11 minutes – Jerzy Skolimowski

Un couple se dispute. Elle doit partir. Anna Hellman (Paulina Chapko) est actrice et a rendez-vous à 17 heures avec Richard Martin (Richard Dormer), un réalisateur. Il la reçoit dans la chambre qu’il occupe dans un hôtel froid et moderne dans un quartier d’affaires. Martin réalise des films érotico-pornographiques, ce qui met le mari d’Anna (Wojciech Mecwaldowski) dans tous ses états. Autour d’eux, la vie quotidienne d’hommes et de femmes qui vont s’entrecroiser l’espace de 11 minutes…

En 1991, Jerzy Skolimowski s’était accordé une pause après deux échecs artistiques (et publics) Ferdydurke d’après Witold Gombrowicz et Les Eaux printanières d’après Ivan Tourgueniev. L’auteur de Deep End pensait alors revenir au cinéma après deux ou trois années le temps de se « réinventer ». Skolomowski, qui avait si bien su saisir l’air du temps et croquer ses contemporains dans ses œuvres, s’était perdu dans ses adaptations. Il se consacre alors à la peinture et les années passent… il fait de rares apparitions au cinéma dans de petits rôles entre autres dans Mars Attacks ! de Tim Burton en 1996. Mais c’est véritablement avec David Cronenberg qu’il reprend goût au cinéma. Acteur dans l’extraordinaire Les Promesses de l’ombre (Eastern Promises, 2007), Skolimowski trouve la vision du cinéaste canadien, mêlant cinéma de genre, interrogation sur la société à partir de ses personnages, une nouvelle source d’inspiration qui sera le déclic pour le redémarrage de sa propre carrière de réalisateur. Skolimowski repasse à 70 ans derrière la caméra pour Quatre nuits avec Anna (Cztery noce z Anna, 2008) dix-sept ans après son dernier film. L’impressionnant Essential Killing (2010) avec Vincent Gallo confirme que Skolimowski a retrouvé son regard acerbe sur la société.

11 minutes est une réussite, du cinéma total. Skolimowski y fait preuve d’une maîtrise absolue du temps et de l’espace. Le temps, ce sont les 11 minutes entre 17h et 17h11, Skolimovski triche un peu avec son prologue qui introduit de manière intelligente les premiers personnages. L’action n’est pas en temps réel comme ce qui va suivre mais une succession d’images enregistrées par des téléphones portables, des souvenirs numériques de l’intimité d’un couple et d’autres de caméras de télésurveillances, impersonnelles et incompréhensibles. L’espace, une place, la place Grybowski à Varsovie, mais cela pourrait être n’importe où en Europe tant son histoire et les sentiments qui s’y déploient sont universels.

Skolimowski s’ouvre sur d’incroyables perspectives en narrant 11 minutes de la vie de personnes qui vont s’entrecroiser. Le mari, jaloux maladif, ultra macho, devant la porte de la chambre du réalisateur qui caste sa femme, pète totalement les plombs. A sa femme, il ne laisse aucune liberté et ne conçoit même pas qu’elle puisse user de son libre arbitre. A l’intérieur de la chambre, le réalisateur est, et ce n’est pas une surprise, un manipulateur. Tout est en place pour « tester » la jeune postulante.  Dans la rue, un ex-professeur vend des hot-dogs, il a en point de mire le futur mariage de son fils. Une longue journée de travail se termine pour lui. Il sert quelques nonnes en leur racontant sa sempiternelle histoire du record du monde du plus long hot-dog. Mais une étudiante va lui rappeler un passer trouble, duquel nous ne saurons rien de plus. Dans un vieil immeuble, une équipe d’auxiliaires médicaux interviennent dans des conditions difficiles auprès d’un couple « destroy ». Un jeune tente un hold-up chez un prêteur sur gages. Un laveur de carreaux, durant sa pause, visionne avec sa copine une sex tape, avec des perspectives de chantage.

Une réalité de tous les jours se dégage des moments que saisit Skolimowski, nous avons l’impression de les avoir vécus en passant dans la rue. Toutes les actions mises en place s’agencent parfaitement. Skolimowski change de point de vue avec une incroyable aisance donnant même celui d’un chien en laisse. Au fur et à mesure que se dessine autour de la place un monde en perdition nous sommes saisis d’effroi. Sous les apparences d’un ordonné, régi par les lois du marché, c’est le désordre, le règne des sentiments violents, la perte des repères moraux les plus élémentaires. Si l’argent est absent visuellement, il a contaminé l’ensemble de la société, des individus. Une des images les plus fortes du film est la découverte du suicide par pendaison du prêteur sur gages. Le monde va mal, la civilisation est au bord de l’abîme, la chute est inéluctable.

Comment comprendre une image sans aller vers l’individu nous dit Skolimowski. Dans une admirable séquence, dans une salle de contrôle, un agent ne remarque sur un écran qu’un point noir, des milliers d’images qu’il a sous les yeux, la seule chose qui l’intrigue est un pixel mort !

Jerzy Skolimowski avait débuté avec Signe particulier : néant dans un XXe siècle en quête de liberté, cinquante ans plus tard 11 minutes pourrait être sous-titré Signe particulier : le chaos.

Fernand Garcia

11 minutes (11 minut), un film de Jerzy Skolimowski avec Richard Dormer, Paulina Chapko, Wojciech Mecwaldowski, Andrzej Chyra, Dawid Ogrodnik, Agata Buzek, Jan Nowicki, Anna Maria Buczek… Scénario : Jerzy Skolimowski. Image : Mikolaj Lebkowski. Décors : Joanna Kaczzynska, Wojciech Zogala. Costumes : Kalina Lach. Montage : Agnieszka Glinska. Musique : Pawel Mykietyn. Producteurs executifs : Jeremy Thomas, Ed Guiney, Andrew Lowe, Marek Zydowicz. Producteurs : Jerzy Skolimowski, Ewa Piaskoska. Production : Element Pictures – Skopia Film – RPC – HanWay Films – HBO Europe – TVP – Polish Film Institut – Irish Film Board. Distribution (France) : Zootrope Films (Sortie le 19 avril 2017). Pologne – Ireland. 2015. 82 mn. Couleur. Format image : 2.35 :1. Son : 5.1. DCP. Tous Publics. Sélection : Mostra de Venise, 2015. Tiff 40, 2015. BFI London Film Festival, 2015.