Les Barbouzes (II) – Georges Lautner

II / Les comédiens et leurs personnages

Dans Les Barbouzes le casting est une nouvelle fois exceptionnel. Se devant d’être efficaces, comme dans la grande tradition du théâtre, bien que loufoques, chaque entrée des personnages dans l’histoire est très travaillée. Chaque personnage a une façon particulière et récurrente d’être présenté à l’écran, que cela soit par la mise en scène ou par l’accompagnement musical. Chacun agit avec les caractéristiques de ses origines et s’exprime par un vocabulaire qui lui est propre : Lino c’est la gouaille, l’argot. Blanche c’est le soviétique. Blier c’est le catho, le curé. Millot, l’allemand. Les personnages sont exagérément affublés de lunettes noirs censés les « camoufler » afin qu’on ne les reconnaisse pas. Ils en deviennent drôles tant ils sont grotesques. C’est avec connivence et bonheur que le spectateur observe ces comédiens qui ne se sont pas pris au sérieux sur le tournage et qui manifestement ont travaillé dans la bonne humeur.

Après le succès des Tontons Flingueurs, Lino Ventura retrouve donc Georges Lautner à nouveau pour une comédie. Il joue ici le rôle de Francis Lagneau, dit « Petit Marquis », dit « Chérubin, dit « Talon rouge », dit « Falbala », dit « Belles Manières » ; mais aussi connu sous le sobriquet de « Requiem », dit « Bazooka », dit « La Praline », dit « Belle Châtaigne » dans certains milieux. Il est à nouveau parfait dans son rôle d’espion français patriote et dur à cuire qui se révélera également touchant par son côté séducteur maladroit. Bien que marié, il n’hésitera pas à séduire la jeune veuve par devoir, mais face à lui, la concurrence est rude…

Ventura avait une personnalité très pudique. C’était un tendre. Souvent le soir, sur le tournage, Audiard devait sécuriser Lino sur la vision qu’il avait du film et de son personnage en discutant avec lui. Mais, même s’il ne se sentait pas toujours à sa place dans les comédies, il était doté d’une conscience professionnelle inégalable. Force est de constater que son humour bougon est en accord parfait avec son personnage. Mal à l’aise avec l’outrance, il cherchait simplement à être cohérent.

Lino, par son instinct du jeu, a appris l’improvisation à Lautner à son insu. Le réalisateur se devait d’arriver sur le tournage avec un découpage très précis pour avoir le recul nécessaire afin de pouvoir improviser au dernier moment. Avec des comédiens de la trempe de Lino Ventura, « il faut être disponible et prêt à recevoir ». Lino n’avait pas besoin de proposer des idées, sa stature et sa personnalité imposaient avec évidence les modifications qu’il effectuait en improvisant dans les scènes.

« J’avais envie de le prendre dans mes bras. Lino inspirait l’amitié. Il dégageait une force qui n’était pas une force adversaire mais une force de protection… J’avais une affection profonde pour lui. » Georges Lautner

Ancien catcheur, lors des scènes d’actions et de combats qui étaient réglées par son ami Cogan, ancien catcheur lui aussi, Lino n’hésite pas à payer de sa personne, de son physique. L’année suivante, pour la troisième fois consécutive, le réalisateur dirigera à nouveau le comédien dans Ne nous fâchons pas (1965), une nouvelle comédie.

Après Les Pissenlits par la racine, Les Barbouzes est le deuxième film que Lautner tourne avec Mireille Darc. Il l’avait remarquée à la télévision aux côtés de Michel Piccoli dans Hauteclaire ou le Bonheur dans le crime (1961), un téléfilm réalisé par Jean Prat. Marqué par son interprétation dans son rôle de prostituée dans Les Pissenlits…, les auteurs souhaitaient à nouveau travailler avec elle. Ils lui ont donc à nouveau écrit un rôle de femme aux mœurs légères. Elle est la jeune veuve éplorée et courte vêtue d’un magnat de l’armement qui va voir débarquer dans son château « bavarois » la fine fleur du contre-espionnage international qui va tenter de lui subtiliser son héritage tant convoité, à savoir des brevets d’armes modernes redoutables.

Son personnage imperturbable d’Antoinette Dubois, alias Amaranthe Benard Shah, jeune ingénue moins naïve qu’il n’y parait, est comme enfermé dans une sorte de bulle. Elle se promène au beau milieu du chaos avec une déconcertante sérénité. Le fait qu’elle ne prête jamais attention à ce qui se passe autour d’elle crée un décalage qui, accompagné d’un incroyable sens du timing, provoque des situations hilarantes.

Diplomate et charmante sur le tournage, elle a très vite su se faire accepter de cette bande d’hommes et trouver sa place dans cette famille de cinéma. Même si elle se faisait toute petite sur le plateau, par son rire, son charme et sa gentillesse, elle a su se mettre tout le monde dans la poche. Les Barbouzes marque son entrée dans la maison Gaumont qui pourtant souhaitait une vedette allemande dans le rôle afin d’appuyer la coproduction du film comme elle l’avait déjà fait pour le casting des Tontons Flingueurs. Mais cette fois, Lautner et Audiard sont parvenus à avoir gain de cause.

Audiard aimait écrire pour Mireille Darc. Afin de donner un peu plus d’épaisseur et de rendre son personnage plus sympathique, le dialoguiste lui a ajouté dans deux séquences plus « tendres » et romantiques qu’elle partage avec Lino Ventura quelques répliques qui n’étaient pas dans le scénario original. Au milieu de cette histoire désopilante les deux personnages vont se révéler l’un à l’autre et découvrir la tendresse et la complicité. Ces séquences révèlent une facette un peu moins connue des personnalités d’Audiard et de Lautner qui étaient en réalité de vrais tendres.

Par la suite, Lautner retrouvera et dirigera à nouveau la comédienne de nombreuses fois : Ne nous fâchons pas (1965), Les Bons vivants (1965), Galia (1965), La Grande Sauterelle (1966), Fleur d’oseille (1968), Laisse aller… c’est une valse ! (1970), Il était une fois un flic (1972), La Valise (1973), Les Seins de glace (1974), Mort d’un pourri (1977) ou encore La Vie dissolue de Gérard Floque (1986).

Dans Les Barbouzes, l’entrée de Blier en curée fonctionne au-delà de toute espérance. Il interprète dans le film une « Barbouze » suisse redoutablement roublarde chargée de défendre l’intérêt des banques Suisses et dont la couverture est un personnage religieux, L’Abbé Eusebio Cafarelli, dit « Le Chanoine ». Sa couverture ne l’empêchera pas pour autant d’obéir aux ordres et de courtiser la veuve.

Notons au passage qu’avant de devenir le grand cinéaste que l’on connaît, Bertrand Blier, le fils de Bernard Blier, a commencé sa carrière en devenant l’assistant réalisateur de Georges Lautner.

L’entrée tonitruante de Francis Blanche qui en fait des tonnes en prenant l’accent russe annonce le jeu en roue libre du comédien qui fait des merveilles dans ce rôle d’espion russe cruel. Son interprétation du personnage de Boris Vassiliev, dit « Trinitrotoluène », est irrésistible. Pianiste virtuose et pyrotechnicien confirmé, Boris est considéré par ses supérieurs comme un esthète turbulent. Son personnage d’espion russe était tellement délirant et Lino Ventura si éloigné de cet humour « potache », que Lautner évitait d’avoir Lino sur le plateau lorsqu’il tournait des scènes avec Francis Blanche qu’il poussait à en faire toujours plus dans l’extravagant et l’improvisation.

Venant du café-théâtre, Francis Blanche est l’auteur de plusieurs centaines de chansons et de sketchs. Célèbre acteur de théâtre, Francis Blanche était un « poète ». Derrière son extrême gentillesse et son image de blagueur invétéré qui maniait l’autodérision comme personne, il dissimulait une personnalité bien plus complexe. La carrière du comédien, décalée et inattendue, vient traduire la générosité, la bonté et la folie caractéristique du personnage.

Jess Hahn interprète le Commodore O’Brien, l’américain qui a de l’argent et qui est prêt à dépenser sans compter, l’américain qui paie « cash ». Mais surtout, l’américain que l’on jette à l’eau par la fenêtre…car ses manières sont bien trop éloignées de celles pratiquées sur le vieux continent. En effet, le film nous montre que nos vieilles nations sont prétentieuses et sans le sou. C’est pourquoi elles préfèrent « courtiser, enlever et au besoin épouser » plutôt que de négocier financièrement comme le font les américains.

Charles Millot, acteur Yougoslave qui avait doublé Venantino Venantini sur Les Tontons Flingueurs, interprète lui le personnage énigmatique de Hans Müller, dit « Le Bon Docteur », l’agent représentant le gouvernement Allemand.

On retrouve également au casting le comédien Robert Dalban qui était un ami intime du producteur Alain Poiré.

Dans Les Barbouzes, les rôles particulièrement « chargés » (un faux ambassadeur du Vatican, un faux frère russe, un faux psychanalyste allemand,…) des acteurs donnent l’impression qu’ils sont plus « en roue libre », plus en liberté que dans Les Tontons Flingueurs.

Non seulement il y avait une indéniable complicité entre les auteurs, mais en plus, ces derniers aimaient véritablement les comédiens pour qui ils écrivaient le scénario, les personnages et les dialogues. Pour les acteurs, les personnages étaient en quelques sortes des habits sur mesures. On sent parfaitement dans les films de Lautner cet amour passionnel qu’il avait pour les acteurs et cette envie constante de les mettre en valeur. Le réalisateur n’avait pas son pareil pour créer sur le plateau un climat de confiance réciproque, où jouer devenait un véritable plaisir pour les comédiens.

Contrairement à ce qu’il est coutume de lire aujourd’hui sur l’accueil qu’a pu faire la presse à la sortie du film en 1964, ce dernier a été plutôt bien accueilli. Tout comme la plastique de la jeune Mireille Darc les a enflammés, la qualité du film n’a pas échappé aux critiques.

Le Canard Enchaîné : « Enfin un film drôle sur les espions. Un vaudeville barbouze. On rit sans arrêt. (…) Il y a sur l’écran, des cadavres par dizaines, et dans la salle des éclats de rires par milliers. (…) Film joyeusement massacreur. (…) Le trio majeur auquel nous devons déjà Les Tontons Flingueurs n’a rien perdu de sa verve ».

Le Figaro : « Audiard et Simonin font régner une bonne humeur des plus inventives. (…) Georges Lautner confirme un style de mise en scène dans une direction bien décidée. (…) Cette fantaisie-là relève d’une intelligence adulte. De film en film Lautner met au point une formule tragi-bouffonne qui lui est très personnelle. (…) Elle (Mireille Darc) compte désormais parmi les plus exquises de nos comédiennes comiques ».

Télérama : « Albert Simonin et Michel Audiard, auteurs du scénario, ont accumulé volontairement toutes les conventions des romans d’aventures modernes avec barbouzes héroïques. La caricature est poussée jusqu’au délire… (…) Georges Lautner, accumule, lui, les morceaux de bravoure. On n’a pas le temps de souffler. ».

Bien qu’il n’ait pas connu la destinée exceptionnelle des « Tontons Flingueurs » qui a su traverser les décennies et toucher les générations successives, sorti le 10 décembre 1964, Les Barbouzes connaitra le succès et attirera près de 2.5 millions de spectateurs.

Loin d’être le parent pauvre et encore moins le remake officieux des Tontons Flingueurs, Les Barbouzes est à l’image de son réalisateur : généreux, inventif et audacieux.

Steve Le Nedelec

A lire la première partie des Barbouzes.

Les Barbouzes est disponible en DVD et Blu-ray édition simple ou en coffret avec Les Tontons flingueurs, Gaumont DVD, master image et son THX. Retrouvez une sélection de films de Georges Lautner en Vod sur la plateforme de notre partenaire imineo.com.

Les Barbouzes un film de Georges Lautner avec Lino Ventura, Bernard Blier, Charles Millot, Mireille Darc, Francis Blanche, Jess Hahn, André Weber, Robert Dalban, Noël Roquevert, Georges Guéret, Philippe Castelli… Scénario : Albert Simonin et Michel Audiard. Dialogues : Michel Audiard. Directeur de la photographie : Maurice Fellous. Décors : Jacques d’Ovidio. Montage : Michelle David. Musique : Michel Magne. Producteur : Alain Poiré. Production : S.N.E. Gaumont – Corona Cinematografica – Sicilia Cinematografica – Ultra Film. France – Italie. 1964. 105 mn. Noir et blanc. Format image : 1,66 :1. Tous Publics.