, 2004 ; Melancholia, 2011 et Nymphomaniac, 2013) ou encore Gus Van Sant (My Own Private Idaho, 1991 ; Even Cowgirls Get the Blues, 1993 et Don’t Worry, He won’t get far on foot, 2018).         

Véritable pamphlet politico-social, Bacurau développe de multiples références non seulement à l’histoire du pays, notamment à la domination culturelle américaine ou encore au Coronélisme, mais aussi, avec le point de vue nordestin des réalisateurs, à la société brésilienne, à sa violence, à la lutte entre le nord et le sud ou encore à son rapport difficile à la mémoire qui ouvre inévitablement des plaies historiques et pose la question de l’identité. Le film souligne également clairement les problèmes que posent les barrages, les difficultés liées à l’accès à la santé ou à la culture, la légalisation du port d’armes, la corruption,…

Tout en les brouillant sans cesse, avec ses antihéros, le film détaille et questionne de manière brillante les notions philosophiques (Le Sujet : Autrui, La Conscience, La Perception, L’Existence. La culture : La Religion, L’Histoire. La Politique : La Société, La Justice, Le Droit. La Morale : La Liberté.) et les frontières qui existent entre le bien et le mal. Qui sommes-nous ? Qui est étranger ? L’étranger est-il un Autre ? Les actes répréhensibles peuvent-ils être acceptables ?…

Avec Bacurau, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles utilisent le(s) genre(s) avec audace et de manière remarquablement intelligente pour dénoncer la dystopie du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Bacurau est une fable sociale politiquement engagée et dénonciatrice d’une grande beauté esthétique. Un impressionnant réquisitoire métaphorique doublé d’un excellent divertissement. Du grand cinéma d’auteur à voir absolument en salle ! Jouissif.

Steve Le Nedelec

Bacurau un film de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles avec Sonia Braga, Barbara Colen, Thomas Aquino, Silvero Pereira, Thardelly Lima, Rubens Santos, Wilson Rabelo, Udo Kier… Scénario : Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles. Directeur de la photographie : Pedro Sotero. Décors : Thales Junqueira. Costumes : Rita Azevedo. Montage : Eduardo Serrano. Musique : Mateus Alves, Tomaz Alves Souza. Producteurs : Emilie Lesclaux, Kleber Mendonça Filho, Saïd Ben Saïd, Michel Merkt. Production : CinemaScópio Produções – Simio Filmes – SBS Films – ARTE France Cinéma. Distribution (France) : SBS distribution (Sortie le 25 septembre 2019). Brésil – France. 2019. 131 minutes. Couleur. Format image : 2.35 :1. Dolby Digital 5.1.  Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement : « Le caractère répété et le réalisme des scènes de violence sont de nature à surprendre et impressionner un public sensible ». Prix du Jury, Festival de Cannes 2019.