Introduction – Contexte de production –
Le roman et son adaptation cinématographique – Analyse thématique
Allie Fox ne trouve plus l’Amérique à sa hauteur, c’est un visionnaire, un inventeur maniaque et surdoué, l’idole de sa femme et de ses quatre enfants. Son pays est devenu un rêve avorté, un pays tombe aux mains de boutiquiers médiocres. Dès que l’occasion se présente, il quitte ce vieux monde pour le Honduras où il débarque avec toute sa famille en pleine jungle « au royaume des moustiques ». Voilà un pays enfin à sa mesure. Il va faire des miracles et son esprit inventif s’épanouit. Mais les dieux jalousent ce titan.
Fascinant par son mélange rare et maîtrisé des genres, de thriller psychologique, de drame familial et d’aventure exotique, à travers l’histoire de Mosquito Coast, Peter Weir explore des thématiques complexes telles que la folie du génie, le décalage entre idéal et réalité, la destruction de la famille par l’idéologie, la confrontation de l’homme à la nature, ou encore les dérives d’un rêve utopique devenu cauchemar, et interroge la nature humaine à travers la figure d’Allie Fox, un homme dont le génie est à la fois source d’admiration et de destruction. La mise en scène de Peter Weir, qui marie subtilement le spectaculaire à l’intime, combinée à la performance exceptionnelle des acteurs et à un travail technique précis et soigné, fait de Mosquito Coast une œuvre singulière, riche et complexe, à la fois puissante et dérangeante. Par son approche singulière, entre critique sociale et exploration psychologique, Peter Weir nous livre une fable moderne qui dépasse le simple récit d’évasion pour devenir une réflexion profonde sur l’homme et ses illusions, la famille et la nature.

Remarqué dans les festivals de cinéma du monde entier dès 1974 avec son premier film, Les Voitures qui ont mangé Paris, puis, avec le succès à la fois critique et commercial de ses films suivants, Pique-Nique à Hanging Rock (1975) et La Dernière Vague (1977), sublimes et fascinantes fables sociales et oniriques dans lesquelles le spirituel l’emporte sur le rationnel, et enfin, la démonstration de son talent pour mettre en scène l’action avec les superproductions Gallipoli (1981) et L’Année de tous les dangers (1982) à l’affiche desquels on retrouve le comédien Mel Gibson, en réalisant des œuvres à la fois singulières et populaires participants au mouvement de la Nouvelle Vague du cinéma australien que l’on nommera « Ozploitation », le cinéaste australien Peter Weir a, incontestablement, grandement participé à la renaissance d’un cinéma disparu comme à sa reconnaissance aux yeux du monde. Incarnation même de la plus belle idée du cinéma populaire, cinéaste singulier et talentueux, c’est sans surprise que Peter Weir sera convoité par les studios américains. Auteur de films populaires et profonds aux multiples niveaux de lecture, c’est également sans surprise que Peter Weir va conquérir Hollywood…
En 1984, Peter Weir souhaite réaliser Mosquito Coast aux Etats-Unis. Mais, n’ayant pas suffisamment de fonds pour mettre le film en chantier, le réalisateur accepte de réaliser Witness, un film dont le studio Paramount avait accepté in extremis le projet refusé par les autres studios qui ne souhaitaient pas investir dans des films « ruraux ». Peter Weir remplace alors au pied levé David Cronenberg à qui le studio envisageait proposer de réaliser le film. C’est donc après le succès et la réussite de Witness que le cinéaste aura la possibilité de réaliser le projet qui lui tenait à cœur.
Cinéaste au regard singulier qui excelle dans ses mises en tension situées entre réalisme et symbolisme, Peter Weir, est connu, et reconnu, pour sa capacité à explorer les frontières entre civilisation et nature, rationalité et folie. Traitant ici la jungle non seulement comme un décor, mais aussi comme une force quasi-organique qui agit sur les personnages et reflète leurs conflits intérieurs, et offrant un regard à la fois esthétique et philosophique, le cinéaste donne au film une atmosphère à la fois tangible et onirique qui inscrit pleinement Mosquito Coast dans la continuité de son œuvre.
« Avec le scénario de Mosquito Coast, un bon film d’après un bon livre, je me suis reconnu dans le personnage principal, de même que je me suis retrouvé dans la vision du Christ de la Dernière Tentation du Christ. » Paul Schrader.

Allie Fox (Harrison Ford), inventeur américain génial et obsessionnel, ne supporte plus le mode de vie consumériste occidentale et l’idée avortée du « rêve américain ». Il décide alors de quitter son pays, de fuir la société moderne avec sa femme et ses enfants dont il est l’idole, et partent pour l’Amérique centrale s’installer en pleine jungle à la frontière du Honduras, « au royaume des moustiques », afin de construire son propre royaume, la société nouvelle utopique dont il a toujours rêvé. Allie Fox se prend pour Dieu, mais les « dieux » de la nature veillent à ce que rien ne vienne faire obstacle à ses lois.
Mosquito Coast est l’adaptation du roman, dense et sombre, Le Royaume des Moustiques de Paul Theroux, publié en 1981. Dans son roman, Paul Theroux explore les dimensions psychologiques et sociopolitiques du rejet de la civilisation moderne et brosse un portrait amer de la fuite de l’homme occidental face à sa propre société. Satire acerbe de la société américaine et portrait cruel d’un homme en lutte contre son époque, le livre s’attarde sur les contradictions du personnage d’Allie Fox et son emprise destructrice sur sa famille, sur la complexité des relations familiales et sur le choc des cultures.
Signé du scénariste et réalisateur Paul Schrader, le scénario du film conserve l’essentiel des tensions psychologiques et dramatiques du roman, mais sa transposition à l’écran introduit évidemment des variations, notamment dans la narration et la focalisation sur certains personnages. Le contexte des années 1980, marqué par la guerre froide, la montée des idéologies consuméristes et le retour à la nature comme refuge, se reflète fortement dans la trame du film qui concentre sa narration du point de vue du fils Charlie apportant ainsi une distance et une objectivité relative qui accentuent le drame familial. Cette focalisation ajoute une dimension critique et offre aussi une dimension initiatique à l’histoire : Charlie passe de l’innocence à la lucidité, de l’adoration du père à la prise de conscience de sa folie. Présents dans (presque) toute l’œuvre du cinéaste (Les Voitures qui ont mangé Paris, La Dernière Vague, Gallipoli, L’Année de tous les dangers, Witness, Le Cercle des poètes disparus, Green Card, The Truman Show…), on retrouve dans Mosquito Coast les thèmes de l’aliénation des individus étrangers au milieu où ils vivent, et celui de l’intrus, de l’autre vivant dans une société étrangère et « hostile ».
Le rêve utopique et sa déconstruction, le conflit entre la raison et la folie, la cellule familiale ou encore la confrontation de l’homme à la nature, à la fois comme miroir du psychisme et puissance autonome indomptable, comptent parmi les thèmes majeurs du film. Les grandes thématiques de Mosquito Coast résonnent avec l’ensemble de l’œuvre de Peter Weir. Comme dans The Truman Show, marqué par la quête de vérité du personnage principal, Witness, par le choc des cultures, La Dernière Vague, par le mystique et le sacré, ou Le Cercle des poètes disparus, par le thème de l’individu confronté à un ordre extérieur étouffant, et son cheminement vers une prise de conscience, vers une forme d’éveil, dans Mosquito Coast, Peter Weir explore des thématiques au travers desquelles on retrouve ses obsessions, ses tensions et ses interrogations constantes sur la liberté, l’individu, le sacré, et les limites de la communauté.
Le cœur du film est l’utopie d’Allie Fox. Dès la première scène, Allie Fox se présente comme un homme visionnaire, un idéaliste refusant la décadence américaine. Allie veut créer une nouvelle société. Une société « pure », en rupture avec le déclin de l’occident. Son invention d’un réfrigérateur fonctionnant sans électricité est le symbole de sa volonté d’innovation radicale et d’autonomie. Son invention symbolise son aspiration radicale à bâtir un monde nouveau, hors du capitalisme et de la société de consommation. Très vite, sa quête se transforme en une spirale obsessionnelle, où la rupture totale avec la réalité sociale et familiale devient inévitable. Son projet devient une telle obsession qu’Allie fera fi des dangers comme des besoins de sa famille pour finir par basculer dans la folie. La jungle, d’abord perçue comme espace de liberté et d’espoir, devient alors un piège, un labyrinthe où se perdent les idéaux. Dans la jungle, l’utopie s’effrite. L’isolement, la difficulté de survie, les conflits avec les populations locales et la tension croissante au sein de la famille détruisent progressivement le rêve. La dégradation progressive du rêve utopique en cauchemar illustre la limite de l’idéal quand celui-ci est imposé sans compromis. L’utopie devient dystopie.

Allie Fox est d’une intelligence brillante et d’une grande créativité. Son génie se manifeste à travers ses inventions et sa vision. Mais c’est cette même intelligence qui le pousse à l’arrogance et au refus du compromis. Allie Fox incarne une forme de rationalité extrême, quasi-messianique. Mais, comme en témoignent les scènes où son langage se fait aussi tranchant que ses décisions, cette raison se transforme en aveuglement. Sa raison devient folie dans sa volonté de tout maîtriser, y compris la nature et ses proches. Symptômes de sa folie, sa déraison se manifeste dans ses inventions parfois absurdes, son refus de compromis, son orgueil et sa tyrannie envers sa famille. Le personnage d’Allie Fox incarne donc un paradoxe. Ce conflit entre raison et folie s’installe lentement. Ce double visage d’Allie Fox, crée une tension dramatique forte que la mise en scène de Peter Weir et la photographie de John Seale rendent palpable.
Mosquito Coast nous montre une famille à la fois unie et brisée. Comme le père est à la fois source de protection et de menace, le choix de la famille de suivre Allie dans son exil est autant une question de loyauté que de peur. Sous le poids de la domination d’Allie, la mère, Margaret, tente de maintenir l’équilibre en silence. Charlie, le fils adolescent, oscille entre admiration et révolte, tandis que la plus jeune fille incarne l’innocence perdue. Le chemin initiatique des enfants se traduit par la perte progressive de l’innocence. Victimes de l’utopie du père, progressivement, les liens familiaux vont se tendre, puis se briser. Censée être un refuge, la famille devient le théâtre des conflits et du désenchantement. Fragile mais résistante, la famille incarne l’humanité, l’amour, la peur et la résistance, face aux excès d’un idéal intransigeant. Avec le père imposant et dominateur, la mère hésitante et les enfants tiraillés entre loyauté et rejet, la dynamique familiale est au cœur du film. Finement décrite, cette complexité relationnelle ne manque pas d’apporter une dimension psychologique très riche au film.
Comme le cinéaste a déjà pu brillamment l’exposé dans ses films Pique-Nique à Hanging Rock ou encore La Dernière Vague, particulièrement sensible à la nature, à sa force et à sa spiritualité, chère à Peter Weir, cette dernière est ici toute puissante et insondable. Principalement tourné en décors naturels dans la jungle au Bélize dans des conditions extrêmes et difficiles, Mosquito Coast est un film à la (dé)mesure de son antihéros mégalomane : Hors-norme.
Majestueuse, mais aussi, sauvage et dangereuse, la jungle ne sert pas seulement de décor. Reflet de la psyché tourmentée d’Allie et de la fragilité de son projet, la nature est un personnage à part entière qui impose ses règles. Utilisée comme instrument de frayeur et de suspense par le réalisateur, la nature apporte au film une dimension presque « surnaturelle ». Comme un moyen d’auto-défense, toute puissante, la nature s’apprête à se venger de ceux qui l’ont complètement oubliée, de ceux qui n’en tiennent pas compte. C’est par une destruction apocalyptique que la nature se libérera et qu’un monde nouveau renaitra. La nature agit comme une entité autonome qui confronte l’homme à ses limites en lui rappelant sa fragilité. Les lois de la nature sont au-dessus de celles des hommes. D’une beauté à couper le souffle, magnifiquement filmée par John Seale, à la fois miroir du psychisme et puissance autonome menaçante et imprévisible, la nature est une force ambivalente qui participe magistralement à l’atmosphère pesante du film.
Steve Le Nedelec

Mosquito Coast (The Mosquito Coast), un film de Peter Weir avec Harrison Ford, Helen Mirren, River Phoenix, Conrad Roberts, Andre Gregory, Martha Plimpton, Luis Palacio, Jason Alexander, Hilary Gordon… Scénario : Paul Schrader d’après le roman de Paul Theroux. Directeur de la photographie : John Seale. Décors : John Stoddart. Costumes : Gary Jones. Montage : Thom Noble. Musique : Maurice Jarre. Producteur exécutif : Saul Zaentz. Producteur : Jerome Hellman. Production : The Saul Zaentz Company – Jerome Hellman Productions – Warner Bros. Distribution(France) : Warner Bros. (sortie le 25 février 1987). Etats-Unis. 1986. 1h57. Technicolor. Panavision. Format image : 1,85:1. Tous Publics.