1899. Une nuit de tempête de neige, Aimée (Galatea Bellugi), jeune institutrice, arrive dans un hameau isolé des Hautes-Alpes. En posant ses valises, elle découvre une petite communauté recluse, soudée par la méfiance. Dans cet environnement rude, coupé du monde, Aimée commence à faire classe aux quelques enfants du hameau, sans encore mesurer les forces obscures et les secrets qui traversent ce territoire figé par l’hiver…
L’Engloutie se situe à la croisée du film documentaire, de l’approche ethnographique et du récit fantastique, ce qui en fait un objet singulier dans le paysage du cinéma français. Par sa description minutieuse d’un monde régi par ses rites et son isolement, le film évoque le cinéma italien rural — notamment celui d’Ermanno Olmi, avec le même souci du réel, de la lumière et du cadre — avant de glisser progressivement vers un registre plus trouble et inquiétant, proche des nouvelles fantastiques de Guy de Maupassant. L’une des grandes réussites de Louise Hémon tient précisément à cette hybridation, mais aussi à sa capacité à s’extraire des clichés réducteurs d’un certain cinéma féministe, en préférant la complexité des rapports humains à une pure démonstration idéologique.
Aimée est une institutrice modèle de la République, convaincue de la justesse de sa mission. Animée par le désir de transmettre le savoir dans cette contrée reculée, elle arrive persuadée d’apporter la lumière à une population coupée du monde. Elle découvre pourtant un hameau presque exclusivement masculin : les femmes sont parties travailler comme domestiques en ville, seules demeurent quelques vieilles, vestiges d’un autre âge. Aimée porte la certitude et la prétention de sa jeunesse. Elle croit savoir, comprendre, instruire. Très vite, elle se heurte à une culture montagnarde âpre, à ses croyances, à sa langue, à ses résistances invisibles. Si les enfants l’écoutent avec application, leurs rêves s’évadent déjà ailleurs : l’Algérie, la Californie, des terres lointaines où ont émigrés des gens du coin. Dans ces hauteurs battues par le vent glacial et les nuits de solitude, Aimée commence à s’affranchir des convenances héritées de son éducation. Un simple dessin — l’anatomie d’un corps masculin reproduite dans un traité de Descartes — suffit à éveiller en elle un trouble nouveau, révélant un désir jusqu’alors enfoui.

Aimée s’abandonne peu à peu à ses élans charnels. Elle prend conscience de son corps et commence à ressentir la force tellurique de la nature qui l’environne. Le froid extérieur semble répondre à l’ardeur qui la traverse : dans une idée aussi simple que saisissante, une stalactite de glace devient l’instrument de son éveil sensuel. À mesure qu’elle s’émancipe, Aimée affirme son désir — et, fait suffisamment rare dans le cinéma contemporain pour être souligné, ce désir est pleinement orienté vers les hommes. Au passage du nouvel an, elle entre symboliquement dans le nouveau siècle, dans la modernité, en choisissant librement son partenaire d’une nuit. Mais ces amours d’une nuit, nées sous le signe de la liberté et du renouveau, seront brutalement fauchées, englouties sous une avalanche, rappelant la violence sourde et indifférente de la montagne. Ces événements surgissent comme des ponctuations à la fois ordinaires et surnaturelles, acceptées comme telles au moment même où elles adviennent, après une nuit d’amour. Par ce glissement imperceptible, le film bascule vers un réalisme magique. Peu à peu, l’approche d’abord documentaire, puis onirique, s’efface au profit d’un réel transfiguré par une superstition ancestrale, inscrite dans les corps, les paysages et la mémoire collective du hameau.
L’Engloutie se clôt — ou presque — sur un enfermement digne du cinéma de Lucio Fulci ou de Dario Argento, jusque dans une partition musicale aux accents de giallo. Pour son premier long métrage, Louise Hémon parvient à tisser, au cœur de rites et de mœurs étranges, un univers profondément imprégné de sensualité, où le corps, la nature et la superstition se confondent dans une même expérience sensorielle.
Fernand Garcia

L’Engloutie, un film de Louise Hémon avec Galatea Bellugi, Matthieu Lucci, Samuel Kircher, Oscar Pons, Sharif Andourz… Scénario : Louise Hémon & Anaïs Tellenne en collaboration : Maxence Stamatiadis. Image : Marine Atlan. Décors : Anna Le Mouël. Son : Elton Rabineau. Mixage : Clément Laforce. Montage : Carole Borne. Musique : Emile Sornin. Production : Margaux Juvénal & Alexis Genauzeau. Production : Take Shelter – Arte France Cinéma – Canal + – Condor Films – Ciné+OCS. Distribution (France) : Condor Distribution (sortie le 24 décembre 2025). France. 2025. 98 minutes. Couleur. Format image : 1.33:1. Quinzaine des cinéastes, Cannes 2025 – Biarritz Film Festival, Prix du jury 2025 – Champs Elysées Film Festival, Prix de la Critique, 2025 – Prix Jean Vigo, 2025 – Prix André Bazin, 2025. Tous Publics