Venez voir – Jonás Trueba

Après Toutes les chansons parlent de moi (2010), premier film de 104 minutes de Jonás Trueba, nominé dans la catégorie « Meilleur nouveau réalisateur » au festival de Goyas, Eva en août (2019) 2h05, plébiscité par la presse, une euphorie estivale douce et charmante, mais le sujet finit par s’ennuyer car elle s’étire en longueur, et Qui l’empêche (2021) :  l’histoire d’une jeunesse engagée insouciante mais frappée par la crise sanitaire, le sujet du film est noyé par le nombre de protagonistes et surtout par sa durée (3H40 !), il semblerait que le cinéaste et scénariste Jonás Trueba, né en 1981 à Madrid en Espagne, ait eu besoin d’une pause, et cette pause s’est présentée sous la forme d’une esquisse cinématographique qui, sous ses allures légères et sa courte durée (64 minutes) cache une réflexion lucide et douloureuse sur le déracinement et l’égarement de sa génération.

Au fil des années, le très indépendant Jonás Trueba a peu à peu façonné sa carrière en résistant et surtout en défendant son regard presque en voie de disparition dans le cinéma en Occident et notamment à Hollywood. Chacune de ses œuvres rime d’une certaine manière avec la précédente, comme si elles étaient toutes liées, bien que chacune d’elles ait sa propre identité.

Venez Voir qui, après sa première le 17 juin à l’Atalante, était en compétition au Festival de Karlovy Vary en République Tchèque, début juillet 2022.

Le nouveau film de Trueba commence lors d’un concert « post-pandémique » qui privilégie les élisions elliptiques à un récit covid traditionnel, avec quatre amis assistant à un café-spectacle tourné à l’Académie de Santiago Racaj. Durant les premières minutes, la caméra se pose sur chacun d’eux, contemplant leurs gestes et leurs attitudes. Trueba permet à l’intégralité du morceau de musique de jouer, occupant près de 10 minutes d’exécution avec les titres d’ouverture apparaissant à l’écran accompagnés de la même musique au moment où le générique commence et finit. Le cinéaste laisse ensuite jouer la pièce suivante de Dominguez intitulée Limbo, une composition péri-pandémique, s’attardant tour à tour sur les visages en gros plan des quatre personnages du film.

Deux couples de trentenaires : d’un côté, Elena et Daniel (Itsaso Arana et Vito Sanz), qui restent à Madrid. De l’autre, Susana (Irene Escolar) et Guillermo (Francesco Carril) également vu dans le film KVIFF Ramona. Ces derniers ont déménagé dans une petite ville rurale et sont revenus à Madrid pour voir leurs amis lors d’un concert de piano. Susana et Guillermo annoncent la grossesse de Susana et invitent leurs amis à visiter leur nouvelle maison, ce dont ils ne sont pas exactement convaincus non plus : C’est à seulement une demi-heure de train, leur rappellent-ils. S’agit-il ici de vouloir conserver leurs amitiés avec Elena et Daniel qui ont pu être plus proches dans le passé ?  Elena et surtout Daniel mécontents de cette invitation ne voulant pas vraiment faire le déplacement à la campagne. Au cours de leur conversation, nous en venons à comprendre que leur amitié remonte au loin, même s’ils se voyaient moins depuis peu à cause de la pandémie mais aussi parce que Guillermo et Susana ont récemment déménagé de Madrid pour la campagne à proximité.

Plus tard, de retour dans leur appartement, lisant au lit, Elena et Daniel débattent des avantages et des inconvénients de rendre visite à leurs amis. Daniel, un artiste, suggère grincheux que l’insistance de Guillermo et Susana à les inviter est en fait une réprimande codée pour ne pas avoir fait les mêmes choix d’étape de vie qu’eux.

Elena et Daniel résistent pendant six mois puis cèdent finalement et prennent le train pendant que la chanson de Bill Callahan « Let’s Move to the Country » joue. Le film se construit à travers quelques conversations animées, dans une maison à la fois confortable et confinée. Les deux couples écoutent de la musique, parlent, lisent, jouent au ping-pong, transmettant des sentiments existentiels et humoristiques. On leur montre autour de la maison relativement somptueuse et ensoleillée, les plaisirs de la campagne sont au rendez-vous, mais les inconvénients aussi, que l’on perçoit à travers les conversations des couples qui se poursuivent au cours d’un déjeuner, et d’une balade.

Ce film ressemble un peu au cinéma de Hong Sang Soo, de Philippe Garrel ou Maurice Pialat mais surtout d’Éric Rohmer, l’icône de la nouvelle vague dont Trueba est fan, notamment de son film de 1986, Le Rayon vert, où tous les personnages doivent verbaliser, doutes ou lacunes et où des bourgeois sont mis en scène se promenant au soleil parlant d’art et d’éthique.

Venez voir coïncide également avec deux films espagnols, Las Gentiles de Santi Amodeo qui raconte le quotidien d’Ana et de Corrales, deux jeunes filles de 17 ans qui partagent tous les aspects de leur vie sur les réseaux sociaux, où réalité et fantaisie sont souvent confondus et Nous ne nous tuerons pas avec un pistolet de María Ripoll. Jonás Trueba, autocritique traite plus ou moins du même thème mais d’une autre manière. Au fil du temps, Jonás Trueba a appris à « dire entre les lignes » et dans ce film, plus que dans tout autre de sa carrière, ce qui est dit a autant de sens que ce qui n’est pas dit. Souvent le non dit s’exprime à travers le regard.

Trueba avait la capacité de capter une atmosphère de la pandémie que d’une manière ou d’une autre nous avons tous plus ou moins ressentie durant cette période : celle de l’étrangeté, celle d’un certain vide existentiel et d’une désorientation vers le présent et l’avenir et comment nous nous sommes parfois repliés inconsciemment, essayant de reconstruire ou non notre propre identité.

Quelques questions posées dans Venez Voir qui ressemblent à la philosophie bien décrite par Abbas Kiarostami dans son film Le goût de la cerise : Qu’est-ce qui lie tant Elena et surtout Daniel à Madrid, et à quel prix seraient-ils prêts à quitter la capitale ? Guillermo et Susana seront-ils heureux dans leur nouvelle vie à la campagne ? Chacun d’eux parviendra-t-il à vaincre le déracinement de tout citadin ? Les deux couples mettent sur la table des problèmes et des conflits qui souvent nous tourmentent : Suis-je content de la vie que je mène, et surtout la vie de l’autre est-elle bien meilleure ? Pourquoi existons-nous ? Avons-nous essayé de trouver des réponses ? Oui. Avons-nous réussi ? Pas vraiment. Jusqu’à présent, nous fermons les yeux sur le fait que nous mourrons un jour et tout ce que nous avons fait sera oublié. Ainsi, tout ce, à quoi nous aspirons, « la belle vie », n’est pas permanent. Mais nous avons besoin d’une raison de vivre.

Le scénario a été travaillé en atelier avec ses quatre acteurs qui semblent être des amis. C’est peut-être le produit de l’improvisation et non d’un scénario prémédité, et où l’humour, l’ironie, la sensibilité et la complicité entre le cinéaste, l’équipe du film et les acteurs ne sont pas absents.

L’histoire empathique est accompagnée de poèmes d’Olvido García Valdés et de réflexions du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Elena insiste pour lire certaines pages du livre qui l’excitent : « You Must Change Your Life » de Peter Sloterdijk, qui parle des incohérences et des réflexions humaines et où il développe une théorie générale de « l’anthropotechnique », qui tente de prouver qu’il n’y a jamais eu vraiment une religion, juste des communautés d’animaux pratiquants qui cherchent à s’élever au-dessus d’eux-mêmes et le reste de l’humanité qui se contente d’une vie de base. Sloterdijk s’est fortement inspiré du stoïcisme, du bouddhisme, de Nietzsche, de Heidegger, de Wittgenstein, de Foucault et d’artistes, poètes et scientifiques de toutes cultures et histoires.

Les personnages du film semblent-ils saisir ou non les complexités politiques et philosophiques de Peter Sloterdijk qu’Elena leur impose en réagissant par leurs regards en coin, leur amusement refoulé, leur tolérance affectueuse ?

Venez voir est un petit bijou et un travail sur la complicité qui peut ou non se perdre entre les personnages du film, sur deux modes de vie différents, sur le lâcher-prise, sur l’ambition et l’insignifiance et surtout sur l’existence.

Il se termine par une agréable déambulation mêlant fiction et documentaire, réalité et rêve, favorisant l’identification entre l’auteur, l’équipe du film, les acteurs et leurs personnages, comme s’ils vivaient tous piégés comme nous tous dans le même syndrome d’imposteur du bonheur et partageaient les mêmes incertitudes quant à leur place et leur existence dans un monde de plus en plus complexe  : des théories du complot marginales sont intégrées ou de nombreux citoyens ne croient pas que la pandémie ou le changement climatique sont mortels. Le film essaie indirectement de nous dire que : Si une grande partie du monde semble incompréhensible, c’est parce qu’il est incompréhensible. Nos vies reposent précairement sur des systèmes devenus si complexes, et nous avons tellement cédé aux technologies et aux acteurs autonomes que personne ne les comprend parfaitement. Nous avons tout simplement perdu le contrôle.

Mais Venez Voir sollicite avant tout la collaboration du spectateur qui doit répondre à ces questions là où il n’y a pas de réponses mais de nombreuses questions.

Norma Marcos

Venez voir (Teneis que venir a verla), un film deJonás Trueba avec Itsaso Arana, Vito Sanz, Irene Escolar, Francesco Carril… Scénario : Jonás Trueba. Image : Santiago Racaj. Décors : Miguel Angel Rebollo. Montage : Marta Velasco. Producteurs Javier Lafuente & Jonás Trueba. Production : Los Ilusos Films. Distribution (France) : Arizona distribution (Sortie le 4 janvier 2023). Espagne. 2022. 64 minutes. Format image : 1.37 :1. Son : 5.1. Tous Publics. Prix Spécial du Jury – Karlovy Vary 2022. Festival International de la Rochelle, 2022. Cinespana Toulouse 2020 – Meilleure réalisation. Tous Publics.