Alps – Yorgos Lanthimos

« Nous vous accompagnons dans l’épreuve. Nous remplaçons vos proches disparus. Nous sommes Alps. »

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Alps est le nom d’une société secrète dont le bureau est un gymnase. Ils sont quatre, une jeune gymnaste et son entraîneur, une infirmière et un ambulancier. Ils forment un groupe à l’intérieur duquel chacun se désigne par un nom de montagne des Alpes. Alps propose d’étranges services au moment du décès d’un proche. Ses adhérents proposent aux personnes confrontés à la perte d’un être cher de le remplacer quelques heures par semaine en rejouant des situations et des moments de sa vie en se mettant dans la peau du disparu. Ils se glissent dans la peau des défunts, adoptant leurs vêtements et leurs attitudes et participent au quotidien triste des proches dont ils comblent le manque affectif.

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Après Kinetta (2005) et Canine (2009), film choc ayant obtenu le Prix Un Certain Regard à Cannes, Yorgos Lanthimos, auteur grec singulier, touche à tout, de la mise en scène de pièces de théâtres à la réalisation de clips vidéos et de publicités en passant par la production, l’écriture, ou encore par la conception de la mise en scène des cérémonies d’ouverture et de clôture des jeux olympiques d’ Athènes en 2004, réalise avec Alps, son troisième long métrage.

A Labed 2

Doté d’un scénario des plus original et étonnant, Alps se présente comme un film à la fois sinistre et drôle, pouvant aller jusqu’à être étrangement dérangeant voir même effrayant par son apparence austère, son scénario glacial et sa mise en scène chirurgicale. Le scénario fascinant (coécrit avec Efthimis Filippou) réinvente un monde où tous nos repères sont mis à mal. Comme Canine, Alps repose sur une construction passionnante de création d’une réalité parallèle, différente de celle que l’on connaît car justement dénuée de tout réalisme. Une réalité surréaliste angoissante où l’absurde côtoie le morbide. Notre vision de la réalité est déviée. Les normes sociales, tout comme nos certitudes, volent en éclats. L’humour glacial, à l’image de son esthétique visuelle froide (couleurs blanches et bleutées) et l’imprévisibilité de l’histoire créent  une tension permanente chez le spectateur. Ce beau film étrange vient confirmer l’univers personnel d’un auteur atypique qui rappelle tout autant ceux de Michael Haneke et Robert Bresson que ceux de John Cassavetes où encore de Luis Buñuel. Mais à l’inverse de Canine où un père de famille bourgeoise séquestrait ses filles à domicile en les privant de tout contact avec la société et la civilisation (le monde extérieur) pour finir par en faire des « monstruosités » déshumanisées et que l’une d’elle se libérait de ces règles en faisant exploser ce cadre amoral, dans Alps, le personnage principal tente au contraire d’échapper à la réalité en s’immergeant dans des vies fictives.

Aris Servetalis

Sans jamais chercher à être explicatif, le film s’installe avec des scénettes étranges et déconcertantes qui laissent le spectateur dans le flou, face à ses propres idées et interprétations. Opaque au début, les pièces du puzzle s’assemblent et l’histoire se révèle progressivement au spectateur qui, une fois l’idée de cette perception décalée de la morale et de la réalité comprise et acceptée, plonge dans cet univers hypnotisant et oniriquement sombre.

La scène d’ouverture du film nous montre une gymnaste s’entraînant avec peine au son du célèbre « O Fortuna-Carmina Burana » de Carl Orff sous l’œil vigilant de son coach. Interprétée par Ariane Labed (compagne de Yorgos Lanthimos à la vie) que l’on a également pu voir à l’affiche d’Attenberg (2010) de Athina Rachel Tsangari (également productrice de Alps) dans le rôle de Marina qui lui a valu le Prix d’Interprétation Féminine au Festival de Venise, la gymnaste demande à son coach la permission de s’entraîner sur de la musique plus « Pop ». Ce dernier refuse argumentant qu’elle n’est pas encore prête…

Foisonnant d’allégories en écho à la situation actuelle de son pays mais aussi à celle du monde occidental, Yorgos Lanthimos délivre ici une véritable expérience de psychologie sociale, une recherche anthropologique, tout en en refusant paradoxalement mais brillamment toute explication didactique. Audacieux par son sujet et son scénario mais aussi par son traitement, sa mise en scène rigoureuse (scènes abruptes; cadres précis et longs plans fixes évocateurs), ce film furieux déstabilise et désoriente en questionnant sur la limite où se situe la frontière entre le jeu,  mais aussi le « je », et la « vraie vie ». L’Être et le paraître.

A trop vouloir paraître, on oublie d’être. Écrasé par la perversion du système auquel se réfère la société, l’être humain perd toute son individualité et donc par la même son humanité.

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Toute la question est là ! Particulièrement concernant l’infirmière, personnage principal de l’histoire, magnifiquement interprétée par Aggeliki Papoulia, déjà à l’affiche de Canine et également coproductrice de Alps, dont on ignore le véritable nom dans le film à l’instar de ses trois autres collègues.  Le fait qu’ils ne se désignent qu’à l’aide de pseudonymes de noms de montagnes des Alpes, souligne le sentiment de perte d’identité. Cette société au nom anodin fait référence au fait qu’une montagne peut en cacher une autre, mais jamais être remplacée ou échangée. Elle est dirigée par l’ambulancier, Mont-Blanc, qui domine et impose aux autres ses règles strictes avec violence. Afin de parfaire la vraisemblance dans leur travail d’interprétation, comme de vrais comédiens, ils vont jusqu’à se soucier de détails pouvant sembler anodins ou superficiels concernant les disparus.

Son analyse au scalpel va au-delà des rapports sociaux et psychologiques face à la disparition d’un proche. Au-delà du deuil, elle évoque également la condition des acteurs qui, lorsqu’ils se retrouvent privés de rôle à interpréter, ne se sentent plus désirés, se sentent vides de toute humanité, déshumanisés, et basculent dans la dépression. Elle évoque encore les rôles que nous interprétons tous quotidiennement dans la société (au travail, en famille ou encore avec nos amis) ainsi que les répercussions de ces derniers sur les autres en général et nos proches en particulier. Sommes-nous tous devenus identiques et interchangeables ? Jouons-nous tous des rôles au point d’oublier qui nous sommes réellement ? Sa vision apocalyptique de la Grèce et de sa société dénonce la perte d’humanité de notre monde, la perte de nos repères et de ce qui fait la spécificité de l’homme. Dans notre monde, il n’y a plus que des acteurs et des spectateurs de la vie, passifs et résignés. La société a tué l’individu. La vie n’est plus. Elle est devenue un spectacle pour certains, un terrain de jeu avec ses règles pour les autres. Véritable fable existentielle sur l’identité, l’apparence, la désincarnation de l’individu, la solitude, les faux-semblants, le sens de la vie et le deuil, Alps vient jouer et répondre avec les thèmes et les idées développés dans le sublime Holy Motors (2012) de Léos Carax.

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Cynique, donc, le film interroge sur la décence et la marchandisation du monde. Au premier abord, le film semble poser la simple question de la vie après la mort mais très vite il en arrive à inverser subtilement ce postulat pour nous demander en fait si il existe une mort après la vie. S’agit-il de tromper la mort où la vie ? Tromper la mort n’est-il pas tromper la vie ? Là où il est question pour les familles de tromper la mort, il s’agit pour les membres de Alps de tromper la vie. Afin d’obtenir un rôle, d’obtenir du travail, ou tout simplement afin de « vivre », ils sont dans l’attente d’un décès et ne vivent plus que par procuration dans un monde déshumanisé.

La société a créée des monstres qui, tels des charognards, vont profiter des faiblesses et de la détresse des autres afin de combler leurs propres manques et besoins. Ils vont piller les autres de leurs émotions. Sans âme, sans conscience ni affect, ces « monstres » ne vivraient-ils pas en Enfer ? Dans ce monde en crise, les sentiments et les émotions se marchandent.

Les acteurs et leurs personnages jouant des personnages (vertigineuse et brillante mise en abîme) ne sont plus que des corps sans « âme », sans conscience, sans personnalité. Ils sont vides de toute humanité et n’ont pas plus de vie en eux que les disparus qu’ils remplacent. Les personnes disparues ne sont plus et sont irremplaçables. Ce constat de la non acceptation de la mort renvoie inéluctablement à la question du (non)sens de la vie.

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Le choix de Yorgos Lanthimos de mettre particulièrement l’accent sur l’expérience du  personnage de l’infirmière, Mont Rose, s’explique par le fait que cette dernière est à un moment de « rupture » dans l’histoire. Elle bascule. Son reste de conscience et d’humanité en elle vont la conduire à la folie. A force de jouer des rôles, elle n’a plus de vie propre. A trop vouloir paraître, elle a oublié d’être. Atteinte de troubles de la personnalité, elle ne distingue plus la fiction de la réalité. Ses vies fictives l’emportent sur sa vie réelle devenue inexistante.

Déshumanisée, perdue, sans repère ni morale, son personnage reflète notre société. Le réalisateur traite le social par l’individu. La crise identitaire de l’infirmière traduit les troubles identitaires de la société, la schizophrénie sociale actuelle. Le monde est devenu fou et c’est cette folie qui le et nous dirige aujourd’hui.

Dans la dernière scène du film, on retrouve notre gymnaste qui s’entraîne. Elle est toujours sujette à l’observation professionnelle de son coach mais cette fois elle a le sourire. Elle danse et effectue ses figures avec plaisir et grâce au son du célèbre et emblématique titre de Gershon Kingsley : Popcorn. Elle EST heureuse !

Steve Le Nedelec

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Alps a remporté le Prix Osella du Meilleur Scénario à la Mostra de Venise 2011 ainsi que le Prix du Meilleur Film au Festival du Film de Sydney 2012.

Alps (Αλπεις Alpis) un film de Yorgos Lanthimos, avec Aggeliki Papoulia, Ariane Labed, Aris Servetalis, Johnny Vekris, Stavros Psyllakis, Efthymis Filipou, Eftihia Stefanidou, Constantina Papoulia, Sotiris Papastamatiou, Tina Papanikolaou. Scénario : Yorgos Lanthimos & Efthymis Filippou. Photo : Christos Voudouris. Décors : Anna Georgiadou. Costumes : Thanos Papastergiou. Montage : Yorgos Mavropsaridis. Producteurs : Athina Rachel Tsangari &  Yorgos Lanthimos. Production : Haos Film – ERT Télévision – Avion Films – Hellenic Radio & Television – Faliro House Productions – Maharaja Films – Nova – Cactus Three – Marni Film – Feelgood Entertainment. Grèce. 2011. 93 mn. Dolby. Première à la Mostra de Venise, le 3 septembre 2011. Distribution (France) : A3 Distribution (27 mars 2013).