Le Grand Sommeil – Michael Winner

Après avoir quitté l’autoroute, la Mercedes cabriolet décapotable de Philip Marlowe (Robert Mitchum) s’engage sur une route de campagne. « Il était environ 11 heures » lorsque le détective privé, impeccablement mis, se gare devant le manoir du général Sternwood (James Stewart). L’arrivée inhabituelle intrigue un jeune domestique, Owen Taylor (Martin Potter) qui suspend un instant le nettoyage de la Bentley. Marlowe le remarque, mais il n’a pas le temps : il a rendez-vous avec dix millions de livres. Norris (Harry Andrews), majordome part annoncer sa présence. En attendant, Marlowe observe le grand portrait du général qui domine la grande salle. C’est alors que Camilla Sternwood (Candy Clark) fait son entrée. Vive, provocante, pétillante de sensualité, elle coupe court aux politesses et entreprend de séduire immédiatement le détective…

Michael Winner est un cinéaste intéressant dont la réputation d’homme opportuniste a souvent éclipsé les films. Il faut reconnaître qu’il n’était pas avare de provocations : ses interventions télévisées, souvent drôles, ne faisaient que confirmer ce que ses détracteurs pensaient de lui. Pourtant, à y regarder de près, sa carrière se révèle riche et jalonnée de réussites parfois remarquables. Il débute dans son Londres natal au tout début des années 1960 avec des comédies de tous genres et des polars solidement construits. Cinéphile, connaissant et aimant profondément le cinéma, il répond ensuite aux sirènes d’Hollywood. De 1970 à 1974, il traverse une période particulièrement faste, enchaînant sept films absolument remarquables. Il dirige alors des stars américaines avec une grande assurance : Burt Lancaster, à deux reprises — dans le western particulièrement violent L’Homme de la loi (Lawman, 1971) et dans un remarquable film d’espionnage, Scorpio (1973), où il retrouve une autre star, Alain Delon.

Durant cette période, il rencontre Charles Bronson, dont il devient rapidement l’un des réalisateurs privilégiés. Leur association porte immédiatement ses fruits : Les Collines de la terreur (Chato’s Land, 1972), western brutal et pro-indien ; puis trois polars efficaces, Le Flingueur (The Mechanic, 1972), Le Cercle noir (The Stone Killer, 1973) et surtout le controversé Un Justicier dans la ville (Death Wish, 1974), immense succès qui fera enfin de Bronson une star aux États-Unis. Entre ces films, Michael Winner signe peut-être son chef-d’œuvre : Le Corrupteur (The Nightcomers, 1971), « prologue » au Tour d’écrou de Henry James. Ce film vénéneux doit énormément à la prestation magistrale — mais pouvait-il en être autrement ? — de Marlon Brando. La suite de la carrière de Michael Winner sera plus en dents de scie. S’il parvient encore à signer quelques films bien énervés avec Charles Bronson — dont Un Justicier dans la ville 2 (Death Wish II, 1982), quasi remake du premier volet, et sa suite, le cartoonesque Le Justicier de New York (Death Wish 3, 1985) — il réalise surtout l’un des films d’horreur les plus étonnants des années 1970 : La Sentinelle des maudits (The Sentinel, 1977), œuvre étrange et véritablement dérangeante.

Le Grand Sommeil est, lui, une commande des producteurs Elliott Kastner — grand admirateur de Raymond Chandler — et Sir Lew Grade, dans la foulée du succès d’Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely) de Dick Richards, quatre ans plus tôt. Contrairement à ce précédent film, Le Grand Sommeil se déroule à l’époque contemporaine, à l’instar du Privé (The Long Goodbye, 1971) de Robert Altman, également produit par Elliott Kastner. Mais l’action est cette fois transposée de Los Angeles à Londres. Robert Mitchum endosse à nouveau le rôle de Philip Marlowe, conservant son élégance placide et ce léger cynisme qui le rendent si attachant. Il se retrouve une fois de plus plongé dans une enquête aussi labyrinthique que périlleuse, fidèle à l’esprit de Chandler.

Le Grand Sommeil est le premier roman de Raymond Chandler. Il avait déjà été adapté au cinéma en 1946 par William Faulkner, Leigh Brackett et Jules Furthman pour Howard Hawks. Chef-d’œuvre absolu du film noir, cette première version donna naissance à l’un des couples les plus mythiques du cinéma : Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Pour éviter les foudres du Code Hays, certains éléments sensibles avaient été évacués du scénario, notamment un couple de gangsters homosexuels et toute référence explicite à l’industrie clandestine de la pornographie. Michael Winner, lui, aborde l’adaptation avec une marge de liberté bien plus grande que celle dont disposaient les scénaristes de Hawks. L’approche de Michael Winner diffère sensiblement de celle de Howard Hawks. Là où Hawks privilégiait la vivacité des dialogues, l’alchimie Bogart–Bacall et un humour à froid typiquement “hawksien”, Winner adopte un ton plus frontal, plus cru, parfois même brutal. Le cinéma des années 1970 lui permet d’intégrer des éléments que le Code Hays interdisait : sexualité sous-jacente, violence sèche, corruption affichée. Le film s’inscrit ainsi davantage dans la veine néo-noire de l’époque, qui revisite les codes du genre avec réalisme social et cynisme contemporain.

La transposition à Londres donne également une couleur particulière au récit. Le brouillard, les clubs privés, les quartiers chics et les ruelles plus miteuses de la capitale anglaise produisent un décor à la fois dépaysant et cohérent avec l’atmosphère trouble de Chandler. Winner réinterprète l’univers du romancier à travers un prisme british, tout en conservant la noirceur originelle du récit. Dans la version de Michael Winner, Philip Marlowe est un Américain resté en Angleterre après la Seconde Guerre mondiale, où il poursuit son activité de détective privé. Un riche général américain installé à Londres fait appel à lui : sa fille cadette est victime d’un chantage, des maîtres-chanteurs exigeant une forte somme en échange de photos compromettantes où elle apparaît nue. Mais l’affaire, en apparence simple, se révèle rapidement bien plus complexe. En suivant les pistes, Marlowe découvre que ce chantage est lié à une intrigue plus vaste, qui touche à la disparition mystérieuse du mari de la fille aînée, Charlotte (Sarah Miles). Peu à peu, toutes les pièces du puzzle convergent vers une même vérité trouble et dangereuse. Michael Winner suit le roman tout en reprenant une partie des dialogues de Raymond Chandler.

La mise en scène de Michael Winner se caractérise par un mélange de classicisme et de sécheresse typique du polar des années 1970. Il ne cherche pas à retrouver l’élégance feutrée du film noir hollywoodien des années 1940 — à l’exception de la devanture du Cheval Club, comme un clin d’œil isolé — et privilégie au contraire un réalisme plus âpre, parfois brutal. La lumière est frontale, dure, accentuant cette rugosité visuelle qui correspond parfaitement à son goût pour les ambiances nerveuses et les affrontements directs. Winner affectionne aussi les ruptures de ton : il passe sans transition de longues scènes dialoguées, où Mitchum impose sa présence tranquille et son ironie lasse, à des éclats de violence sèche, filmés frontalement. Accentuant parfois un jeu psychotique comme pour la sœur cadette. Il privilégie l’impact immédiat plutôt que la sophistication. À cette rugosité, Winner ajoute un versant plus élégant et ouvertement sexy, totalement assumé. Le choix des costumes témoigne d’une attention minutieuse : robes, chemisiers, nuisettes aux transparences suggestives — souvent sans soutien-gorge — participent à une esthétique érotisée qui traverse tout le film. Ce soin ne se limite pas aux trois actrices principales : il concerne aussi les seconds rôles, les apparitions furtives, jusqu’aux femmes visibles uniquement en photographie. Une sensualité diffuse, omniprésente, qui enveloppe l’ensemble du film.

Autour de Robert Mitchum, la distribution est véritablement quatre étoiles. Michael Winner reforme le couple que l’acteur avait composé avec Sarah Miles dans La Fille de Ryan (Ryan’s Daughter, 1970), le somptueux mélodrame de David Lean. Un autre comédien issu du même film, John Mills, rejoint également l’aventure. L’actrice américaine Candy Clark, révélée dans Fat City (1972) de John Huston puis dans American Graffiti (1973) de George Lucas, incarne ici la sœur délurée, instable, que Winner pousse à être la plus imprévisible possible. Installée à Londres, elle venait d’ailleurs de tenir le rôle de la femme « terrestre » de David Bowie dans L’homme qui venait d’ailleurs (The Man Who Fell to Earth, 1976) le film de Nicolas Roeg. Quant à Joan Collins, elle incarne une libraire dont le simple sourire semble capable d’allumer instantanément le flambeau du désir.

Richard Boone est l’une des grandes « gueules » d’Hollywood, toujours prêt à incarner les pires crapules avec un panache redoutable. Il s’en donne ici à cœur joie dans le rôle de Lash Canino — un nom absolument extraordinaire — et il vaut mieux ne jamais croiser son chemin. Descendant de Daniel Boone, pionnier légendaire de l’Amérique, il est devenu tout naturellement l’un des visages marquants du western. Ami de John Wayne, il partage l’affiche avec lui à plusieurs reprises, de Alamo (1960) jusqu’au crépusculaire Le Dernier des Géants (The Shootist, 1976). Souvent considéré comme un acteur au caractère difficile, il n’en possède pas moins une présence à l’écran absolument indéniable. Il est inoubliable dans Rio Conchos (1964), réalisé par Gordon Douglas. Boone ajoute d’ailleurs une autre corde à son arc : la réalisation. Il dirige plusieurs épisodes de la série télévisée Have Gun – Will Travel (1957 – 1963) et aurait même mis en scène une partie de La nuit du lendemain (The Night of the Following Day, 1969), polar noir interprété par Marlon Brando, Rita Moreno et Pamela Franklin. Le Grand Sommeil est l’un de ses derniers films : Boone disparaît prématurément en 1981, à seulement 63 ans. Ses scènes avec Robert Mitchum — notamment la fusillade — sont mémorables. Selon la légende, Boone et Mitchum, quelque peu éméchés, se seraient même tiré dessus… à balles réelles !

Oliver Reed, grand ami de Michael Winner, tourne ici son cinquième — et avant-dernier — film avec le cinéaste. Il se délecte visiblement de partager l’écran avec Robert Mitchum : leurs scènes communes comptent parmi les meilleures du film. Porté par ce duo, Winner retrouve même une énergie nouvelle, multipliant les cadres légèrement baroques et un montage plus nerveux que dans le reste du récit. Il saisit une véritable complicité entre Mitchum et Reed, une forme d’entente instinctive qui évoque presque une relation de filiation, comme si le trouble et la puissance contenus de Reed répondaient à la lassitude élégante de Mitchum. Aussi étrange que cela puisse paraître, James Stewart et Robert Mitchum ne s’étaient encore jamais donné la réplique. Immense acteur de l’âge d’or hollywoodien, Stewart devient, dans cette deuxième moitié des années 1970, un second rôle d’une élégance rare. Il venait de tourner dans Le Dernier des géants, western crépusculaire et ultime film d’une autre légende, John Wayne, et avait incarné le richissime propriétaire du Boeing dans le film catastrophe à casting cinq étoiles des Naufragés du 747 (Airport ’77, 1977). À 70 ans, Stewart éprouvait quelques difficultés à mémoriser ses dialogues dans Le Grand Sommeil, mais, en professionnel d’une rigueur exemplaire, il surmonta l’épreuve et livra une interprétation d’une grande dignité — créant avec Mitchum un face-à-face inédit et discret, mais chargé de cinéma.

Le désir de tourner avec Robert Mitchum permet à Michael Winner de compléter sa distribution par une série d’acteurs remarquables : Edward Fox, Harry Andrews, Colin Blakely ou encore Richard Todd, présents dans des rôles plus ou moins importants. On note même des apparitions quasi muettes, comme celle de Martin Potter, ancien Encolpio du Satyricon (1968) de Federico Fellini. Cette galerie de seconds rôles, tous impeccablement dirigés, renforce la texture du film et ancre Le Grand Sommeil dans une tradition de polar britannique riche en visages forts et en présences singulières. Le Grand Sommeil de Michael Winner, mal aimé lors de sa sortie, demeure un film estimable : inégal, certes, mais finalement très agréable. Oscillant entre tradition et modernité, entre film noir classique et polar des années 1970, il adopte une tonalité singulière : ni pastiche du film de Howard Hawks, ni trahison de l’esprit de Raymond Chandler, mais une relecture rugueuse et légèrement mélancolique. La présence massive, fatiguée et encore magnétique de Robert Mitchum porte le film. Ce Marlowe tardif, usé mais élégant, ancre le récit dans une atmosphère de crépuscule qui correspond parfaitement au titre et à la vision du Grand sommeil chez Chandler — un monde en train de s’éteindre, où les illusions tombent et où seuls demeurent la lassitude, l’ironie, et une forme de dignité fragile.

Fernand Garcia

L’édition combo de Le Grand Sommeil proposée par Éléphant Films est particulièrement soignée. Elle s’ouvre sur une présentation du film par Eddy Moine : « sans être un grand film, cette version de 1978 vaut quand même le détour ». Une introduction brève mais instructive qui replace efficacement le film dans son contexte (9 minutes). Le making of, intitulé On Location, offre une promenade sous la pluie sur les lieux de tournage en compagnie de Robert Powell, entrecoupée de souvenirs pour le moins savoureux de Michael Winner. À propos de Robert Mitchum, Winner confie : « c’était un acteur remarquable qui prenait son travail très au sérieux (…) Il connaissait son texte par cœur, mieux que n’importe qui (…) Une âme tourmentée, mais un acteur merveilleux » (14 minutes). On trouve également la featurette Mitchum débarque chez Marlowe, document promotionnel comprenant des images de tournage toujours intéressantes. Winner y affirme que son film est « le plus fidèle à Chandler jamais réalisé » (5 minutes). Le programme se complète par la bande-annonce d’époque (2 minutes) et par celles d’autres titres de la collection : Adieu ma jolie, La Bataille de Midway, Cérémonie secrète, trois films interprétés par Mitchum, ainsi que La Sentinelle des maudits, l’un des très bons films de Winner.

Le Grand Sommeil (The Big Sleep), un film de Michael Winner avec Robert Mitchum, Sarah Miles, Richard Boone, Candy Clark, Joan Collins, Edward Fox, John Mills, James Stewart, Oliver Reed, Harry Andrews, Colin Blakely, Richard Todd, Diana Quick, Martin Potter… Scénario : Michael Winner d’après le roman de Raymond Chandler. Musique : Jerry Fielding. Producteurs : Sir Lew Grade, Elliott Kastner, Jerry Bick et Michael Winner. Production : ITC Entertainment, Ltd. Royaume-Uni. 1978. 99 minutes. Couleur. Panavision. Format image : 1.78:1 Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et anglais Version française DTS-HD 2.0 (Blu-ray) et Dolby Audio 2.0 (DVD). Tous Publics