Le Tigre du Bengale

Le Tigre du Bengale, Fritz Lang et les autres

fritz-lang-portraitAprès vingt ans passés aux Etats-Unis où sa carrière commençait à décliner – certains de ses derniers films, tels Règlement de comptes, Les Contrebandiers de Moonfleet ou L’Invraisemblable Vérité ne remportant pas le succès escompté – Fritz Lang, alors âgé de 67 ans, rentre en Allemagne en 1957. Arthur Brauner, le plus grand producteur allemand de l’après-guerre, qui avait fondé ses propres studios dès le début des années 50, lui propose de tourner des remakes des Niebelungen et de Metropolis que Lang refuse catégoriquement. En revanche, il accepte sans hésiter sa proposition concernant Le Tigre du Bengale et sa suite Le Tombeau hindou et ce, avec d’autant plus de plaisir, qu’en 1921, Lang avait, avec Thea von Harbou, sa future épouse, écrit le scénario d’un film en deux époques, Das Indische Grabmal signé Joe May et interprété par Conrad Veidt et Lya de Putti. Peu après, était paru un feuilleton inspiré du film puis un roman signé de la seule Thea von Harbou. En fait, Lang devait réaliser le film mais jugé inexpérimenté, Joe May qui était aussi producteur, préféra jouer la prudence. Lang le regretta toute sa vie.

L’idée d’Arthur Brauner avait donc tout pour le séduire : un film en deux parties, en couleurs, doté d’un budget important (4 millions de marks) coproduit avec la France et l’Italie. Le scénario permettait, en outre, à Lang de renouer avec les serials d’avant-guerre, un genre alors pratiquement disparu. Le Tigre du Bengale s’achève effectivement sur un « cliffhanger », autrement dit sur un point d’interrogation quant au sort réservé aux deux personnages qui, jusqu’au bout de leurs forces, fuient dans le désert. À cet intérêt pour les feuilletons et les récits d’aventures que Lang avait toujours eu (Les Araignées, le cycle Mabuse), s’ajoutaient le goût de l’exotisme et le plaisir de filmer les extérieurs en Inde. Trois ans plus tôt, Lang y avait effectué un voyage afin de repérer des décors en vue d’un film sur le Taj Mahal racontant l’histoire d’un amour éternel. Mais le film demeura à l’état de projet.

Plus qu’un simple décor exotique, l’Inde a toujours exercé une véritable fascination sur les cinéastes occidentaux, tels Henry Hathaway filmant Les Trois Lanciers du Bengale (1935), George Stevens Gunga Din (1939), George Cukor La Croisée des destins (1956) ou encore Jean Renoir Le Fleuve (1951) et David Lean La Route des Indes (1984).

DEBRA PAGET

Pour le choix des comédiens, Lang avait manifesté le désir de travailler avec la plus célèbre actrice indienne mais l’Américaine Debra Paget, spécialiste des emplois exotiques, lui fut préférée, sans doute en vue d’une distribution sur le marché américain. Quasiment nue, l’actrice se livre ici à deux longs et inoubliables numéros de danse, le premier devant des prêtres médusés, le deuxième face à un cobra. L’un et l’autre dégagent un fort potentiel de sensualité et d’érotisme.

Paul Hubschmid

Après le refus d’Hardy Kruger de jouer l’architecte allemand chargé de restaurer le palais du maharadjah, Paul Hubschmid, comédien alors en vogue, accepta le rôle à contrecœur.

Lang dut aussi se résigner à engager le chef-opérateur Richard Angst au lieu de Fritz Arno Wagner qui avait éclairé Les Trois Lumières, Les Espions et M le Maudit.

Le retour du cinéaste en Allemagne fit ainsi figure d’événement en même temps qu’il fut pour lui, l’occasion de prendre une revanche tardive. « Pourquoi je tourne ce film qui en fait n’est plus dans ma ligne ? Pour moi quelque chose de mystique y est en jeu. Un cercle se ferme : ce que j’ai tant désiré, il y a quarante ans, se réalise enfin aujourd’hui de façon permanente » déclara-t-il. (1)

Fritz-Lang Debra-Paget

Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou se révélèrent un immense succès commercial qui permit à Lang de renouer avec un large public. Tous les ingrédients du film d’aventures exotiques sont au rendez-vous de ce somptueux livre d’images qui multiplient rebondissements et péripéties filmés dans des décors angoissants : cavernes, couloirs souterrains, labyrinthes.

La plupart des critiques allemands firent la fine bouche. En France, seul les admirateurs inconditionnels de Lang, Jean-Luc Godard et François Truffaut en tête, donnèrent un son de cloche tout différent, l’un, évoquant « l’aboutissement de toute l’œuvre de Lang », l’autre, des «œuvres d’une perfection extrême ». Il faudra attendre encore plusieurs années avant que ce dyptique hindou soit réévalué à sa juste valeur.

Les versions muettes

Avant même l’œuvre de Joe May citée précédemment, le sujet aurait été traité dès 1917 par le cinéaste danois August Blom dans un film intitulé La Favorite du maharadjah considéré aujourd’hui comme perdu. Thea von Harbou qui était une grande lectrice de romans d’aventures, y aurait puisé quelques idées.

Un article de la revue « Der Film » paru dans « 20 ans de cinéma allemand 1913-1933 », le catalogue de la rétrospective organisée au Centre Pompidou en 1978, nous apprend que le film de Joe May conçu en deux parties, distribué en France sous le titre Le Tombeau Hindou n’évitait pas l’écueil commun à tous les films à grand spectacle. « Son scénario – pouvait-on y lire – manque de logique et de profondeur. Le sujet que nous devons à Thea von Harbou nous présente une Inde assez fantaisiste. Est ce normal qu’un prince indien se confie à un étranger dès le premier instant où il l’aperçoit ? La mise en scène de Joe May manque bien souvent de couleur ».

 Les autres versions parlantes

Alors que Fritz Lang était exilé aux Etats-Unis, Richard Eichberg (1888-1953) signa en 1937, la première adaptation parlante qui, selon Francis Courtade et Pierre Cadars, auteurs d’un ouvrage intitulé « Le cinéma nazi » (2) fut « le film d’aventures le plus célèbre qu’ait produit le Troisième Reich ». Auteur de près de 90 films entre 1915 et 1949, Richard Eichberg avait fondé en 1916 sa propre société de production. Quelque peu différent de la version de Joe May, son film également en deux parties, fut, comme c’était très souvent le cas dans les années trente, tourné en deux versions, allemande et française. L’une de ses qualités réside dans ses extérieurs filmés en Inde. La version française était interprétée par Max Michel, Alice Field et Roger Karl. Réalisée à l’économie, ses dialogues étaient signés Jean Bomart, auteur de romans d’espionnage. Elle connut, malgré tout, un succès comparable au film allemand.

Sterne über Colombo Veit Harlan

Dernier avatar, Le Tigre de Colombo réalisé en 1953 par Veit Harlan, auteur en 1940 d’un film antisémite, Le Juif Süss et dont les extérieurs furent tournés à Ceylan alors qu’aux dires de son auteur, il ne disposait pas encore d’un scénario valable. Dans son autobiographie (3), Veit Harlan s’attarde longuement sur les difficiles conditions de tournage mais sans jamais mentionner aucune des œuvres qui l’avaient précédé. Son film qui ne connut aucun succès est depuis, tombé dans l’oubli.

Jean-Pierre Piton

(1) Présence du cinéma, n° 2-3, novembre 1959

(2) Pierre Cadars, Francis Courtade – Le Cinéma nazi – Paris : Eric Losfeld, 1972

(3) Souvenirs ou le cinéma allemand selon Goebbels par Veit Harlan – Editions France-Empire, 1974.