13 cauchemars de la Hammer

L’horreur, le fantastique et la science-fiction sont indissociables d’un nom : la Hammer Film. Entre 1955 et 1970, la célèbre société britannique ressuscite sur les écrans Dracula, Frankenstein, le loup-garou, la momie, Jack l’Éventreur et bien d’autres figures du mythe – et ce pour la première fois dans des couleurs éclatantes qui marqueront durablement l’imaginaire du public. Cette esthétique flamboyante, couplée à une approche à la fois populaire et audacieuse du genre, forge une renommée qui perdure encore aujourd’hui, jusqu’à faire de la Hammer une véritable « marque » mythique.

Pourtant, la Hammer n’est pas née dans les années 1950. Ses origines remontent plus loin : elle est fondée en 1934 par William Hinds, acteur de variété connu sous le pseudonyme de Will Hammer. L’année suivante, il s’associe au propriétaire d’une petite chaîne de cinémas, Enrique Carreras (un immigré espagnol), pour créer une société de distribution, Exclusive Films. Pour sa deuxième production, la Hammer engage une véritable vedette hollywoodienne : Bela Lugosi, l’inoubliable Dracula de l’Universal. Il tient le rôle principal dans The Mystery of the Mary Celeste (également connu sous le titre The Phantom Ship), un récit de revenant maritime inspiré de la célèbre énigme nautique. Durant deux ans, la Hammer produit cinq films — de petites comédies musicales et des polars — distribués par Exclusive Films. Mais, à la fin de 1936, la société est mise en sommeil afin que ses fondateurs puissent se consacrer pleinement aux activités de distribution et d’exploitation.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, William Hinds et Enrique Carreras décident de relancer la production. Ils confient alors la direction de la Hammer à leurs fils, James Carreras et Anthony Hinds, après que ceux-ci ont fait leurs armes dans le secteur de la distribution. Hammer Film Productions Limited produit alors de petits films — souvent de moins d’une heure — destinés aux doubles programmes, une pratique courante à l’époque. James Carreras privilégie les adaptations cinématographiques de pièces radiophoniques policières de la BBC, réalisées avec des budgets modestes. Pour leurs tournages, la Hammer loue divers studios avant de s’installer en 1948 à Bray, où la firme demeurera jusqu’en 1968. Un tournant stratégique s’opère au début des années 1950, lorsque la Hammer s’engouffre dans une brèche du marché américain qui lui permet de fournir de petits films de série B. Abandonnant progressivement la production de polars, la firme se tourne vers la science-fiction, portée par le succès de modestes productions comme Destination Lune (Destination Moon).

Mais une nouvelle difficulté survient : la production britannique ralentit, la concurrence de la télévision se fait de plus en plus sentir, et le partenaire américain de la Hammer ne renouvelle pas son association. Les films de complément — les fameux supporting features — sont voués à disparaître. Pour survivre financièrement, la Hammer doit impérativement se réinventer. La chance lui sourit. Le Monstre (The Quatermass Experiment, 1955), adaptation d’un feuilleton télévisé écrit par Nigel Kneale et réalisée par Val Guest, rencontre un succès considérable. Ce triomphe marque le début d’une nouvelle ère pour le studio. La Hammer produit immédiatement une série de films de science-fiction dont une suite de leur triomphe avec La Marque (Quatermass II, 1957). La Hammer produira toujours des films de SF avec quelques classiques comme Les Damnés (The Damned) que réalise l’américain en exil pour cause de maccarthysme, Joseph Losey, en 1961.

En 1957, le roman de Mary Shelley, Frankenstein, tombe dans le domaine public. La Hammer lance alors la production d’une nouvelle adaptation, sérieuse et ambitieuse, du célèbre mythe. Le pari est audacieux : le personnage a déjà connu une période de gloire à l’Universal, notamment grâce aux chefs-d’œuvre de James Whale avec Boris Karloff dans le rôle de la créature. Mais, au fil du temps, l’attrait du monstre s’est émoussé, cantonné à des productions parodiques ou routinières. Hinds et Carreras confient à Jimmy Sangster l’écriture de cette nouvelle version, tandis que la réalisation est confiée à Terence Fisher, déjà familier de la maison. Pour incarner le duo central, la Hammer réunit Peter Cushing dans le rôle du docteur Frankenstein et Christopher Lee dans celui de la créature. Tous deux deviendront des figures essentielles du studio. Autre rupture décisive : la Hammer abandonne le noir et blanc pour tourner en couleur, donnant au film une violence visuelle et une intensité gothique totalement inédites. Frankenstein s’est échappé (The Curse of Frankenstein) s’impose comme une réussite éclatante, couronnée par un succès international qui marque un tournant majeur dans l’histoire du studio.

La Hammer signe ensuite un accord avec Universal pour proposer une nouvelle relecture de Dracula. Terence Fisher transcende le film de vampire avec Le Cauchemar de Dracula (Horror of Dracula, 1958). Christopher Lee y éclipse jusqu’au souvenir de Bela Lugosi : il impose un comte Dracula d’une sauvagerie inédite, habité d’une puissance érotique qui renouvelle totalement le mythe. Le succès foudroyant du film permet à la Hammer de lancer plusieurs productions mettant en scène d’autres monstres issus du catalogue Universal. Cela n’empêche pas la firme de collaborer simultanément avec la Columbia ou la Warner Bros. Forte d’une équipe exceptionnelle — réalisateurs comme Terence Fisher, Roy Ward Baker, John Gilling, Don Sharp ou Freddie Francis ; acteurs de grande classe tels que Peter Cushing, Christopher Lee ou Oliver Reed ; une galerie d’actrices iconiques, d’Ingrid Pitt, Martine Beswick, Raquel Welch à Nastassja Kinski ; des scénaristes inspirés comme Jimmy Sangster ou Anthony Hinds (sous le pseudonyme de John Elder) ; et des techniciens remarquables — la Hammer devient la véritable marque de fabrique d’une « usine à cauchemars ». Le gothique et l’érotisme s’y mêlent avec une audace rare, pour le plus grand bonheur des spectateurs.

La critique de l’époque vilipende ces films jugés malsains, à l’exception de quelques revues spécialisées comme Midi-Minuit Fantastique ou Positif, qui reconnaissent immédiatement l’originalité et la puissance visuelle du studio. Le style Hammer exerce pourtant une influence considérable sur le cinéma fantastique mondial. Dès les années 1960, Roman Polanski lui rend hommage avec Le Bal des Vampires (The Fearless Vampire Killers / Dance of the Vampires, 1967), pastiche élégant et amoureux des productions gothiques de la firme.

Au tournant des années 1970, le cinéma d’horreur évolue, porté par un mouvement général de libération des mœurs. La Hammer se modernise, actualise Dracula et propose une approche différente du fantastique. L’horreur s’y teinte d’un érotisme plus explicite : Carmilla de Sheridan Le Fanu ou la légende sanglante d’Elizabeth Bathory inspirent plusieurs films marquants. L’apparition de scènes de nudité accompagne cette évolution, permettant à la Hammer de prolonger son identité tout en la renouvelant avec une inventivité et une efficacité intactes. L’immense succès de L’Exorciste (The Exorcist, 1973) de William Friedkin va rabattre les cartes. La Hammer accuse le coup, le gothique passe de mode et Dracula est repris dans des productions parodiques en attendant des jours meilleurs. Parallèlement, une nouvelle génération de cinéastes — de George Romero à Tobe Hooper en passant par Wes Craven — impose un cinéma d’horreur plus cru, plus politique, plus directement ancré dans la violence contemporaine dans la contestation à la guerre du Vietnam. Face à ces mutations profondes, le style gothique de la Hammer, aussi somptueux soit-il, commence à apparaître comme un vestige d’un monde ancien. Certaines réussites émergent de la Hammer, mais l’équilibre financier devient fragile. Les grandes vedettes historiques — Cushing, Lee — tournent dans de petites productions à travers le monde. Les budgets diminuent d’année en année. En 1976, la Hammer cesse de produire des films pour le cinéma et tente une reconversion dans la télévision, notamment avec Hammer House of Horror (1980), une série qui perpétue brièvement son héritage.

Il faudra attendre les années 2000 pour que le nom « Hammer » resurgisse, racheté et porté par une nouvelle équipe souhaitant réactiver le prestige de la marque. Si les productions contemporaines — La Dame en noir (The Woman in Black, 2012) — renouent en partie avec une sensibilité classique, c’est surtout l’aura mythique de la Hammer d’origine qui continue d’illuminer l’histoire du fantastique. Ses drapés de velours rouge, ses châteaux embrumés, ses couleurs sanglantes et son mélange unique de terreur et de sensualité ont façonné l’imaginaire de générations de spectateurs. Plus qu’un studio, la Hammer demeure un symbole : celui d’un cinéma artisanal, inventif, gothique et audacieux, qui a su transformer de modestes budgets en visions inoubliables. La Hammer est l’objet d’un culte cinéphilie avec ses milliers de fans cumulant des millions de pages sur les blogs, réseaux sociaux, magazines…

Éléphant Films a eu l’excellente idée de réunir treize films de la Hammer dans un coffret qui offre un véritable panorama de l’âge d’or du studio. On y retrouve les grandes signatures qui ont façonné l’esthétique de la firme : Terence Fisher (3 films), Freddie Francis (3 films), Peter Sasdy (2 films), mais aussi John Gilling, Don Sharp, Peter Graham Scott, John Hough, Robert Young… et, bien sûr, les immenses Christopher Lee et Peter Cushing, visages indissociables du mythe Hammer. L’éditeur propose de redécouvrir ces treize merveilles dans de superbes versions restaurées en haute définition. Chaque film est accompagné d’une présentation signée Alain Schlockoff (critique et fondateur de L’Écran fantastique) ou Nicolas Stanzick (auteur de Dans les griffes de la Hammer), deux spécialistes incontournables du studio. Un coffret indispensable pour tous les amoureux — et les curieux — d’un studio magique qui n’a jamais cessé d’enflammer l’imagination.

Les films du coffret 13 cauchemars de la Hammer : Les maîtresses de Dracula de Terence Fisher avec Peter Cushing et Yvonne Monlaur – 1960 / La Nuit du loup-garou de Terence Fisher avec Oliver Reed – 1961 / Le Spectre du chat de John Gilling avec André Morell et Barbara Shelley -1961 / Le fascinant Capitaine Clegg de Peter Graham Scott avec Peter Cushing, Oliver Reed– 1962 / Le fantôme de l’Opéra de Terence Fisher avec Herbert Lom et Heather Sears – 1962 / Paranoiac de Freddie Francis avec Janette Scott et Oliver Reed – 1963 / Le Baiser du Vampire de Don Sharp avec Clifford Evans et Edward de Souza – 1963 / Meurtre par procuration de Freddie Francis avec David Knight et Moira Redmond – 1964 / L’Empreinte de Frankenstein de Freddie Francis avec Peter Cushing – 1964 / Comtesse Dracula de Peter Sasdy avec Ingrid Pitt et Nigel Green – 1971 / La fille de Jack l’éventreur de Peter Sasdy avec Eric Porter – 1971 / Les sévices de Dracula de John Hough avec Peter Cushing, Mary et Madeleine Collinson – 1971 / Le cirque des Vampires de Robert Young avec Adrienne Corri, Anthony Higgins – 1972 – 13 cauchemars de la Hammer, une édition Éléphant Films.