Pauvres créatures – Yorgos Lanthimos

Dans la boîte crânienne d’une jeune fille endommagée par sa chute suicidaire, est placé le cerveau de son bébé. La santé de jeune fille se rétablit peu à peu, mais son comportement laisse deviner sa coordination de mouvements bancals d’un enfant en bas âge. Néanmoins, les jours passent, son cerveau se développe beaucoup plus vite qu’un cerveau normal. Ses expressions, orales et émotionnelles, se complexifient. Le docteur sorcier M. Baxter (Willem Dafoe), qui a conçu son œuvre en guise de Frankenstein, engage un médecin pour surveiller les progrès de son expérience.

Pourtant, Bella n’a rien d’une apparence monstrueuse, c’est plutôt le contraire, et le jeune médecin ne manque pas de s’enticher d’elle. Quand Bella découvre les plaisirs de masturbation, docteur Baxter décide que c’est un bon moment pour la marier avec le médecin. L’histoire n’est toutefois pas celle de l’amour promis et éternel, mais celle des pérégrinations de Bella (Emma Stone) à découvrir la vie et le monde des conventions dans l’époque victorienne, de Lisbonne à Paris, en passant par Marseille et Alexandria.

Yorgos Lanthimos, le réalisateur du film Pauvres créatures s’inspire de l’œuvre éponyme écrit par Alasdair Gray, adepte de socialisme non-révolutionnaire. C’est à lui que le réalisateur doit cette exubérance non seulement des formes, mais aussi l’extravagance de son personnage. Il paraît que Gray puisait son inspiration dans son mal-être physique, car il subissait l’eczéma chronique et se sentait peu séduisant aux yeux du genre féminin et de ce fait imprégner ses œuvres de sa frustration sexuelle (Lanark (1982), Janine (1984), Something Leather(1990)).

Pauvres créatures (Poor things) est aussi une critique de la société britannique du XIXe siècle. D’ailleurs le titre, peut-être plus évocateur en français qu’en anglais, fait allusion au prime abord aux animaux créés par docteur Baxter et sa plus magnifique œuvre Bella, mais de manière beaucoup plus large fait référence aux femmes de l’époque victorienne qui étaient réduites au statut juridique d’enfant, sans droit de vote, ni d’emploi ou droit de posséder des biens propres. La femme victorienne est cantonnée au rôle d’une mère, l’ange de la maison (selon le célèbre poème de Coventry Patmore (1854)), docile et soumise à son époux, dévouée à ses enfants.

Le film défie les conventions et questionne ses limites avec le personnage de Bella. Le docteur Baxter respecte le libre-arbitre de sa créature et cède à sa lubie de partir à une aventure à Lisbonne avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un coureur de jupons. Duncan Wedderburn la met en garde pour qu’elle ne tombe pas amoureuse de lui, car il se lasse facilement de ses conquêtes. A la longue, il finit par être pathétiquement conquis lui-même par la liberté qui s’exprime de ce corps de femme sans entraves. Bella goûte à la vie comme elle enchaîne des pastels à la pâte croustillante.

Elle traverse l’Europe avec chaque ville, révélant une vérité sur la vie ainsi en marquant son évolution. En Alexandrie, elle découvre l’horreur face à la mort des pauvres bébés ayant subi la faim, la maxime « homo homini lupus est » est d’autant plus étrange et ironique, car en étant plus jeune, elle n’avait aucun mal à découper les cadavres et à écraser les grenouilles. Bella est candide et naïve et pourtant elle explore ses envies et plaisirs, mais elle se heurte aux normes sociales contre lesquelles elle lutte, mais finalement les accepte et tente de s’y opposer par des méthodes plus civilisées, comme par des manifestations. Elle découvre sa vocation socialiste. Paris marque son émancipation par le sexe, elle est exploitée, mais s’approprie le désir des hommes et veut changer le monde, le rendre meilleur. L’auteur du film semble être l’un des adeptes de ceux qui croient que le changement peut venir par le sexe comme les nombreux d’autres : Lars Von Trier dans Breaking the Waves, Josef Von Sternberg dans L’Ange bleu ou Garry Marshall dans Pretty Woman si on n’en citait que quelques-uns.

Le film de Yorgos Lanthimos s’inspire encore de Fellini, on pense surtout aux décors exubérants qui remplissent l’écran, sa lumière de soleil couchant bercé par les vagues du Et vogue le navire. Une inspiration plus lointaine, mais pourtant présente de Cronenberg, pour ses Crimes du futur, la facilité avec laquelle on manipule le scalpel afin de créer un autre monde encore plus horrifiant par sa beauté d’artifice. Inspiration des costumes de Dracula de Coppola, qui a aussi puisé dans la période victorienne. Et comme Coppola (immortalité du temps en parallèle d’immortalité du cinéma qui traverse le temps), il explore les notions du temps avec son personnage. Bella est mère et sa fille en même temps, puis ni l’une ni l’autre, elle se construit une nouvelle identité en s’adaptant dans le monde d’aujourd’hui. La volonté du réalisateur être ni dans le futur ni dans le passé s’exprimant à travers le décor et les costumes qui sont dans le style victorien, mais qui subissent une transformation futuriste. N’envoie-t-il pas un message aux féministes d’aujourd’hui que les normes sociales ne changent que très peu à travers les différentes époques et ce sont toujours les mêmes qui sont opprimés ?

Si le réalisateur ne manque pas d’humour, parfois très noir, dans des situations rocambolesques comme celle d’un père qui amène ses deux fils au bordel pour leur expliquer l’acte sexuel, son œuvre est un tantinet moralisateur surtout dans son désir de vengeance. Dépossédée de son passé par le fait de son cerveau irréversiblement abîmé, Bella explore son ancienne identité dans le dernier épisode du film et découvre la raison de son suicide du début. Nous ne révélerons pas cette raison, mais dirons seulement que le film n’est pas qu’une véritable claque, mais aussi une bonne fessée.

Rita Bukauskaite

Pauvres créatures (Poor Things), un film de Yorgos Lanthimos avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Yossef, Jack Barton, Kathryn Hunter, Charlie Hiscock, Vicki Pepperdine, Christopher Abbott, Hanna Schygulla… Scénario : Tony McNamara d’après le roman de Alasdair Gray. Directeur de la photographie : Robbie Ryan. Décors : Shona Heath et James Price. Costumes : Holly Waddington. Montage : Yorgos Mavropsaridis. Musique : Jerskin Fendrix. Producteurs : Ed Guiney, Yorgos Lanthimos, Andrew Lowe et Emma Stone. Production : Element Picture – Film4 – Fruit Tree – Searchlight Pictures – TSG Entertainment. Distribution (France) : Walt Disney Company (sortie le 17 janvier 2024). Irelande – Royaume-Uni – Etats-Unis. 2023. 141 minutes. Eastmancolor. Pellicule Super 35 mm. Kodak vision et Ektachrome. Couleur et noir et blanc. Format image : 1.66 :1. Dolby Digital. DCP 4K. D-Cinema.  Tous publics assortie de l’avertissement suivant :  » Dans un climat général qui peut déranger un public sensible, ce film présente des scènes de sexe et de violence « . Lion d’Or à la Mostra de Venise, 2023