Le Journal d’une femme de chambre – Jean Renoir

Célestine (Paulette Goddard), termine son voyage en griffonnant quelques notes dans son journal. Sa nouvelle destination représente son « douzième déménagement en deux ans » et elle « peut se vanter d’avoir vu de nombreuses maisons et d’étranges visages… et des âmes bien laides ». Sur le quai de la gare, l’attend Joseph (Francis Lederer), valet de chambre et homme à tout faire de la maison Lanlaire. Célestine est une belle femme avec de la tenue, ce qui plaît à Joseph contrairement à Louise (Irene Ryan), fille de cuisine, arrivée par le même train de Paris. Il la répudie méchamment. Scandalisée par l’attitude de Joseph, Célestine refuse de se rendre à la maison Lanlaire sans Louise. Légèrement contrarié, Joseph se résout toutefois à emmener les deux femmes…

Jean Renoir a pendant de nombreuses années caressé le projet de porter à l’écran le roman d’Octave Mirbeau : Le Journal d’une femme de chambre. Si Renoir n’arrive pas à concrétiser son projet, on décèle toutefois dans son œuvre et plus particulièrement dans La règle du jeu, quelques motifs proches de l’œuvre de Mirbeau sans que le traitement soit identique. Il y a cette manière de décrire les rapports entre les domestiques et les maîtres ainsi que les rapports de force qui irriguent chaque couche sociale et bien sûr ce naturalisme qui traverse l’œuvre de Renoir et que l’on retrouve chez Mirbeau. Sept ans après La règle du jeu, Renoir a enfin l’opportunité de porter à l’écran Le Journal d’une femme de chambre à Hollywood. Le film est refusé par Darryl F. Zanuck à la tête de la 20th Century Fox. Il trouve le sujet trop français pour le public américain. C’est dont en dehors des majors que Renoir monte le film. Paulette Goddard, qui est une énorme star, et son époux, Burgess Meredith, avec le producteur Benedict Bogeaus réunissent les fonds nécessaires à sa réalisation.

Le scénario écrit par Jean Renoir en français est traduit et adapté en anglais par Burgess Meredith qui est auteur membre de la Writers Guild of America. Il signe seul le scénario au générique. Meredith ne s’accapare pas le travail de Renoir, il s’agit simplement d’un problème d’ordre syndical qui aurait pu entraver la mise en production du film. Dudley Nichols, scénariste de L’Etang tragique (Swamp Water, 1941) et de Vivre libre (This Land Is Mine, 1943), ami de Renoir, contribue aussi au scénario.

Le Journal d’une femme de chambre est le quatrième film que réalisé par Jean Renoir aux Etats-Unis, si l’on ne tient pas compte de The Amazing Mrs. Holliday (1943) qu’il dirige en grande partie avant d’être mis sur la touche par le studio, c’est son producteur Bruce Manning qui endosse la paternité de la réalisation. Le Journal d’une femme de chambre est la concrétisation d’un rêve. Jean Renoir arrive avec son épouse aux Etats-Unis en 1941. Il se retrouve à Hollywood parmi les réalisateurs français exilés dont René Clair. Il a des amis sur place : Robert Flaherty, Rex Ingram, Erich von Stroheim et Charlie Chaplin, entre autres. Renoir décroche un contrat pour deux films avec la 20th Century Fox, mais il s’adapte difficilement aux méthodes de production des studios, de plus, il parle mal l’anglais. Son premier film, L’étang tragique, n’est pas une partie de plaisir, le studio se méfie des méthodes de Renoir, et Zanuck refuse catégoriquement que le tournage se déroule en extérieur, à l’exception d’un plan, maigre consolation pour le cinéaste français. L’expérience laisse un goût amer à Renoir. Malgré ses difficultés, Jean Renoir est un cinéaste admiré et considéré à Hollywood. En atteste sa nomination en 1946 pour l’Oscar de la meilleure réalisation pour L’homme du Sud, aux côtés de Clarence Brown (Le Grand National), Alfred Hitchcock (La Maison du docteur Edwardes), Leo McCarey (Les Cloches de Sainte-Marie), mais c’est un autre « immigré » Billy Wilder qui emporte la statuette à la maison pour Le Poison.

Pour Le journal d’une femme de chambre, Jean Renoir s’entoure de connaissances. A la photo Lucien N. Andriot, qu’il avait déjà sur L’homme du Sud. Andriot a déjà une longue carrière derrière lui. Français, il débute sur les films muets produits par les studios Eclair de Victorin-Hippolyte Jasset, un des pionniers du cinématographe. Sa sœur ainée Josette Andriot est une des vedettes des séries à succès de Jasset : Nick Carter, roi des détectives et surtout Zigomar où elle incarne Rosaria, la complice du personnage-titre. Jasset décède en 1913 à 51 ans après avoir réalisé plus de 100 films. Andriot quitte la France pour travailler dans une filiale d’Eclair : l’Eclair American Company basé à Fort Lee (comme la majorité des sociétés de production de l’époque) dans le New Jersey. La Guerre de 14 faisant rage, Lucien Andriot s’installe définitivement aux Etats-Unis puis, suit le mouvement en direction d’Hollywood. Chef-opérateur réputé, il dirige la partie 35 mm du monumental western de Raoul Walsh, The Big Trail, tandis qu’Arthur Ederson se charge de la partie en 70 mm. Il travaille avec nombre de cinéastes français : Albert Capellani, George Archainbeau, Maurice Tourneur, Robert Florey, René Clair et bien sûr Jean Renoir. Rapide, il est l’un des directeurs de la photographie les plus renommés de la série américaine. A partir des années 50, il se consacre quasi exclusivement à la télévision. Lucien Andriot est décédé en 1979.

Eugène Lourié est un fidèle de Jean Renoir. Arrivé en 1921, à seize ans, de son Ukraine natal à Paris, pour suivre des cours de peinture. En 1927, Lourié s’oriente vers le cinéma et en 1927, il est décorateur sur Napoléon d’Abel Gance. Il se lie d’amitié avec Jean Renoir et conçoit les décors de cinq chefs-d’œuvre : Madame Bovary (1933), Les bas-fonds (1936), La Grande Illusion (1937), La bête humaine (1938) et La règle du jeu (1939). Il retrouve Renoir à Hollywood pour Vivre libre (This Land Is Mine, 1943), L’homme du Sud (The Southerner, 1945) enfin pour Le fleuve (The River, 1951). En parallèle de sa carrière de décorateur, Lourié réalise quelques films en se spécialisant dans les films de monstres : du Le monstre des temps perdus (The Beast from 20,000 Fathoms) en 1953 à Gorgo en 1961. Lourié savait définir immédiatement un décor, le mieux adapté à l’image et à la volonté du réalisateur. La liste de ses créations pour le cinéma est impressionnante. Lourié travaille avec Marcel L’Herbier (Nuits de feu, La tragédie humaine), Pierre Chenal (L’Alibi, L’affaire Lafarge), Max Ophüls (Werther, Sans lendemain) Anatole Litvak (The Long Night), Robert Siodmak (The Strange Affair of Uncle Harry, Custer l’homme de l’Ouest), Charlie Chaplin (Les Feux de la rampe), Samuel Fuller (Shock Corridor, Police Spéciale), Ken Annakin (La bataille des Ardennes), Dan Curtis (Trauma), entre autres. Bronco Billy (1980) de Clint Eastwood est son dernier film.

Les films de Jean Renoir d’avant-guerre sont des sommets du cinéma mondial. Un cinéma gorgé de vie, épatant, naturaliste, sombre, lumineux et exaltant et sidérant dans sa liberté de ton. Un exemple parmi d’autres, les dialogues de La Chienne sont aujourd’hui encore d’une modernité confondante. Et puis, cet amour des comédiens qui éclate à chaque scène. Renoir est un continent. Si son œuvre a été brillamment analysée au cours des années, sa période américaine est souvent laissée sur le bas-côté. Il est certain que le style et la manière de faire de Renoir n’avaient rien de comparable aux Etats-Unis. Il a tenté de poursuivre son œuvre et de satisfaire son nouveau public, son problème c’est qu’entre les deux, il y avait les producteurs. Dans l’usine à rêve d’Hollywood, il n’était pas commode de faire œuvre sans savoir naviguer entre les exécutifs et les patrons de studios. Les films de Renoir de cette époque réservent quelques surprises et méritent grandement l’intérêt. Si L’homme du Sud est généralement considéré comme son meilleur film américain, on peut toutefois lui préférer Le journal d’une femme de chambre qui peut se voir comme un film français tourné à Hollywood.

Le journal d’une femme de chambre est entièrement tourné en studio, dans cette « cloche » Renoir et Lourié recrée un bout de France, plus vrai que nature. La direction d’acteur de Renoir est si naturelle qu’on oublie tout le travail qui cache derrière cette apparente simplicité. Chaque personnage suit sa logique, ce microcosme s’anime et nous emporte. Renoir accentue le côté farce avec le personnage du Capitaine Mauger (Burgess Meredith) face au Capitaine Lanlaire (Reginald Owen dont la barbe rappelle Michel Simon). Mais, très vite la farce vire à la tragédie. Les personnages se dévoilent et fonctionnent sur une gamme de pulsions sexuelles des plus surprenantes. Joseph, le valet, être violent et pervers, est une sorte de personnification du nazi. Ses rapports avec Madame Lanlaire, la « patronne » de la maison, sont des plus trouble. Renoir met en scène des aristocrates « fin de règne ». Il ne leur reste que le titre, l’argenterie et les souvenirs de grandeur d’avant la Révolution de 1789. L’unique fils est malade, il étouffe sous la pression de sa mère, mais ne peut se défaire de son rang. Le père n’est plus rien, dépossédé de tout. Tout ce monde s’en va vers la tragédie, la plus noire. On retrouve le Renoir des films noirs, des assassinats, et des destins chaotiques. La dernière séquence, durant la nuit du 14 juillet, est époustouflante. Le mouvement des principaux protagonistes combiné à la foule est un grand moment de mise en scène. Dans Le Journal d’une femme de Chambre, Renoir retrouve la fluidité de ses grands mouvements d’appareils, ce qui lui était interdit dans ses précédents films américains.

Paulette Goddard trouve en Célestine peut-être son personnage le plus adulte et le plus mature. Mais c’est surtout Judith Anderson et Francis Lederer qui abattent le jeu le plus impressionnant. Judith Anderson, la gouvernante amoureuse d’une morte de Rebecca, est la mère-patronne, froide, sec, perverse, entretenant une relation SM avec son valet. Tout est dans le regard, l’attitude, et dans le champ vide lourd de signification quand sa longue silhouette quitte le plan. Francis Lederer est impeccable, une machine sans états d’âme capable des pires saloperies et abjection. L’un des personnages les plus noirs du cinéma de Renoir.

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans Le Journal d’une femme de chambre, c’est qu’on finit par croire qu’il s’agit d’un film français tant il s’éloigne des canons des studios et même l’Happy end est plus retors qu’il n’y paraît. Le Journal d’une femme de chambre est la preuve éclatante qu’il n’y a pas de « petit » Renoir.

Fernand Garcia

Le journal d’une femme de chambre, une édition Sidonis Calysta en mediabook (Blu-ray – DVD + livret) avec en complément de programme : Une longue présentation par Bertrand Tavernier. Il évoque son rapport à Renoir « un des plus grands cinéastes du monde », ses films américains, la critique et rappelle ses lettres en 1940 pour quitter la France, « une tâche », vite dit (40 minutes). Un entretien avec Jean-François Rauger, un tour d’horizon complet sur le Journal d’une femme de chambre (37 minutes). Enfin Jean Renoir en Amérique, un excellent documentaire de David Thompson pour la BBC. « La vérité c’est que je suis un raconteur d’histoire »,  plusieurs extraits d’interviews de Jean Renoir, de ses films, des interventions d’amis ou de proches, de son fils, Alain, de Françoise Arnoul, Leslie Caron, Louis Malle, Bernardo Bertolucci, Peter Bogdanovitch, Claude Chabrol, Bertrand Tavernier, etc. Le film va plus loin que son titre l’indique puisqu’il se poursuit sur la carrière de Renoir en France après-guerre et se termine sur les dernières années de sa vie dans sa maison d’Hollywood (56 minutes). Jean Renoir en Amérique, livre de Pascal Mérigeau, auteur de Jean Renoir (Editions Flammarion), biographie – critique. Il évoque Renoir « l’Américain » et ses désillusions hollywoodiennes (76 pages). Une belle édition.

Le Journal d’une femme de chambre (The Diary of a Chambermaid) un film de Jean Renoir avec Paulette Goddard, Burgess Meredith, Hurd Hatfield, Francis Lederer, Judith Anderson, Florence Bates, Irene Ryan, Reginald Owen… Scénario : Burgess Meredith d’après le roman d’Octave Mirbeau et la pièce d’André Heuzé, André de Lorde et Thielly Norès. Directeur de la photographie : Lucien N. Andriot. Décors : Eugène Lourié. Costumes de P. Goddard : Madame Karinska. Musique : Michel Michelet. Producteurs : Benedict Bogeaus et Burgess Meredith (et Paulette Goddard, non créditée). Production : Camden Productions – United Artists – Benedict Bogeaus Production. Etats-Unis. 1946. 86 mn. Noir et blanc. Format : 1,37 :1. Version originale avec ou sans sous-titre française et Version française. Tous Publics.