Profondeur de champ bergmanienne – profondeur intellectuelle ?

Le cinéma d’Ingmar Bergman est souvent qualifié d’intellectuel, celui qui nous fait réfléchir, celui qui ne nous laisse pas indifférent intellectuellement vis-à-vis des images. Ces œuvres sont dépouillées de toutes les fioritures formelles (mouvements de grue, Louma, travelling, Steadycam, etc.) du cinéma de blockbusters d’aujourd’hui qui peuvent être considérées comme superficielles ou trop maniérées. « Le travelling est une affaire de morale » dit Godard. Pourtant Bergman emploie ses propres formes toutes simples mais d’une richesse significative enviée par tout réalisateur.

 Ingmar Bergman a travaillé beaucoup dans et pour le théâtre. Il est un formidable directeur d’acteurs et metteur en scène. Sa mise en scène est imprégnée d’esthétique théâtrale et de force dramatique qui paradoxalement ne réduisent pas la valeur de la cinématographie mais au contraire donnent du sens et de la tension. Une des figures qui est purement scénique cinématographique ou picturale utilisée et convergeant avec la mise en scène de théâtre est la profondeur de champ, appelée perspective dans la peinture[1]. C’est l’étendue d’une zone de netteté en perspective dans toute l’image[2]. Techniquement cet effet-là demande beaucoup de lumière et est obtenu par une courte focale de la caméra.

La profondeur de champ chez Bergman n’est pas utilisée de la même manière que celle de Renoir ou Welles. Pour Jean Renoir, c’est l’occasion de montrer la vie telle quelle est avec les sorties et entrées de champ de ses personnages en donnant chacun ses raisons. Orson Welles utilise la profondeur de champ pour les rapports de force entre les personnages et pour amplifier la menace physique ou psychologique.

La profondeur de champ est une occasion de mettre une tension existentielle entre ses protagonistes pour souligner la charge intellectuelle qui pèse sur chacun d’eux. On pourrait définir la mise en scène bergmanienne dans la logique de deux aimants qui s’attirent et se repoussent : en allant du gros plan au plan d’ensemble qui est souvent en profondeur. Une des règles du jeu théâtral exige la distance pour parler au spectateur de la grandeur des sentiments : par exemple, plus les comédiens sont loin l’un de l’autre plus leur amour est grand.

À travers les images empruntées des films d’Ingmar Bergman, je vais exposer les enjeux esthétiques et ceux qui produisent le sens, évoqués par l’utilisation de la figure cinématographique choisie en opposant la forme et la perception.

En 1963 Bergman a déjà un bagage solide de réalisateur et met en scène Le silence, l’histoire de deux sœurs qui rentrent en Suède après un voyage. À cause de la maladie d’Ester, elles s’arrêtent dans l’hôtel d’une ville inconnue quelque part en Europe de l’Est. Anna et son fils Johan attendent qu’elle  aille mieux pour repartir. Ester les incite à partir sans elle.

Dans ce plan (Time code : 51’06’’) Ester en plan américain écoute avec nostalgie un air de J. S. Bach. Anna envoie son fils pour lui emprunter des cigarettes. Ester, sans se retourner, indique l’emplacement du paquet. Anna demande la provenance de  la musique et semble l’apprécier. Ester répond et éteint la radio. Tous ceci en un seul plan.

Ester exhibée par son émotion occupe presque toute la partie gauche de l’image. Elle a la tête penchée, pensive, désespérée comme si elle regardait sa vie derrière elle. Anna est au fond de l’image à droite : bien assise, droite, entourée par le cadre de la porte carré, comme si elle n’éprouvait aucune compassion envers sa sœur. Johan, le lien entre les deux sœurs, est au milieu et imite la posture de sa mère. Les deux sœurs se parlent mais ne se regardent pas, elles sont proches mais une vraie distance les sépare. La distance entre la vie et la mort, car Ester est lésée de tous les plaisirs de ce monde dont peut jouir Anna. Le seul plaisir qui lui reste – la musique de Bach – est approprié par sa sœur, car elle trouve ceci « joli ». Elles se détestent mais en même temps sont jalouses l’une de l’autre : Ester lui envie sa sensualité, Anna souffre de manque d’autorité et de connaissances (Ester est traductrice). Ensuite le plan suivant reprend la même composition, symétrique à celui d’Ester, quand Anna veut sortir, une minute après dans la diégèse.

Ester lui reproche de ne pas avoir de conscience. Après avoir fermé la porte, Anna s’assoit dans le champ de vision d’Ester qui lui porte un regard de mépris satisfait parce qu’elle l’avait empêchée de sortir. Maintenant c’est elle qui est à l’exposition de notre regard du côté droit de l’image.

 Dans son regard aux yeux entrouverts, on voit toute la charge de mauvaise conscience, de fatigue et d’injustice portée. Cette image respire l’ambiance tendue de la scène. Mais le réalisateur ne se contente pas de la composition du plan et de la mise en scène, il introduit une tension en alternant les plans de valeurs opposées : plan général – gros plan, plan avec une grande profondeur de champ – plan avec une petite profondeur.

Ce type de montage était pratiqué et mis en théorie par Eisenstein, qui affirme la force dialectique des plans. La force de pression ici est exprimée par deux grosseurs différentes (plan américain et plan d’ensemble) en un seul plan. Il y a un déséquilibre corporel qui souligne la fragilité d’équilibre émotionnel. Anna est montée sur l’échafaud de sa sœur.

Un autre type de montage au sens large employant la profondeur de champ, et d’ailleurs une figure récurrente dans les films de Bergman, est introduit dans L’attente des femmes réalisé en 1952. C’est le miroir, dispositif souvent utilisé dans la cinématographie bergmanienne qui permet d’incruster de différentes valeurs de plan dans une seule image.

Pendant que les hommes travaillent, les femmes préparent le dîner et se racontent en toute franchise leur histoire de couple. Rakel reste toute seule dans une grande maison quand son mari est parti. Kaj, son ami d’enfance qui est aussi marié, lui rend visite et essaie de la séduire. Tous les deux languissent leur premier amour. Ce plan dure 3 minutes 18 secondes avec très légers décadrages et un mouvement panoramique à la fin du plan. Le découpage est finement « mis en scène » en utilisant le dispositif du miroir pendant la durée du plan. Pourtant le miroir n’est pas là seulement pour faciliter la solution esthétique. Le miroir est là pour aider Rakel à mettre son « masque » – c’est une table de maquillage – et en même temps à la démasquer puisque Kaj nous révèle leur émotion secrète, réminiscence de leur enfance.

Le miroir souligne la double face de Rakel, son hésitation et l’infidélité des deux à leurs parts respectives. Au début du plan on voit Rakel devant son miroir. Kaj apparaît au fond de l’image cadré par le miroir et la porte. Il s’approche de Rakel  et dédouble le couple par sa présence à côté de Rakel et dans le reflet du miroir.

Cette proximité (plan très serré) est  insupportable et oblige Rakel de se lever et bousculer de l’autre côté du miroir – le côté de souvenirs plaisants, où revenir devient possible – où ils sont tous les deux qu’un reflet du miroir sans amorce. Quand le jeu de flou et netteté, de reflet et corps réel est terminé, quand la tension atteint son point culminant, on pénètre dans la réalité des passions amoureuses des deux pôles d’attirement.

Le miroir peut être employé dans un autre dispositif formel avec la profondeur de champ beaucoup moins important sans les lignes de fuite. À travers le miroir (1961) possède qu’un seul plan de miroir quand Karin doit choisir entre le côté de la folie et le côté de la raison, entre l’amour pour son mari et de l’oublie dans le mutisme de son monde imaginaire.

Karin et son mari  Martin se parlent en champ contre champ, mais Karin est en contre champ d’elle-même, elle est face à elle-même dans une forme bizarroïde du cadre du miroir apte à se transformer à n’importe quel moment.

La schizophrénie du personnage est déjà visible dans ce plan-là qui demande de la rigueur exceptionnelle dans son exécution.

Il fait nuit. Hors, pour avoir de la profondeur de champ, il faut de la lumière. Le directeur photo (Sven Nykvist) choisit d’éclairer juste l’œil de Karin en frôlant la joue de Martin légèrement humidifié par la sueur. Karin est réveillée par les cris des mouettes qui suscitent son inquiétude sur sa maladie incurable. Elle fait partie intégrante de son mari mais son regard la conduit hors champ où elle entend des voix, le monde des dieux qui l’appelle.

Ce point tournant du film est à l’opposé esthétique du cadrage en grande profondeur de champ en apportant une impression de gouffre dans lequel s’enfonce Karin sans apporter la solution.

Le plan suivant est un prélude à la pièce jouée par Karin et son frère Mino devant leur père. La  caméra suit les personnages de la maison en panoramique et insiste sur la profondeur du cadre dans lequel ils préparent la scène.

On voit à peine les personnages, on essaie de distinguer leurs actions jusqu’à ce que la caméra nous agresse visuellement avec le plan rapproché du père assis qui enlève le foulard de ses yeux. La pièce écrite par Mino parle du « peintre sans tableaux, poète sans poèmes, musicien sans musique » qui choisit la mort pour effectuer le chef d’œuvre de sa vie mais finalement y renonce car sa mort n’apporte pas de sens. C’est une allusion au suicide raté de son père qui est écrivain. Ce plan est comme la pièce: peu compréhensible dans les détails mais significatif dans sa profondeur.

Les films de Bergman témoignent de la grande capacité esthétique d’utiliser les figures cinématographiques dans leurs plus amples significations. Les analyses des plans choisis nous montrent sans doute l’acuité de l’auteur à utiliser les formes cinématographiques appropriées et soulignant le contenu des histoires qu’il a envie de nous raconter, surtout celle de la profondeur du champ.  Pourtant son dernier film Sarabande n’utilise pratiquement pas de profondeur de champ mais ce n’est pas pour autant que les péripéties de ses personnages sont moins complexes ou le film contient moins de tension dramatique. Le format télévisuel rapproche le cinéma de Bergman pour nous mettre en face de notre quotidienneté existentielle toujours en posant plus de questions sans y trouver la solution en guise de conclusion. Néanmoins Bergman trouve de formidables solutions formelles afin d’aller au fond de la recherche de représentations visuelles de problématiques humaines.

Beaucoup ont soupçonné Bergman d’être dans l’ombre de son excellant directeur de la photographie Sven Nykvist dont le talent est évident. Mais est-ce qu’autant de rigueur et d’exactitude est possible sans la réflexion préalable du metteur en scène ? La profondeur de champ n’est pas sa figure cinématographique de prédilection, elle n’est pas la seule à exprimer la tension et la profondeur intellectuelle et émotionnelle de ses films, de ses personnages. On aime tellement parler des paysages des visages dévastés par la souffrance de Bergman. La mise en scène du réalisateur est pré-pensée et déterminé par chaque détail, chaque plan, chaque mouvement où la direction d’acteurs reste toujours le meilleur de ses atouts.

Les films d’Ingmar Bergman sur la vie et la mort, le bien et le mal, la nature humaine, le sens de la vie, les déchirements des couples, l’angoisse devant la mort, explorent les profondeurs de l’âme humaine.

Rita Bukauskaite

[1] p. 19, Esthétique du film, dirigé par M. Marie, Édition Nathan, 2002.

[2] p. 22, idem.