Les Deux gouines – José Bénazéraf

Yves Esteban (Vicky Messica), avocat respecté, se confie à un inconnu (José Bénazéraf) rencontré trois mois plus tôt dans un avion à destination du Caire. Il lui livre le récit d’une chute annoncée. Marié et père de famille, Yves entretient depuis deux ans une liaison avec Florence (Claudine Beccarie), la femme de son ami d’enfance, Jacques Roy (André Chazel), notaire et homme politique. Mais le jour où il cède aux avances de Manon (Béatrice Harnois), la fille de Jacques et Florence, tout bascule. Entre désir, trahison et culpabilité, Yves va peu à peu perdre tout ce qui donnait un sens à sa vie.

José Bénazéraf met en scène un petit théâtre bourgeois du désir et de la chute, moral et social. Les Deux gouines s’inscrit pleinement dans la veine de José Bénazéraf, mais – contrairement à ce qu’affirme les spécialistes -, il ne s’agit pas de son premier film ouvertement pornographique. Le film est conçu comme un espace mental où le désir s’exprime dans toute sa violence, sa fragilité et ses contradictions. Le récit d’Yves Esteban, construit en flash-back à partir d’une confession, est un dispositif narratif cher au réalisateur : un homme face à lui-même, au bord du gouffre, se raconte comme on dissèque une existence déjà perdue. Cette narration en spirale, faite de culpabilité et de fascination, est le vecteur d’une réflexion sur la perte de soi et dans une certaine mesure sur les rapports de force.

Yves, Jacques et Florence forment un trio emblématique d’une bourgeoisie provinciale bien installée. Jacques Roy n’est pas seulement notaire ; il est aussi une figure politique locale de premier plan. Dans l’ombre, Yves et Florence vivent une liaison passionnée, jalonnée de rendez-vous secrets à l’insu de Jacques, mais aussi de Françoise, l’épouse d’Yves. Si un reste de morale interdit à Yves et Florence d’assumer publiquement leur amour, Florence et Françoise, elles, peuvent s’abandonner sans honte à des plaisirs saphiques partagés avec d’autres femmes du même milieu. Dans cette bourgeoisie, les expérimentations sexuelles entre femmes semblent tolérées — voire encouragées — tant qu’elles restent cantonnées à un entre-soi socialement protégé. Ce petit monde, tout en intégrant certains des bouleversements de mai 68 — notamment en matière de mœurs —, en rejette farouchement les prolongements populaires. Les femmes lisent Lui, qu’elles jugent au fond assez inoffensif et peu excitant. Pendant ce temps, Jacques et Yves condamnent avec mépris les affiches de films pornographiques qui s’étalent sur les Champs-Élysées. Mais derrière cette indignation se cache une peur sociale : celle d’un érotisme devenu accessible à tous, d’un plaisir démocratisé qui viendrait pervertir la « dignité » du peuple laborieux. Ce petit groupe de notables, miné par ses propres contradictions, finira par imploser.

Le point de bascule intervient avec Manon, fille de Jacques et Florence. Yves la récupère à la gare. Sur le trajet du retour, elle adopte une attitude ouvertement provocante, exhibant ses seins et se masturbant sous ses yeux. Yves, troublé, tente de résister par loyauté envers Florence, mais finit dans une sorte de vertige des sens par cédé lors d’un arrêt en forêt. Il dépucelle Manon. Ce moment, loin d’être accidentel, s’avère être le fruit d’un stratagème de la jeune fille pour éloigner Yves de sa mère. Son but est de tout révéler en l’accusant de viol et de détournement de mineur. Pourtant, ses motivations profondes ne sont pas morales : ce qu’elle cherche avant tout, c’est éviter à son père la souffrance de la relation extraconjugale de sa mère. À partir de là, le récit prend une tournure plus trouble encore, où le thème de l’inceste, d’abord latent, s’impose peu à peu.

Ce qui aurait pu n’être qu’un simple chantage de la part de Manon pour éloigner Yves de sa mère est en fait plus complexe. Manon révèle tout. Le choc est rude au sein de la famille. Yves est conduit en prison. Afin d’éviter un procès à scandale. Le juge propose à Jacques, qu’Yves épouse sa fille. Ainsi, ils évitent une trop grande publicité sur des mœurs « dégénérés » et pensent même tirer profit politiquement de la situation. La vie d’Yves est réduite en cendres, il n’a d’autre choix que de divorcer et d’épouser Manon. On pourrait croire que Manon devient la porte-parole de Bénazéraf, figure active de la décomposition bourgeoise. Mais avant cela, elle doit traverser une épreuve brutale, presque initiatique, digne d’un parcours sadien.

Point culminant du film, Manon après avoir découvert Yves et sa mère en pleine ébat, est agressée par le couple. Ils la forcent dans une séquence hallucinante de violence et de perversité. Rythmé par des « Salope » scandés par la mère, Yves viole Manon. Filmé caméra à l’épaule dans un montage serré et court dans un style agressif qui tranche avec le reste du film. Les Deux gouines bascule dans une autre dimension. Après cette agression, Manon s’enferme dans sa chambre pour se masturber sur la photo de son père tout en se remémorant ce qu’elle vient de vivre.

La nuit de noces marque pour Manon la rupture définitive avec son milieu. Nue, seulement parée d’un voile, porte jarretelle et bas, elle exige — et obtient — qu’Yves revête un costume de son père avant de l’abattre. Yves s’effondre, mort. Le film bascule alors radicalement. Ce qui semblait n’être que le récit d’Yves — sa mémoire, son point de vue — bifurque pour devenir celui du réalisateur lui-même. Dès lors, l’illusion d’une structure en flash-back vole en éclats. Est-ce un mort qui parle ? À qui donc Yves se confiait-il ? Sommes-nous du côté de Sunset Boulevard ? Le récit se poursuit au-delà de ce que nous pensions être son protagoniste principal. La jeune mariée, désormais veuve, devient l’instrument du dynamitage d’une cellule bourgeoise. Seule, mais libérée du chaos familial, Manon piège son ex-fiancé en le faisant accuser du meurtre d’Yves, puis s’en va vivre sa vie de femme libre. S’ensuit un magnifique plan de Manon sous la neige, s’évadant de ce monde figé.

Les Deux gouines, – le titre ne correspond pas vraiment au film -, est un film pornographique, sans gros plans de pénétration, avec une prédilection pour les scènes érotiques entre femmes, l’onanisme et de la fellation. Bénazéraf pousse même l’association des deux derniers dans une séquence où Florence se masturbe… avec une pipe. Contrairement à d’autres réalisateurs du genre, il signe le film de son nom, comme pour mieux revendiquer l’appartenance Des Deux gouines à son œuvre. On y retrouve en effet les marqueurs du cinéaste : radicalité formelle, transgression sexuelle, et volonté de dynamiter les structures bourgeoises.

Évidemment, Les Deux gouines souffre de son budget famélique : le mixage est souvent défaillant — dans certaines scènes, la bande son 2 semble avoir été oubliée, provoquant de véritables trous de son. La post-synchronisation est parfois approximative, sans doute enregistrée sur un Nagra après le tournage et calée sur la table de montage. Certaines séquences utilisent même le son direct. Ainsi, dans une scène de parloir entre Yves et Florence, le cliquetis régulier et fort de la griffe et de la contre-griffe de la Cameflex se mêle aux voix, conférent à l’échange une ambiance presque cauchemardesque. Visuellement cette séquence est l’une des plus réussies du film avec le visage de Florence, démultiplié par la vitre qui la sépare d’Yves. En vieux routier du 7e Art, Bénazéraf tire clairement parti de ces contraintes de tournage. Certains gros plans de visages sont d’une beauté troublante. Sa mise en scène oscille entre théâtralité, – longs plans fixes, personnages figés dans l’attente -, et éclats plus organiques.

Depuis les années héroïques du cinéma pornographique, le genre a disparu, relégué par la puissance publique dans un purgatoire qui le rend invisible. Déconsidérés, ces films se sont vus retirer toute valeur artistique ou même politique. Et pourtant, un film comme Les Deux gouines, aussi marginal soit-il, évolue dans une zone grise, à la frontière du cinéma d’auteur et de l’érotisme commercial. Peut-être José Bénazéraf voyait-il dans le film porno un vecteur possible pour adresser un message politique aux spectateurs des salles populaires. Toujours est-il que sous son emballage sexy, Les Deux gouines déploie un dispositif critique où le sexe agit comme une force de subversion, dissolvant les repères moraux, sociaux. La démarche de José Bénazéraf mérite qu’on s’y attarde.

Fernand Garcia

Les Deux gouines est désormais disponible en Blu-ray dans un coffret intitulé José Bénazéraf, les films interdits, courageusement édité par Pulse Vidéo. Cette édition réunit six films du cinéaste : Les Deux gouines, Black Love (1973), La Veuve (1974), La Planque (1975) et La Planque 2 (1976). En bonus, le coffret propose une séquence inédite de Les Deux gouines : Les Deux gouines – séquence bis. Non incluse dans le montage final, cette scène de 19 minutes débute dans une salle de bain où plusieurs invitées se livrent à des jeux saphiques, avant de basculer dans une sorte de rite initiatique dominé par Florence (Claudine Beccarie), masquée et munie d’un gode-ceinture. La séquence se termine dans une autre pièce où deux couples s’adonnent aux plaisirs oraux, avant l’arrivée de Florence. Les transferts HD sont de très bonne qualité, et les films sont également proposés avec des sous-titres anglais. La durée totale de l’ensemble s’élève à 465 minutes.

Les deux gouines, un film de José Bénazéraf avec Béatrice Harnois, Vicky Messica, André Chazel, Claudine Beccarie, Noël Simsolo, Stéphanie Saxe, José Bénazéraf, Frédérique Barral, Benoît Archenoul… Scénario : José Bénazéraf. Image : Pierre Dantigny. Montage : Claudio Ventura. Musique : Jean Schwarz. Directrice de production : Simone Bénazéraf. Producteur : José Bénazéraf. Production : Les Productions du Chesne. France. 1975. 1h30. Couleur. Format image : 1.66:1. Interdit aux moins de 18 ans.