L’énigme du Lac Noir – Michael Gordon

Ça commence dans le très gris. Des hommes marchent péniblement au milieu d’une tempête de neige, dans un jour indéfinissable. L’un d’eux, un vieil homme, tombe et ne se relève plus. « Il faut l’enterrer » dit quelqu’un. « Comment ? Le sol est gelé » répond un autre. Du coup, le corps du vieux est jeté dans la pente, sans plus d’égard.

La tempête où nous plonge d’emblée le film est un peu fausse et sent le studio, mais l’image est belle : des personnages perdus dans le froid et raidis dans la dureté de leurs relations. On peut y voir l’annonce de ces grands « westerns enneigés » qui viendront plus tard (Track of the cat de William Wellman en 54, La chevauchée des bannis d’André De Toth en 59). Cela nous signifie aussi que nous sommes entrés dans un autre espace, celui de ce curieux film un peu théâtral.

Le réalisateur, Michael Gordon, commence d’ailleurs à travailler dans le théâtre (après avoir fait la Yale Drama School en même temps qu’Elia Kazan), puis entame une carrière dans le cinéma. Il dirige d’abord de petites séries B, avant de passer à des budgets plus importants (films noirs : The Web, Woman in Hiding avec Ida Lupino ; drames psychologiques : Another Part of the Forest, An Act of Murder – un des premiers films sur l’euthanasie), et en 1950 son adaptation de Cyrano de Bergerac cartonne et vaut un Oscar du meilleur acteur à José Ferrer qui y tient le rôle principal.

Mais Michael Gordon est un homme de gauche, et en ces temps de maccarthysme naissant il commence à être dans la ligne de mire de la Commission des activités anti-américaine. Blacklisté, il ne pourra plus tourner pendant presque une décennie après L’énigme du Lac Noir (The Secret of Convict Lake) en 1951. Pendant cette longue période il semble être retourné à la mise en scène de théâtre (il dirige même en 1952 un tout jeune James Dean dans ses débuts à Broadway).

Quand il revient au cinéma dans les années 60, il laisse tomber l’âpreté de ses précédents films pour réaliser des comédies populaires, avec Kim Novak (Garçonnière pour quatre) ou Doris Day (Confidences sur l’oreiller, Pousse-toi chérie). Passer d’Ida Lupino à Doris Day, ce n’est jamais très bon signe. Après quoi, sa carrière se perd un peu dans les sables (ou dans la neige, c’est selon) (un Texas, nous voilà en 1966, avec Alain Delon et Dean Martin (sic), ne me dit rien qui vaille.)

Toujours est-il que The Secret of Convict Lake, malgré un casting et des techniciens haut de gamme, disparaît des radars, sort en Belgique mais pas en France, et n’est mentionné dans presque aucun ouvrage de référence sur le cinéma (ou s’il l’est, c’est pour dire à quel point il est médiocre). Ce n’est que très récemment qu’on a pu le redécouvrir et constater ses qualités. Le scénario du film (auquel participa Ben Hecht sans être crédité, étant lui-même déjà blacklisté), pourrait, comme c’est le cas pour beaucoup de westerns, être celui d’un film noir : règlements de comptes, haines et passions souterraines, magot caché, ambiance nocturne, et quelques (rares mais impressionnants) éclats de violence. C’est une tapisserie au petit point qui passe d’un point de vue à l’autre et entremêle des destins personnels dans une subtile cohérence.

Les cinq fugitifs, qui sont des prisonniers évadés, arrivent transis de froid dans un village isolé qui leur paraît d’autant plus accueillant qu’il est peuplé uniquement de femmes (les hommes du village sont partis prospecter au loin). La cohabitation qui commence connaîtra bien des péripéties…

On a quitté la tempête de neige pour la nuit très noire d’un hameau de studio, qu’on ne va quasiment plus quitter jusqu’à la fin du film. C’est un peu étouffant mais aussi très ouvert sur l’imaginaire. Le noir et blanc du chef-opérateur Leo Tover, ici plus noir que blanc, est à la fois contrasté et velouté, avec des noirs profonds soudain traversés d’éclairs de lumière. Comme dans cette superbe séquence (digne d’un film fantastique) où Ann Dvorak, formidable en femme frustrée et revêche, entre dans une grange obscure pour y nourrir les bêtes; elle est soudain envahie par une irrépressible peur du noir, qu’elle imagine peuplé de ses pires terreurs; elle finit par jeter sa lanterne vers ses ennemis invisibles, dans une vaine tentative pour lutter contre la nuit, et provoque aussitôt un terrible incendie. Ou cet autre très beau moment où Ann Dvorak (toujours elle) est sommée par la matriarche (épatante Ethel Barrymore) de faire le guet à la fenêtre pour s’assurer que les cinq hommes ne profitent pas de la nuit pour sortir de la maison où ils doivent rester; elle s’aperçoit alors que la vitre par laquelle elle regarde se transforme, sur fond de nuit, en miroir : elle peut ainsi voir dans son reflet ce qu’un des hommes évadés a vu en elle, une féminité toujours présente.

Car ces hommes ont pénétré dans ce territoire mystérieux des passions féminines, de la sexualité féminine, accueillante ou réprimée. Ann Dvorak (dont ce fut le dernier film) est la cousine d’Amérique de ces nonnes traversées de désirs fulgurants et insoupçonnés du Narcisse noir (1947) de Powell et Pressburger. Elle est quasiment prête à se damner pour un peu d’amour frelaté (elle se fait crûment draguer par Zachary Scott, bandit hâbleur à la séduction lourde et veule, qui l’obligera à trahir ses compagnes.) Les autres personnages féminins, y compris Gene Tierney, affichent une sensualité plus discrète, et du côté des hommes, Glenn Ford est lui aussi utilisé presque en sourdine, il a ce côté un peu terne de celui qui se concentre sur la tâche à accomplir (il est là pour se venger de celui qui l’a accusé à tort).

Très loin d’un western tapageur, ce film discret déploie un ensemble de trajectoires intimes et parfois violentes qui sortent peu à peu de leur nuit, à travers les pesanteurs d’un huis clos vers une séquence finale en pleine lumière, dans un cimetière où souffle pourtant un vent de tolérance et de pardon. Comme si les personnages du film, ceux du moins qui ont survécu à l’aventure, avaient appris leur leçon de ténèbres et pouvaient enfin marcher simplement au grand jour.

Emmanuelle Le Fur

L’énigme du Lac Noir est disponible pour la première fois en DVD dans la collection Western de Légende de Sidonis Calysta. En complément deux excellentes présentations l’une par Patrick Brion (10 minutes) l’autre par François Guérif (11 minutes).

L’énigme du Lac Noir (The secret of Convict Lake) un film de Michael Gordon avec Glenn Ford, Gene Tierney, Ethel Barrymore, Zachary Scott, Ann Dvorak, Barbara Bates, Cyril Cusack, Richard Hylton, Helen Westcott, Jeanette Nolan, Ruth Donnelly… Scénario : Oscar Saul. Adaptation : Victor Trivas d’après l’histoire de Anna Hunger et Jack Pollexfen. Directeur de la photographie : Leo Tover. Décors : Lyle Wheeler et Richard Irvine. Montage : James B. Clark. Musique : Sol Kaplan. Producteur : Frank P. Rosenberg. Production : 20th Century Fox. Etats-Unis. 1951. 80 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.33:1. Compatible 16/9e. Version : VOSTF mono. Tous Publics.