Mise à mort du cerf sacré – Yorgos Lanthimos

Steven Murphy (Colin Farrell) est un chirurgien réputé. Sa vie est des plus heureuses. Marié à Anna (Nicole Kidman), ophtalmologue, ils ont deux enfants: une fille Kim (Raffey Cassidy) de 14 ans et un garçon Bob (Sunny Suljic) de 12 ans. Steven a pris en main le devenir d’un jeune garçon, Martin, (Barry Keoghan) orphelin de père. Petit à petit, Martin s’immisce dans la famille de Steven…

Nous avons apprécié les films de Yorgos Lanthimos dès ses débuts avec Kinetta (2005), Canine (2009) et Alps (2011). Un souffle nouveau nous est arrivé de Grèce, surréaliste, tragique, drôle, ironique et universel. Nous avions craint qu’il ne disparaisse en accédant à une coproduction internationale avec The Lobster (2016). Il n’en fut rien, ce que confirme aussi son nouvel opus. Ainsi, dans Mise à mort du cerf sacré se déploient les enjeux déjà à l’œuvre dans ses autres avec cette manière si particulière d’aborder la famille et surtout de la place du père en son sein. Ce nouvel opus entre dans le cinéma de genre, et c’est par la forme que nous entrons dans l’histoire. Seule façon de rendre crédible l’action. Lanthimos en reprenant à son compte un style visuel fort entraine le spectateur dans une histoire complexe aux multiples ramifications.

En même temps, pour réussir à d’accaparer une forme préexistante et la faire sienne pour une telle greffe, il faut être soi-même un sacré bon metteur en scène. Parce Lanthimos ne s’inspire pas de n’importe quel cinéma ni de n’importe qui. Il reprend à son compte cette manière de filmer de Stanley Kubrick avec ses majestueux mouvements d’appareil, ses plongées impressionnantes et un éclairage jouant sur des oppositions franches entre lumière chaude et lumière froide. On identifie dans Mise à mort du cerf sacré les longs travellings de Shining, les panoramiques de 2001 : l’odyssée de l’espace, la chambre au miroir d’Eyes Wide Shut. De manière plus discrète, on entraperçoit David Cronenberg avec la froideur sexuelle de Crash, le parking, la scène de masturbation dans la voiture, le diner de la scène finale si A History of Violence. En chemin, nous croisons Michael Haneke et son Funny Game pour une séquence glaçante sur une structure proche du Théorème de Pasolini, où un personnage extérieur pénètre dans une famille et l’atomise. Référence très haut-de-gamme que Lanthimos cite et intègre parfaitement à son univers pour mieux développer son histoire en jouant sur notre imaginaire cinématographique.

Steven est chirurgien, un dieu, il sauve des vies, il est le chef de famille, tout s’articule autour de lui. Pourtant son autorité va vaciller avec l’entrée dans sa vie de Martin. Steven est « responsable » de la mort de son père. Leurs rapports distants, froids en surface, sont marqués du sceau de l’ambigüité. Martin cherche à sa manière à tuer le père en faisant tout pour faire de Steven un père de substitution. Il cherche à le mettre dans le lit de sa mère. Alors qu’une étrange attraction sexuelle semble exister entre Steven et l’adolescent – toutes ses scènes où ils se découvrent, examinent leurs corps est un jeu dangereux et équivoque. Steven n’a plus de contact physique avec sa femme, son seul « plaisir » est de la voir endosser, sur le lit conjugal, le rôle d’une morte. Anna n’est plus qu’un corps gisant nu offert à son regard.

L’entrée de Martin au sein de la cellule familiale va rétribuer les cartes un court instant et fragiliser l’autorité du père. Le centre se déplace de Steven vers Martin. Son fils Bob est petit à petit sous l’emprise de Martin jusqu’à la « maladie ». Sa fille Kim, en pleine construction, n’est pas insensible au charme de l’adolescent. Elle aussi va succomber. Les enfants sont frappés d’un mauvais sort, d’une sorte de malédiction surgie du fond des âges dans notre monde contemporain hypermoderne. Pour se défaire de ce mauvais sort et éviter la mort certaine de ses enfants, Steven  doit sacrifier un enfant. La position dominante de Steven est mise à mal. Pourtant c’est autour de lui que la cellule familiale va se reconstruire, se ressouder dans la violence. Il va reprendre cet ascendant psychologique qui enferme sa femme et ses enfants dans ce cercle infernal.

Signalons qu’à cette admirable construction (mise en scène, scénario) s’ajoute une interprétation remarquable. Nicole Kidman n’a plus besoin d’éloge. Quant à Colin Farrell, il réalise la meilleure composition de sa carrière. Une fois n’est pas coutume, il est entièrement crédible dans son personnage. C’est une véritable redécouverte. Les enfants, Keoghan, Raffey Cassidy, Sunny Suljic, sont parfaits. Enfin, dans le rôle de la mère de Martin, Alicia Silvestone, dont on avait perdu trace, se rappelle à notre bon souvenir.

Mise à mort du cerf sacré a la beauté retrouvée des contes noirs, de ceux qui vous poursuivent longtemps… une grande réussite.

Fernand Garcia

Mise à mort du cerf sacré (The Killing of a Sacred Deer) un film de Yorgos Lanthimos avec Colin Farrell, Nicole Kidman, Barry Keoghan, Raffey Cassidy, Sunny Suljic, Alicia Silverstone, Bill Camp… Scénario : Yorgos Lanthimos et Efthimis Filippou. Image : Thimios Bakatakis. Directeur artistique : Jade Healy. Costumes : Nancy Steiner. Montage : Yorgos Mavropsaridis. Producteurs : Ed Guiney et Yorgos Lanthimos. Production : Film4 – New Sparta Films – HanWay Films – Bord Scannan na hEireann/The Irish Film Board – Element Pictures – Limp. Distribution : Haut & Court (Sortie le 1er novembre 2017). Irlande – Royaume-Uni. 2017. 121 minutes. Ratio image : 1,85 :1. Couleur. Son : 5 .1. Prix du meilleur scénario, Festival de Cannes, 2017. Sélection L’Étrange Festival, 2017. Prix de la Critique au Festival de Sitges, 2017. Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement.